Le mouvement s’accélère. Même en étant très attentifs aux mobilisations qui enjoignent les responsables politiques à sortir enfin de leur apathie face aux menaces climatiques, on a un peu de mal à s’y retrouver. Youth for Climate, Students for Climate, Teachers for Climate, Workers for Climate…, il n’y plus une catégorie sociale qui, partant de son ressenti ou de son expertise, ne converge vers ce constat : on ne peut plus se contenter de belles paroles ou de demi-mesures face à l’urgence climatique. On a beaucoup parlé de l’appel alarmiste de 15.000 scientifiques mais savez-vous que près de 6.000 architectes, urbanistes et ingénieurs du bâtiment européens (surtout francophones) ont signé un Manifeste pour une frugalité heureuse qui, dans leur domaine de la construction dénoncent « un mode de développement obsolète » et préconisent des manières de bâtir bien plus économes.
En ce début mars, toutes ces coalitions se tournent vers la date du 15 mars ou aura lieu la Global Strike for Future, mobilisation mondiale lors de laquelle la Belgique tiendra sûrement très honorablement sa place.
La confluence des appels à la mobilisation du 15 mars pour exiger la préservation du climat permet de saisir comment s’articulent les nuances de vert, rouge, jaune qui se mélangeront ce jour-là. Illustrons ce tableau à partir de trois appels.
Les jeunes ouvrent le bal
Les marches des jeunes qui, chez nous, se répètent avec constance depuis quelques jeudis, ont attiré l’intérêt des médias vu l’importance des mobilisations. Puisque c’est à l’initiative de la jeune Suédoise Greta Thunberg[1] que le 15 mars 2019 a été retenue comme date[2] d’une action mondiale, il est logique l’appel des jeunes de Youth for Climate[3] soit largement relayé. Si Greta ose dire qu’elle veut que les (ir)responsables politiques aient peur, l’appel des jeunes Belges veut, lui, leur faire h
Extraits de l’appel de Youth for Climate Le 15 mars, grève mondiale pour l’avenir ! Un appel à tous : jeunes, parents, grands-parents En 2015, à Paris, nos gouvernements se sont engagés à protéger notre futur en gardant le réchauffement climatique en-dessous des 2° C, et ce de façon juste aux niveaux social et climatique. 3 ans plus tard, notre futur semble plus sombre que jamais (…) Et tout cela car les adultes d’aujourd’hui se fichent de demain. Ils volent notre avenir sous nos yeux ! Les adultes ne sont pas assez mûrs pour nous dire ce qu’il en est réellement et ce sont donc les jeunes qui doivent le faire ! Pourquoi devrions-nous étudier pour un avenir qui ne sera pas si personne ne fait rien pour le sauver ? Quel est le sens d’apprendre des faits si les faits les plus importants ne signifient clairement rien pour notre société ? Quel est le sens de l’éducation si nos gouvernements n’écoutent pas les personnes éduquées? (…) Si les adultes ne sont pas capables de nous donner la preuve qu’ils agissent, ils doivent être honnêtes, et admettre leur échec et se joignent à notre grève ! Sans cette preuve, tous les adultes honnêtes se joindront à notre grève le 15 mars. Dites aux adultes de soutenir notre grève, dites-leur de nous rejoindre, dites-leur que vous avez besoin d’eux pour avoir une chance de survie dans le futur ! Depuis 40 ans déjà, toutes les couleurs politiques sont en train de perdre la guerre contre le changement climatique. Maintenant, il reste peu de temps pour réduire la sévérité du désastre ! |
Le monde associatif n’est pas en reste
Se souvenant sans doute du succès de l’alliance D19-20 qui a vu plus de 100 organisations belges (syndicats, associatif environnemental, social, nord-sud, paysan, de santé…) s’unir pendant près de 3 ans pour faire de nos régions le symbole de la résistance aux très néfastes traités de libre-échange, l’associatif est évidemment partie prenante de la mobilisation. Même si on en parle moins, il se réunit depuis pas mal de temps sur la question climatique, notamment au travers de la Coalition Climat qui unit à ce jour 62 associations membres, néerlandophones comme francophones. La Coalition annonce « Climat : mars le mois de vérité » et l’on sent clairement que dans son appel pour le 15 mars n’entend pas séparer les luttes pour le climat des luttes sociales. Déjà 84 organisations ont apporté leur approbation à cet appel à la grève.
Extraits de l’appel de l’associatif belge Le 15 mars, nous serons en grève pour le climat. (…) Nous voyons déjà les premiers effets du changement climatique. Pour prévenir l’amplification de ces désastres, il est urgent de réduire drastiquement nos émissions de CO2 et de ne pas dépasser un réchauffement de 1,5°C. Pourtant, les réponses des responsables politiques se font attendre. Depuis début janvier, la jeunesse belge fait grève tous les jeudis pour le climat. Aujourd’hui, elle est à l’avant-garde du mouvement mondial pour le climat. Elle nous offre une opportunité historique de créer un mouvement suffisamment fort que pour transformer nos sociétés sur base de la justice climatique et sociale. (…) En Belgique, les jeunes invitent l’ensemble de la société à leur emboîter le pas. Des centrales syndicales, des académiques, de nombreux professeurs soutiennent déjà cet appel. En tant qu’actrices et acteurs de la société civile et des mouvements sociaux, il est de notre responsabilité de répondre à l’appel des jeunes et d’œuvrer pour un printemps social et climatique ! Nous rejoindrons les manifestations. (…) Elles sont autant de possibilités de participer concrètement à ce grand mouvement planétaire. En soutenant l’appel des jeunes à la grève, nous rappelons que l’Etat et les puissances économiques portent la responsabilité de l’(in)action climatique. (…) Un premier pas pour la Belgique serait de se doter d’une loi climat ambitieuse qui fixe le cap des objectifs de la politique climatique. Nous revendiquons une transition écologique fondée sur un juste partage des richesses et des ressources afin de garantir une vie digne pour tou∙te∙s. |
Début de dialogue
Il est urgent de se mobiliser pour demander aux politiques de se bouger enfin. Mais certains vont plus loin et, au-delà des exhortations à « sauver la Planète », imaginent quelles pourraient être les convergences entre le cri d’alarme de la jeunesse et les plus anciennes réflexions de ceux qui œuvrent depuis pas mal de temps pour une convergence de l’écologie politique et des mobilisations sociales.[4] Leur texte, bien argumenté, a été accepté comme carte blanche par Le Vif. Nous en reprenons certains paragraphes signifiants où s’esquisse un dialogue entre mouvement syndical et mouvement climatique.
Extraits de la réflexion de personnalités Qu’est-ce qui est le plus important la vie ou le salaire? Y aura-t-il encore de l’emploi sur une planète morte? Le dérèglement climatique et la destruction de l’environnement surdéterminent désormais toutes les luttes syndicales. Inversement, les syndicats doivent intégrer comme une seule et même lutte l’écologie et la justice sociale et peser de toutes leurs forces pour réaliser la transition sociétale exigée par le mouvement climatique. Les différentes composantes syndicales ont répondu [aux appels à la grève pour le climat] de manières diverses. Certaines centrales comme la Centrale Générale de la FGTB et la CNE ont déposé un préavis de grève ou couvriront leurs membres. Mais ni la FGTB ni la CSC ni la CGSLB, tout en soutenant la mobilisation et en appelant à la rejoindre, n’ont souhaité lancer une grève générale le 15 mars. Ce qui a fortement déçu certains jeunes marcheurs et suscité l’incompréhension d’une partie du mouvement climatique. Au-delà de ces appels à la grève, la question est de savoir si chaque composante de la société se hisse aujourd’hui à la hauteur de l’effort “adéquat” face à une menace existentielle. Pour les partis, gouvernements, pouvoirs publics, fédérations d’entreprises, syndicats, associations et groupes citoyens, “ne rien faire” pour rester dans le déni, “faire un petit peu” pour se donner bonne conscience et “faire beaucoup” pour pouvoir se féliciter et donner des leçons, restent trois attitudes insuffisantes. Car le dérèglement climatique étant déterminé par les lois de la physique, seule la volonté “d‘en faire assez” est satisfaisante. (…) C’est vrai, les jeunes ne connaissent pas bien les syndicats… “Les jeunes comprennent-ils la réalité syndicale? Ont-ils conscience de la signification d’une grève générale, de son coût? Ont-ils conscience des impacts de la transition sur l’industrie et l’emploi?” Oui, mais avons-nous bien compris l’urgence climatique et environnementale? Avons-nous bien conscience de la signification d’une planète-étuve et de son impact sur l’industrie et l’emploi? Qu’est-ce qui est le plus important: la vie ou le salaire? Y aura-t-il encore de l’emploi sur une planète morte? Dans une des économies parmi les plus riches du monde, ne doit-on pas ajouter la question du plafond environnemental à celle du plancher social quand on discute de pouvoir d’achat? “Ne dites pas aux syndicats ce qu’ils doivent faire et comment, ne nous faites pas la morale, et ne nous donnez pas de leçons. Les syndicats ont fait énormément pour l’environnement et le climat depuis 30 ans, et continuent à s’investir énormément.” Oui, mais alors pourquoi les émissions continuent-elles d’augmenter? Ne faut-il pas changer d’urgence de stratégie face à cet échec sociétal collectif, alors que les rapports du GIEC s’accumulent depuis 30 ans ? Comment les syndicats peuvent-ils faire bénéficier le mouvement climatique, les jeunes en particulier, de 150 ans d’expérience victorieuse de la lutte collective en matière sociale ? “Il ne faut pas casser la courroie de transmission avec le mouvement climatique, les syndicats sont de gros navires qui virent lentement. Certaines composantes syndicales ont encore du mal à intégrer la lutte environnementale dans leur action.” Mais alors que faire pour que cette courroie de transmission tourne plus vite face à l’urgence climatique ? Comment convaincre l’ensemble des composantes syndicales de l’urgence climatique? Comment abandonner sans regrets l’économie à base d’énergie fossile, le productivisme, le matérialisme, l’accent mis sur le pouvoir d’achat quantitatif, pour rediriger la lutte syndicale vers une production et une consommation limitées, locales, durables, qualitatives, une redistribution des ressources et un accent sur la qualité de vie et le bien-être ? “La mission des syndicats est de lutter d’abord pour les travailleurs, l’emploi, les conditions de travail, le salaire, les pensions et la santé, et par ailleurs de s’occuper de l’environnement.” Oui, mais quid si le rapport de force historique capital versus travail sortait progressivement du cadre auto-institué par le capitalisme, pour se réorganiser principalement, sous la pression des limites de la planète, entre ceux qui veulent vivre versus les adeptes du statu quo? Comment intégrer les limites de la planète et redéfinir les termes de la lutte syndicale, dont la pensée trouve ses racines aux XIXe et XXe siècles ? Comment prendre acte du fait que le dérèglement climatique et la destruction environnementale, si on examine leurs conséquences, deviennent les plus grandes menaces au bien-être social et humain au XXIe siècle ? (…) Jeunes et moins jeunes, jamais nous ne pourrons être assez reconnaissants de 150 ans de luttes syndicales pour nos acquis sociaux. Plus que jamais aujourd’hui, nous avons besoin des syndicats pour défendre ces acquis sociaux. Jamais cependant l’Humanité n’a fait face à une menace plus urgente et plus grave à l’encontre de nos conditions de vie. Nous pensons qu’il n’y aucune contradiction entre la lutte syndicale historique, revendicative, immédiate, et la lutte politique, urgente, mais de longue haleine, pour l’enjeu existentiel du climat et de l’environnement. L’alignement des intérêts de la société civile et des syndicats est total. Alors nous ne pourrons nous satisfaire que de l’union de toutes les forces du mouvement syndical et du mouvement climatique. (…) Que peuvent et que doivent encore faire les syndicats ? Rencontrer les jeunes pour le climat ? Renforcer leur action au sein du mouvement climatique ? Peser de toutes leurs forces pour la grève mondiale pour le climat du 15 mars ? Être prêts à faire grève au finish pour le vote de la loi spéciale climat ? Exiger des prochaines majorités qu’elles fassent de la transition sociétale leur première priorité ? Il n’appartient qu’aux syndicats eux-mêmes d’y répondre. Un grand pouvoir implique une grande responsabilité. La grève générale est un symbole fort dans l’histoire syndicale, et un geste coûteux pour les caisses des syndicats. Oui, mais l’enjeu climatique est une menace existentielle pour nous tous, qui nous coûtera beaucoup plus cher, éventuellement la vie, les jeunes l’ont bien compris. Cette semaine, afin de dissiper les doutes, peut-être les syndicats doivent-ils prendre la peine d’expliquer au grand public pourquoi la grève générale n’est pas possible ou pas une bonne idée ou pas la meilleure idée pour défendre notre climat et notre environnement. Et changer d’avis avec grâce le cas échéant ! Les syndicats ne doivent pas se vexer: les scientifiques et les jeunes ont peut-être appelé à la grève pour le climat sans connaître toutes les subtilités de ce mode d’action syndicale, en ignorant leur stratégie générale pour le climat. Mais ils doivent aussi se réjouir, car ces appels sont autant d’hommages à la lutte historique des syndicats, facteur de progrès depuis 150 ans dans notre pays. Nous savons tous que sans les syndicats, il n’y aura pas de transition sociétale. C’est pourquoi les syndicats et le mouvement climatique peuvent et doivent encore faire converger davantage leurs forces pour exiger et obtenir des politiques suffisantes face au dérèglement climatique ! |
Émergence d’un mouvement social ?
Dans une dizaine de chroniques publiées à ce jour, le professeur émérite en sociologie de l’UCL, Guy Bajoit, tente une définition actualisée des rapports de force dans nos sociétés capitalistes avancées. Il y plaide notamment pour l’émergence d’un mouvement social suffisamment puissant pour nous sortir des impasses environnementales et sociales engendrées par le néolibéralisme. Dans sa 9ème chronique, Guy Bajoit écrit : « Promouvoir un mouvement social, c’est toujours construire un « nous » (une solidarité entre des « je »), qui s’engage dans un échange conflictuel contre un « eux » (un adversaire), au nom d’un bien collectif, d’un « enjeu », et qui met en œuvre certaines « méthodes » efficaces de lutte ». Il semble bien que les appels et prises de position ci-dessus révèlent que se mettent en place les conditions de départ de la création d’une large alliance des secteurs de la société qui souhaitent œuvrer à la promotion d’un avenir digne pour toutes et tous.
Alain Adriaens
[1] Greta semble avoir choisi la Belgique comme quartier général vu sa proximité avec Anuna De Wever et Adélaïde Charlier.
[2] La Belgique se ralliera au vendredi qui est le jour de mobilisations étudiantes dans le reste du monde.
[3] Youth for Climate co-organise l’événement belge avec Génération Climat, Students for Climate Saint-Louis, Students For Climate – ULB, Students For Climate VUB et School For Climate Belgium.
[4] Déjà, le 27 novembre avait été proposée une grève pour le climat, hélas très peu suivie.