Nous vivons des temps obscurs et sombres. Bien entendu, le plombeur d’ambiance qu’est le Coronavirus y est pour quelque chose : pour beaucoup d’entre nous, l’année 2020 restera comme celle où il a fallu vivre confiné, rester enfermé chez soi, ne plus voir ses amis, être obligé de porter un masque dans la rue et se tenir à distance des gens qu’on aime. L’horreur intégrale. Autant de choses auxquelles nous ne sommes pas habitués. Autant de choses auxquelles nous ne voulons pas nous accoutumer. Car la vie, ce n’est pas ça.
La vie, c’est aimer, recevoir, donner, rencontrer, découvrir, voyager, faire des rencontres, flâner sans penser à rien, la vie c’est échanger des points de vue, des mots, des impressions, des sentiments, des baisers, des gestes de tendresse, des élans d’amitié, et une foule d’autres choses qui nous donnent envie de nous lever le matin et la satisfaction de nous coucher le soir venu.
Pourtant, ce bonheur simple échappe à une multitude de personnes qui s’échouent de diverses manières sur les récifs de l’existence. Pour certains, le quotidien rime avec solitude, déprime ou angoisse de n’avoir personne sur qui compter. Pour d’autres, il s’enlise dans la pauvreté, un logement insalubre, des factures impayés et pas un rayon de lumière financière en vue pour échapper à un avenir morose, lugubre, incertain… Victimes d’accident ou de maladie, d’autres doivent faire le deuil de leur santé, endurer des douleurs chroniques, s’habituer à être handicapé ou marcher à pas forcés vers le néant de leur disparition imminente. Si l’on est proche du malade, si l’on aime celle qui dépérit de jour en jour, si l’on estime celui qui s’amenuise inéluctablement, la douleur est atroce et le choc terrible…
EXCEPTIONNELLEMENT,
ET EN SOUTIEN À JULIAN ASSANGE,
NOUS METTONS L’ENTIÈRETÉ DE CET ARTICLE EN ACCÈS LIBRE.
Cependant, afin d’informer librement, nous avons plus que jamais besoin de votre aide.
Vous souhaitez soutenir une presse libre, sans publicité, qui ne dépend que de ses lectrices et lecteurs ?
Abonnez-vous à www.pour.press
Dans tout ce flot de malheurs, il en est de nombreux impossibles à éviter. Vivre, c’est être confronté aux hasards parfois cruels de l’existence qui, à tout moment, peut nous enlever ce qui est le plus cher à nos cœurs. Toutefois, de nombreux malheurs n’ont rien à voir avec la malchance ou la fatalité. Ils résultent plutôt de la manière dont nos sociétés se structurent, des priorités qu’elles se donnent et des problèmes que cela engendre.
De nos douleurs collectives
Parmi les responsables du malheur d’autrui, il y a bien évidemment les collectifs criminels tels que les dictatures politiques, les groupes terroristes et les réseaux mafieux privés. La torture et l’assassinat font partie intégrante de leurs méthodes usuelles pour terroriser les foules et empêcher leurs opposants de s’organiser. Mais d’autres collectifs, publics comme privés, ayant pignon sur rue, parfois même très renommés, ont aussi des choses à cacher : il peut s’agir d’États, d’empires marchands, d’institutions religieuses… Au grand jour, tous veillent bien entendu à maintenir la façade de leur attachement indéfectible aux règles démocratiques. Mais qu’on creuse un peu sous la couche de vernis officiel, qu’on sonde avec application sous les lambris des discours médiatiques bien lissés, et c’est tout un petit monde d’activités retorses et d’entorses illégales qui s’ouvre sous nos yeux.
Ainsi, les empires marchands adorent déballer avec ostentation leurs spots publicitaires vantant leurs marchandises destinées à envahir les moindres interstices de nos vies. Mais c’est avec discrétion, loin des regards publics, qu’ils activent leurs nombreux réseaux (académiques, médiatiques, scientifiques, politiques) pour façonner un monde où tout leur est permis : marcher sans vergogne sur la tête des travailleurs, ne plus verser d’impôts sur les bénéfices, mentir sur la toxicité des substances avec lesquelles ils fabriquent leurs produits, polluer en catimini les écosystèmes, retarder des mesures politiques ambitieuses contre le réchauffement climatique, etc.
De l’Union européenne et de ses États membres, les empires marchands obtiennent notamment des réformes législatives faisant orbiter nos sociétés autour de leurs valeurs préférées : profits, rentabilité, compétitivité… Inéluctablement, cela permet à certains groupes sociaux (comme les actionnaires et les dirigeants d’entreprises florissantes) d’en dominer d’autres tels ces travailleurs sans qualification endurant des conditions de travail démentes par peur d’être licenciés, ou encore ces frêles indépendants broyés par l’un ou l’autre empire marchand ne souffrant aucune concurrence sur ses plates-bandes. C’est pourquoi certaines personnes endurent des boulots ingrats et mettent leur santé en danger pour des salaires misérables, quand d’autres épuisent leur confiance en eux à force de frapper vainement aux portes d’un marché du travail en forme de goulet d’entonnoir (beaucoup de chercheurs d’emplois en surface, mais très peu d’emplois corrects à pourvoir).
Mais le pire du pire se passe souvent ailleurs. Sous des cieux exotiques. Dans des contrées lointaines, là où les empires marchands et les gouvernements occidentaux s’épaulent mutuellement pour obtenir ce qu’ils convoitent avidement. Au XXe siècle, on ne compte plus les coups d’État orchestrés par des puissances impériales (démocratiques ou non) préférant de loin un dictateur corrompu et des populations locales dociles, plutôt qu’avoir à négocier démocratiquement un prix loyal (forcément onéreux) pour accéder à des matières premières ou des ressources énergétiques lointaines… Déclencher une guerre, financer des milices privées ou éliminer des militants locaux fait donc partie de l’arsenal utilisé par certains collectifs officiels (états-nations comme multinationales) quand il s’agit d’imposer des dirigeants politiques véreux et des projets économiques douteux à des populations qui n’en veulent pas.
Lanceurs d’alerte : gardiens de la démocratie
Bien entendu, cela fait des victimes (malades, meurtris, blessés, morts) qui se multiplient et se noient dans un océan d’indifférence quasi-générale. Les morts anonymes ne font guère pleurer dans les chaumières, et la discrétion de leurs bourreaux leur évite généralement d’avoir des comptes à rendre à la justice ou à l’opinion publique. Heureusement, il arrive que des personnes courageuses, mises au courant des faits d’une manière ou d’une autre, révèlent au grand jour les pratiques criminelles ou illégales dont sont coupables certains collectifs officiels.
Ces lanceurs d’alerte sont en quelque sorte les gardiens de nos démocraties : pendant que tout le monde vaque à ses affaires personnelles, eux veillent au grain en dénonçant les actes délictueux de collectifs officiels. Grâce aux lanceurs d’alerte, des crimes qui resteraient impunis sont portés à la connaissance de l’opinion publique et donnent parfois lieu à des procès en justice. Mais l’on s’en doute, défier de puissantes institutions ayant une renommée à défendre et des choses à se reprocher n’est pas sans risques. Il faut un mélange de courage, de convictions et de témérité aux lanceurs d’alerte pour endosser le rôle du pot de terre faisant face à d’ignobles gros pots de fer.
Julian Assange en sait quelque chose : depuis 2006 et le lancement du site WikiLeaks, il a placé sous la lumière des projecteurs numériques d’innombrables informations transmises par toutes sortes de lanceurs d’alerte. Tour à tour, il a publié des documents dénonçant la corruption politique, le viol des droits humains, les pratiques d’évasion fiscale ou encore les ravages de pollutions provoquées par des collectifs (États-nations et firmes privées) ayant pignon sur rue. Au cours des premières années d’existence de WikiLeaks, quand le site se focalisait sur les méfaits orchestrés par des États-voyous, le monde politique américain faisait plutôt les yeux doux à Julian Assange… alors présenté comme un archange de la liberté d’expression et un défenseur des droits humains.
Mais voilà : un beau jour, WikiLeaks[2] s’est mis à publier des informations de première main sur les guerres menées par les États-Unis en Irak et en Afghanistan, révélant au passage des bavures conduisant à la mort de civils innocents. Bavures dont le gouvernement américain n’avait évidemment jamais dit un mot…, jusqu’à leur publication dans de grands journaux internationaux (The Guardian, The New York Times, Der Spiegel, El País…) avec lesquels Julian Assange noua, tant bien que mal, des accords pour traiter l’incroyable masse d’informations brutes reçues sur les serveurs de WikiLeaks1. Grâce à ce partenariat avec des journaux renommés, les informations brutes transmises à Julian Assange se sont métamorphosées en autant d’histoires compréhensibles par l’opinion publique.
Du jour au lendemain, Julian Assange est devenu aussi riche et célèbre qu’une rock star internationale…, devant toutefois surveiller ses arrières et redoubler de vigilance. Revisitant son jugement initial, la classe politique américaine le considère désormais comme un ennemi public à faire taire au plus vite. Ce qui est déjà largement gagné, vu l’état déplorable dans lequel se trouve Julian Assange au terme de plusieurs années d’harcèlement incessant…
La liberté de la presse sur le banc des accusés
Lorsqu’une plainte pour agression sexuelle est déposée contre lui en Suède par une jeune femme[3], Julian Assange ne tente de se soustraire ni à la police, ni à la justice suédoise. Il répond favorablement aux convocations de la police locale, avant d’être autorisé à quitter le pays. Finalement, il est à Londres lorsque la Suède émet une demande d’extradition à son encontre. Prêt à accepter cette extradition, Julian Assange ne réclame qu’une seule condition préalable : la Suède doit s’engager à ne pas l’extrader plus tard vers les Etats-Unis, où il risque un procès purement politique. Malgré trente demandes répétées par les avocats d’Assange au cours des années suivantes, la Suède refusera obstinément d’offrir cette garantie (laissant entrevoir une instrumentalisation possible de l’Oncle Sam derrière la plainte initiale pour agression sexuelle[4]). La suite de l’histoire est connue : pour échapper à un procès politique aux Etats-Unis, Julian Assange court se réfugier dans l’ambassade d’Equateur à Londres.
Il va y vivre confiné durant sept années.
Sept années sans goûter à la liberté…
Sept années sans voyager…
Sept années sans être libre de flâner l’esprit au repos…
Sept années à être espionné par des dispositifs électroniques (connectés à la CIA) discrètement mis en place dans l’ambassade d’Équateur…
Sept longues années passées sans vraiment vivre et qui se concluent brutalement quand un changement de cap politique en Équateur conduit à l’expulsion hors de l’ambassade de Julian Assange (manifestement mal en point physiquement et psychologiquement) en avril 2019. Depuis lors, Julian Assange croupit dans une prison de haute sécurité anglaise, dans l’attente du verdict qui décidera (ou non) de son extradition vers les États-Unis.
Si la justice anglaise se range aux arguments du grand frère américain, c’est une caricature de procès qui attend Julian Assange aux États-Unis : son procès se tiendra à huis-clos, reposera sur des preuves classées « secret défense », et aura pour jury la population locale de la ville d’Alexandrie (en Virginie) où 85% des gens travaillent dans les services de sécurité nationale (CIA, NSA, Département de la Défense, etc.). Au terme de cette parodie de justice, Julian Assange pourrait être condamné à un total de… 175 années de prison[5] ! Qui plus est, Julian Assange n’est pas tout seul sur le banc des accusés, car si le couperet d’une condamnation inique devait tomber sur sa vie, c’est aussi la liberté de la presse et la protection des lanceurs d’alerte qui sombreraient avec lui. Au fond, c’est l’enjeu du procès : faire taire des voix dissidentes révélant la face cachée de puissants collectifs à la renommée établie, qui veulent pouvoir se salir les mains en leurrant et en mentant sciemment à l’opinion publique. Bref, lorsque la justice anglaise décidera ou non d’extrader Julian Assange vers les États-Unis, c’est aussi le sort de certaines libertés fondamentales (à commencer par la liberté de la presse) qui sera sur la sellette.
C’est la raison pour laquelle de nombreuses organisations et personnalités ont décidé de soutenir officiellement Julian Assange. C’est notamment le cas d’Amnesty International qui lui dédie une pétition appelant à sa libération. D’autres sites de soutien belges, français et anglais ont également vu le jour. On peut y trouver nombre d’informations complémentaires comme des articles de fond ou des rendez-vous de mobilisation liés à l’agenda judiciaire. Or, la procédure d’extradition reprend à Londres dès ce 7 septembre.
Si l’on veut être solidaire avec Julian Assange, si l’on veut protéger le droit d’informer et d’être informé sur les activités illégales de collectifs respectables ayant pignon sur rue, c’est maintenant qu’il faut se bouger… Plus tard, ce sera trop tard !
Bruno Poncelet[1]
Sources
David Leigh & Luke Harding, Julian Asssange et la face cachée de WikiLeaks (La fin du secret), Original books, 2011.
Guillaume Ledit & Olivier Tesquet, Dans la tête de Julian Assange, Solin/Actes Sud, 2020.
Article : interview de Nils Melzer (Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture), Le Cri des Peuples, 24 février 2020.
[1] Bruno Poncelet, auteur de nombreuses chroniques sur POUR.press travaille au CEPAG, Centre d’éducation populaire André Genot, pour lequel il vient de publier ce texte qui fait le point sur les menaces qui pèsent sur Julian Assange, ce lanceur d’alerte traqué par les États-Unis.
[2] Les informations militaires transmises à Wikileaks contenaient notamment des milliers de pages reprenant exclusivement des abréviations et des statistiques liées aux combats (morts, blessés, etc.). Le travail des journalistes concernés par l’accord avec Julian Assange a donc consisté à vérifier la crédibilité des documents reçus, puis à transformer ces milliers d’informations brutes en une histoire compréhensible par le commun des mortels, en veillant par ailleurs à ne pas mentionner des noms ou des faits pouvant mettre la vie de certaines personnes (agents secrets, informateurs locaux, etc.) en danger.
[3] Julian Assange et la jeune femme avaient des relations sexuelles consenties, mais celle-ci lui reproche d’avoir profité de son sommeil pour la pénétrer, qui plus est sans préservatif.
[4]Selon Nils Melzer (Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture), il n’y avait initialement aucune plainte pour viol mais une simple demande, à la police suédoise, de savoir s’il était possible de contraindre Julian Assange à effectuer un test de dépistage du sida. La police suédoise aurait ensuite tout fait pour transformer cette demande initiale en double plainte pour viol (par deux femmes ayant eu des rapports sexuels consentis avec Julian Assange, mais qui lui auraient reproché le non-emploi du préservatif). Quoi qu’il se soit passé entre Julian Assange et ces deux femmes, les plaintes ont aujourd’hui été abandonnées faute de preuves.
[5] Par comparaison, des criminels de guerre en Yougoslavie (reconnus coupables) ont été condamnés à des peines moyennes de 45 ans de prison.