Indépendamment du caractère illégal de la production et la consommation de drogues, les textes précédents nous ont montré que le narcotrafic obéissait in fine aux mêmes logiques que d’autres produits traditionnels. Les espaces consacrés à la culture de plantes destinées à être transformées en stupéfiants ne s’inscrivent-elles pas dans la logique de plantations augurée par les colons européens sur le continent américain? Le profit qui est en tiré ne provient-il pas du contrôle de voies commerciales entre des pays producteurs et consommateurs? Les cartels de la drogue sont-ils si différents des grandes multinationales de l’agrobusiness ou des secteurs minier et pétrolier?
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Au contraire, les produits stupéfiants s’intègrent parfaitement (au point de constituer un cas d’école?) à la mondialisation telle qu’elle est promue et organisée depuis plusieurs siècles, à savoir de façon à donner le maximum de libertés aux grands groupes (financiers, industriels, miniers, énergétiques, agricoles, etc.) et à supprimer les entraves à la circulation des biens, des services et des capitaux. Le paradoxe, qui n’est qu’apparent, est donc le suivant: plus la législation anti-drogue est stricte, moins le marché est régulé et donc se rapproche de l’idéal néolibéral (absence de droits du travail, liberté totale pour les employeurs, flexibilisation à outrance de la main d’œuvre, absence de cotisations sociales, etc.). Le narcotrafic n’est rien d’autre que le reflet grossissant d’un capitalisme débridé et de ses conséquences.
Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment les bénéfices astronomiques du secteur se retrouvent à alimenter une économie en manque de croissance via l’intermédiaire de structures tout à fait officielles.
Derrière la poudre, des dollars
Le cas de la banque HSBC est emblématique. Fondée dans le sillage des deux guerres de l’opium par un commerçant écossais spécialisé dans l’importation de cette drogue, la Hong Kong and Shanghai Banking Corporation a dès le départ été un instrument de la politique coloniale britannique en Asie. Un siècle en demi plus tard, la banque collabore avec les cartels mexicains et colombiens dans le blanchiment de 881 millions de dollars, malgré les avertissements de différentes agences du gouvernement des États-Unis. L’institution bancaire s’en est sortie avec une amende d’1,9 milliards de dollars, l’équivalent d’une semaine de recettes[2].
Plus proche de nous, la célèbre entreprise Mckinsey a été condamnée aux États-Unis à une amende de 573 millions de dollars pour son rôle dans la crise des opioïdes, ces substances promues via des stratégies marketings agressives et particulièrement efficaces, notamment conseillées par ce cabinet de conseil. Comble du cynisme, le nombre d’overdoses a même été anticipé en vue d’une anticipation d’indemnisations[3]. Décidément, comme le souligne Roberto Saviano, «les affaires illégales sont des affaires comme les autres»[4].
Cet adage n’est sans doute pas aussi bien compris que par les nombreux paradis fiscaux, véritables «réceptacles de fonds issus du trafic de drogue»[5]. Même si ici l’objectif est moins d’échapper à l’impôt que de réinsuffler l’argent dans l’économie légale pour pouvoir en profiter[6]. Le mode opératoire est classique et passe par des commerces brassant d’importantes sommes en argent liquide (restaurants, snacks, casinos, night shops…); des institutions financières et des pays peu regardants sur l’origine des fonds investis et/ou favorisant la création de sociétés écrans; et enfin le réinvestissement de l’argent dans l’économie réelle. Dans l’immobilier de luxe par exemple. C’est ainsi que depuis quelques années, Dubaï hébergerait de nombreux trafiquants notoires et, par la même occasion, leur fortune arrosant l’économie de l’émirat.
Et la drogue sauva l’économie…
Il est compliqué, voire impossible de mesurer l’importance des fonds issus du narcotrafic dans l’économie d’un territoire. Il n’en reste pas moins que des millions de dollars blanchis dans une zone géographique donnée se retrouvent indéniablement à acheter des produits de luxe, financer des infrastructures et des projets immobiliers. Ce qui fournit d’importants débouchés pour les entreprises locales et des revenus pour les autorités municipales. Un bel exemple de «solution spatiale»[7] chère à David Harvey. En effet, selon lui, «on peut, au moins de façon temporaire, remédier aux crises de suraccumulation par des déplacements temporels (projets à long terme comme des grands travaux publics) ou par une solution de mise en espace, consistant à disperser ou à exporter les excédents de capital et de travail dans des espaces nouveaux et plus rentables»[8].
Le cas de Miami est emblématique. Ville balnéaire ennuyeuse jusqu’aux années 1980, le rôle de la Floride dans l’acheminement de cocaïne sud-américaine a propulsé la ville sur le devant de la scène internationale avec un développement économique sans précédent axé autour du monde la nuit, de la consommation ostentatoire (voiture, montres, œuvres d’art, etc.), du tourisme balnéaire et de l’immobilier. John Roberts, ancien trafiquant, affirme sans ambages que «c’est sur l’argent de la drogue que s’est construit l’immobilier de Miami»[9].
L’influence du narcotrafic sur l’économie réelle se matérialise également à l’échelle nationale puisque la drogue représente d’importants revenus d’exportation pour de nombreux pays. Au point que certains bénéficient de la peu glorieuse appellation de narco-États, à savoir des pays «dont les institutions légitimes ont été pénétrées par le pouvoir et la richesse issus du trafic de drogue»[10]. Si la Syrie des Assad, le Mexique, la Colombie, l’Afghanistan ou le Myanmar rentrent aisément dans cette catégorie, l’explosion du trafic fait craindre un allongement de la liste avec des pays au sein desquels les trafiquants ont de plus en plus d’influence sur le fonctionnement judiciaire et institutionnel.
Sans aller jusque-là, la décision de plusieurs pays européens d’intégrer les revenus du trafic de drogue dans leur PIB est significative de l’importance que ce secteur à prise dans l’économie. Commentant cette décision, la Banque nationale belge fait au moins preuve de franchise en considérant cette décision logique, «les activités illicites visées étant des activités économiques. Si on veut un indicateur reflétant au mieux la réalité, il faut donc les intégrer»[11].
La lutte des classes au cœur des cartels
Si le narcotrafic est un secteur comme un autre, l’analyse du cycle de production et de consommation des drogues les rapproche de bien d’autres marchandises légales. La matière première y est majoritairement cultivée par des paysans désœuvrés, souvent sans terres, et vendues à un prix très bas. Cette matière passe ensuite par différents processus de transformation et de manutention (raffinage, fabrication, entreposage, empaquetage, transport), autant d’étapes au sein desquelles règnent une véritable division du travail ainsi qu’une extorsion de la plus-value de ces petites mains. Dans son enquête sur les petits producteurs de pavot au Mexique, l’anthropologue Adèle Blazquez résume: «l’externalisation des coûts et les profits tirés de la précarisation, deux éléments de cette organisation productive, montrent de fortes similitudes avec les pratiques néolibérales récentes (…). Dans le trafic de drogues comme ailleurs, le rapport de sous-traitance repose sur une illusion d’autonomie des travailleurs et le mirage d’une sortie de la précarité»[12].
À la manière d’autres secteurs légaux, le bas de l’échelle de valeurs se caractérise par une extrême précarisation (les paysans dans les pays producteurs, les mules pour le transit, les dealers de rue et les guetteurs dans les pays consommateurs)[13] associée à une forte flexibilisation puisque l’offre doit constamment s’adapter aux contraintes liées au caractère illégal du marché (politiques plus ou moins répressives, obstacles au transport, accroissement des contrôles, etc.). Et ce quand le haut de la hiérarchie voit un amassement de fortunes indécentes, entretenu par une insertion dans l’économie globalisée permettant de jouer sur les différences entre territoires (en matière de législations, d’infrastructures et/ou d’importance d’un marché pour accroître ses revenus mais aussi pour les sécuriser).
En résumé, si le narcotrafic est une activité peu commune, il partage malgré tout son unique objectif avec la logique capitaliste: accumuler un maximum de profits et en réinvestir une partie afin d’accroître son taux de rentabilité. Il constitue donc «une des activités qui semblent le mieux s’adapter à la mondialisation de ces dernières décennies, mettant à profit les inégalités sociales ou les disparités spatiales pour se développer à l’échelle planétaire»[14].
En d’autres termes, résoudre les innombrables problèmes que pose le trafic de drogue ne pourra se faire sans combattre les déséquilibres socio-économiques entre mais aussi au sein des pays.
Renaud Duterme,
5 février 2025, géographe, Arlon.
Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
[1] Alain Bihr, La préhistoire du capital. Le devenir-monde du capitalisme, Lausanne, Page Deux, 2006, p. 139.
[2] Éric Toussaint, Bancocratie, Bruxelles, Aden, 2014, chapitre 23.
[3] https://www.frustrationmagazine.fr/scandale-mckinsey/
[4] Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne, Paris, Gallimard, 2014, p. 302.
[5] Renaud Van Ruymbeke, Offshore. Dans les coulisses des paradis fiscaux, Paris, Les Liens qui libèrent, 2024, p. 123.
[6] Ibid., p 122.
[7] Le terme anglais mobilisé par Harvey est Spatial Fix.
[8] David Harvey, Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, Syllepse, 2010, p. 219.
[9] https://www.monde-diplomatique.fr/2009/04/GODRECHE/17021
[10] Définition du FMI citée dans Courrier International, Atlas des drogues, juillet 2024.
[11] Le Soir, 4 juin 2014.
[12] Adèle Blazquez, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique, CNRS éditions, Paris, 2022, p. 308.
[13] Même si ces professions peuvent ponctuellement rapporter de grosses sommes d’argent et/ou permettre de gravir les échelons de l’organisation.
[14] Thierry Noël, Pablo Escobar, trafiquant de cocaïne, Paris, éditions Vandémiaire, 2015, p. 345.
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Source : https://geographiesenmouvement.com/2025/02/05/narcocapitalisme-5-6-la-drogue-comme-solution-spatiale/
Publication intégrale autorisée avec l’aimable accord de Renaud Duterme et de Géographies en mouvement.