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L’indignation et le déni
Partant de la mine de cryolite à ciel ouvert d’Ivittuut, au sud-ouest du pays, qui n’est aujourd’hui plus qu’un immense cratère rempli d’eau, le documentaire suit la piste de l’argent depuis le sous-sol Kalaaleq jusqu’au archives comptables de l’État danois. Il explore également les origines de la mine et l’histoire de l’utilisation de la cryolite pour produire de l’aluminium pour plus de 200 000 avions alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Si l’exploitation de la mine d’Ivittuut est largement connue au Kalaallit Nunaat, le montant généré pas son exploitation demeurait inconnue. Le documentaire mentionne également que les autorités coloniales ont isolé la colonie voisine d’Arsuk du reste du pays pendant des années. La raison en était la crainte des médecins danois que les maladies transmises par les employés danois de la mine à la population locale puissent se propager. Plus largement, la mobilité des populations locales dans la région était soumise à une réglementation stricte.
Au fil du documentaire et des livres de comptes exhumés par une chercheuse danoise, on apprend que le total des revenus figurant dans les comptes de la société qui exploitait la mine, se chiffrent à 400 milliards de couronnes au Danemark d’aujourd’hui (soit environ 54 milliards d’euros). La conversion à la valeur actuelle a été réalisée par Torben M. Andersen, professeur d’économie à l’Université d’Aarhus et président du Conseil économique du Kalaallit Nunaat. La valeur de la cryolite a considérablement augmenté lorsqu’il a été découvert en 1886 que la matière première pouvait être utilisée pour produire de l’aluminium. La cryolite brute était transportée par bateau jusqu’au Danemark et transformée dans une usine d’où elle était vendue. Dès 1864, la Pennsylvania Salt Manufacturing Company, également appelée PennSalt (aujourd’hui Pennwalt Cooperation), a signé un contrat avec le gouvernement danois pour obtenir de la cryolite d’Ivittuut. Durant l’occupation du Danemark par les nazis, la cryolite brute a été directement vendue à la société américaine Pennsalt.
Diffusé en avant-première à Nuuk (capitale du Kalaallit Nunaat), le documentaire a soulevé une grande indignation parmi les citoyen·nes et les politicien·nes Kalaallit (pl. groenlandais·es). Pour le président de Siumut, l’un des principaux partis de la coalition au pouvoir, Erik Jensen, le documentaire montre que le désir d’indépendance des Kalaallit n’est pas irréaliste : “Cela a renforcé notre sentiment que nous pouvons nous débrouiller seuls au Kalaallit Nunaat. Que nous ne sommes pas seulement une dépense.” Renversant le stigmate, le premier ministre Kalaaleq a invité à se demander : “Que serait devenu le Danemark sans le Kalaallit Nunaat ?” Pour Sara Olsvig, la présidente du Conseil Circumpolaire Inuit (ICC), “le documentaire devrait donner une impulsion supplémentaire au cheminement du Danemark vers une meilleure compréhension de lui-même en tant que puissance coloniale”. Pourtant, au Danemark, le documentaire a déclenché de vives critiques, en particulier celles des partis conservateur et libéraux et du ministre de la Culture, Jakob Engel-Schmidt, qui a qualifié le documentaire de “désinformation”. Si plusieurs économistes ont mis en doute le chiffrage qui a cristallisé les critiques, Torben M. Andersen souligne clairement dans le documentaire qu’il s’agit d’un calcul du chiffre d’affaires total et non de bénéfices. Pour l’économiste Arindam Banerjee, qui participe également au documentaire, il est important de tenir compte de la relation colonialiste dans l’équation. Le fait que le Danemark ait eu le monopole au Kalaallit Nunaat (jusqu’en 1950), que l’exploitation minière ait été dirigée par une société danoise et que ce soient des travailleurs danois qui aient dirigé et participé à l’exploitation, tout cela a contribué à profiter in fine à l’économie danoise. C’est pourquoi le chiffre de 400 milliards peut être assimilé à un bénéfice pour la société danoise au détriment du Kalaallit Nunaat.
Mais, face à la polémique, DR a finalement décidé le 19 février de supprimer le documentaire controversé qui offrirait une vision “trop unilatérale” et “biaisée” des faits et de licencier son rédacteur en chef. Une décision “honteuse” pour le premier ministre Kalaaleq et vécue comme “une grave ingérence dans la presse indépendante, qui pourrait menacer la liberté de la presse” par l’Association des médias du Kalaallit Nunaat. Il n’en demeure pas moins que le documentaire contribue à documenter l’histoire coloniale du Danemark et en particulier le rôle de l’exploitation minière, mais aussi et peut-être surtout met en exergue un “déni colonial” vis-à-vis de celle-ci.
L’exceptionalisme et la censure
La valeur du documentaire peut se mesurer au débat qu’il a suscité. Si la remise en compte et le déni de l’histoire racontée dans L’or blanc du Groenland sont si forts, c’est bien que le mythe d’un colonialisme bienveillant au Kalaallit Nunaat persiste fermement. Ce mythe de “l’exceptionnalisme scandinave”, perpétue l’ignorance et le déni de la participation scandinave aux atrocités de la colonisation, en présentant des actions coloniales accomplies à travers “la collaboration plutôt que par l’extorsion et la subjugation” (traduction de Naum & Monié Nordin, 2013, p. 4). Contrairement à la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne ou le Portugal, les pays nordiques sont moins fréquemment considérés comme des puissances coloniales. En outre, la Norvège, la Finlande et l’Islande n’étant devenues des nations souveraines qu’au XXe siècle, leurs identités nationales n’ont pas été façonnées par la prise en compte de leur passé colonial (Volquardsen & Körber, 2023). Cependant, le royaume de Danemark-Norvège a bel et bien mené des expansions coloniales au Kalaallit Nunaat, en Islande, aux îles Féroé et sur trois continents différents : en Inde (1620-1845), en Afrique (1659-1850) et dans les Caraïbes (1672-1917). Selon l’historien Soren Rud (2017), la relation Danemark-Kalaallit Nunaat est caractérisée par le déni, la honte et la fierté, ce que Jensen (2018a) qualifie de “whitewashing et d’autoglorification nationale” (p. 132). Comme le soulignent Naum & Monié Nordin (2013), “les administrateurs et les voyageurs visitant le nord de la Scandinavie et le Groenland ont produit une image de la population Sami et Inuit qui, pour l’essentiel, ne différait pas des représentations des Amérindiens ou des Africains au début de l’ère moderne” (traduction, p. 11). Contrairement aux colonies tropicales, la relation entre le Danemark et Kalaallit Nunaat n’a jamais été complètement rompue (voir Jensen, 2018a), ce qui nécessite d’examiner de près la manière dont les héritages coloniaux persistent dans le présent.
Ces dernières années, la révélation de la violence coloniale de la campagne de stérilisation des femmes Kalaallit dans les années 1960, qualifiée de génocide par le premier ministre Kalaaleq, contribue à documenter les rémanences coloniales et à mettre à mal le mythe du “colonialisme bienveillant”. Plus récemment, les tests danois d’évaluation des compétences parentales (FKU), l’un des tests psychométriques largement utilisés au Danemark pour évaluer les compétences parentales, ont été fortement critiqué pour reproduire des discriminations racistes. Fin février, une manifestation contre le racisme danois a eu lieu à Nuuk, notamment en présence du premier ministre. En 2023, le rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, José Francisco Calí Tzay avait pointé les discriminations subies par les Kalaallit dans l’accès à leurs droits, préconisant d’engager “un processus de réconciliation afin d’aborder l’héritage du colonialisme et du racisme et, avec la participation des Inuit, d’élaborer des solutions et des politiques efficaces”.
En 2009, la loi sur l’autonomie gouvernementale a marqué une étape importante sur la voie d’une plus grande autonomie du Kalaallit Nunaat par rapport au Danemark. Cette loi a élargi les pouvoirs accordés au Kalaallit Nunaat en vertu de la loi sur l’autonomie de 1979, permettant un plus grand contrôle des affaires intérieures, notamment sur les droits miniers et pétroliers. Le Danemark a conservé l’autorité sur les affaires étrangères, la défense et la politique monétaire. La loi a également reconnu les Kalaallit comme un peuple distinct ayant le droit à l’autodétermination en vertu du droit international, préparant ainsi le terrain pour d’éventuelles négociations futures sur l’indépendance totale.
Alors que les relations avec le Danemark se sont sérieusement dégradées ces dernières années, et que les velléités étatsuniennes se sont à nouveau faites pressantes depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, le premier ministre Kalaaleq, Mute B. Egede a annoncé la tenue d’élections générales le 11 mars prochain.
D’aucun au Danemark, considère que le documentaire pourrait s’avérer désastreux pour les Kalaallit, les livrant ainsi aux velléités des Etats-Unis. Pourtant, il semble plutôt que le meilleur allié des Etats-Unis, s’il en faut, est plus que jamais le déni colonial et le refus de reconnaissance de l’histoire coloniale. Comme le souligne la chercheuse Marine Duc, ce serait dénier la capacité d’actions des Kalaallit mais aussi oblitérer l’histoire de leurs luttes face aux impérialismes. Si les principaux thèmes de campagne devraient tourner autour des aspirations à l’indépendance, ainsi que des relations avec le Danemark et les États-Unis, le premier ministre Kalaaleq l’a déclaré récemment avec force : “Nous ne voulons pas être américains et nous ne voulons pas non plus être danois. Nous serons Kalaallit”. Ainsi, bien qu’ils différent sur les modalités et les délais d’application, l’ensemble des six partis engagés dans la campagne du 11 mars prochain sont désormais favorables à l’indépendance du Kalaallit Nunaat.
Tanguy Sandré,
3 mars 2025.
Le documentaire est désormais accessible sur la TV féroïenne, mais non sous-titré. Une version sous-titrée en anglais a circulé, mais est désormais introuvable.
En solidarité avec l’équipe à l’origine du documentaire, une pétition a été mise en place ici.
Références
- Jensen, L. (2018). Postcolonial Denmark: Nation narration in a crisis ridden Europe. Routledge Taylor and Francis Group.
- Naum, M., & Monié Nordin, J. (Eds.). (2013). Scandinavian colonialism and the rise of modernity: Small time agents in a global arena. Springer.
- Rud, S. (2017). Colonialism in Greenland: Tradition, Governance and Legacy. Palgrave Macmillan.
- Volquardsen, E., & Körber, L.-A. (2023). Kolonialismus und Dekolonisierung [Colonialism and decolonization]. In B. Henningsen & U. F. Brömmling (Eds.), Nordeuropa: Handbuch für Wissenschaft und Studium (1. Auflage). Nomos, Rombach Wissenschaft.
Publication intégrale avec la cordiale autorisation de Tanguy Sandré.