Cet ouvrage rassemble une partie des contributions présentées lors du colloque international qui s’est tenu durant trois jours en juin 2019 à Paris pour célébrer le centenaire de l’OIT à l’initiative du ministère du Travail français, et en son sein du Comité d’histoire des administrations chargées du travail de l’emploi et de la formation professionnelle (CHATEFP)1. Ce colloque, intitulé « Justice sociale et travail décent : 100 ans d’action de l’OIT », fut l’occasion de souligner la vitalité de la recherche sur l’OIT et d’interroger la manière dont elle a récemment analysé les missions qui sont au cœur de la constitution de 1919, tout particulièrement la justice sociale, la démarchandisation du travail et l’universalité. Il convient d’emblée d’exprimer notre reconnaissance envers les nombreuses institutions (inter)gouvernementales, associatives et scientifiques, qui ont soutenu cette entreprise de longue haleine amorcée au début de l’année 20182.
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2Le contexte de la séquence ouverte en 2018 et qui s’est « achevée » à l’été 2019 mérite d’être restitué en adoptant une perspective de sociologie politique. En effet, une telle entreprise académique n’aurait sans doute pas pu voir le jour sans la volonté politique de mettre l’OIT sur le devant de la scène internationale au cours des mois de mai et juin 2019. On peut ici distinguer trois agendas. L’agenda scientifique et le souci des universitaires de se saisir de ce genre d’anniversaire et de commémoration pour valoriser des travaux de longue haleine3 ; l’agenda politique de la « nébuleuse OIT », mêlant, à Paris notamment, des fonctionnaires du ministère du Travail, le Bureau de la France pour l’OIT, des membres de l’Association française pour l’OIT (AFOIT), soucieux de rappeler l’importance de l’OIT et des questions sociales souvent perçues comme invisibilisées et inaudibles en dehors du mouvement syndical ; enfin, l’agenda politique des dirigeants du moment, à commencer par la ministre du Travail de l’époque Muriel Pénicaud – alors candidate, rappelons-le, à la fonction de directrice générale du BIT, mandatée par l’exécutif pour afficher « le social » et notamment la question des inégalités comme une priorité du gouvernement français à l’international. En effet, si 2019 est pour l’OIT l’année de son centenaire, c’est surtout, pour le président de la République française Emmanuel Macron, l’année de la présidence française du G7 dans un contexte où l’exécutif voit sa légitimité fortement questionnée sur le plan national et international par le mouvement des Gilets jaunes. Dans un mouvement fréquent de balancier, où ce qui est perdu en termes de légitimité nationale tente d’être récupéré à l’international, on assiste donc à un relatif engouement des pouvoirs publics français pour l’OIT, qui se marque par l’adoption d’une déclaration tripartite inédite entre gouvernements, organisations syndicales et patronales des pays du « G7 Social » le 7 juin 2019, et qui culmine dans l’allocution d’Emmanuel Macron du 11 juin 2019 à Genève à l’occasion de la Conférence internationale du travail. Cette séquence n’est évidemment pas sans rappeler la manière dont l’ancien président de la République française Nicolas Sarkozy s’était saisi de l’OIT, au lendemain de la crise financière de 2008, en soutenant notamment l’Agenda du travail décent et le Pacte mondial pour l’emploi comme stratégies de sortie de crise4. Ces appropriations des valeurs de l’organisation sont somme toute assez classiques, comme en témoignent les différents discours des présidents français prononcés à Genève durant le xxe siècle.
3Comment situer dès lors notre positionnement universitaire dans un contexte de relative effervescence politique et médiatique comme de risque, toujours possible, de récupération politique de la parole scientifique ? Disons-le d’emblée : l’option consistant à se tenir à l’écart des initiatives autour du centenaire n’a pas été envisagée. Comme indiqué plus tôt, le souci de valorisation et de visibilisation des travaux scientifiques était partagé par l’ensemble du comité d’organisation du colloque et a eu raison d’éventuelles réticences quant au risque de se prêter à une initiative de célébration acritique de l’OIT. Les multiples échanges que ce colloque a permis et la mise en avant des recherches auxquelles « nos acteurs » ont pu contribuer – par exemple par le biais de longs entretiens dont les politistes et sociologues ont un besoin crucial, ou par l’accès à leurs archives personnelles, si précieuses pour les historiennes et historiens – ont été très appréciés. Par ailleurs, si l’on prend pour critère d’attractivité scientifique le nombre important de propositions de communications au colloque et la sélection relativement drastique qui a suivi, il apparaît que l’OIT fédère autour d’elle de manière durable une communauté de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales, avec un renouvellement générationnel important acquis à l’interdisciplinarité. Sans être spécifique à cette organisation si l’on tient compte des développements similaires autour d’organisations intergouvernementales comme l’Unesco, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), l’Organisation de la coopération et du développement économiques (OCDE) ou même la Banque mondiale, ce trait mérite néanmoins d’être relevé.
4Dans ce qui suit, nous aimerions introduire ce volume en présentant rapidement les étapes de constitution d’un champ de recherche autour de l’OIT, en rappelant comment ce dernier s’est constitué en parallèle de l’histoire de l’OIT elle-même et en étroite relation avec elle. De même, et ce sera le second point, la diversité disciplinaire du personnel et des experts employés par l’organisation caractérise également les travaux qui l’étudient et dont ce volume porte témoignage. En partant des contributions présentes, nous nous interrogerons sur les permanences et inflexions des travaux sur l’OIT et discuterons enfin des quelques voies de recherche prometteuses qui restent à explorer.
Actualité historiographique d’une organisation centenaire
5Dans un article historiographique paru en 2008, Jasmien Van Daele regroupait les travaux consacrés à l’OIT en cinq périodes. Pour chacune d’elles, elle établissait une distinction entre une littérature produite en interne et une littérature académique, plus autonome, dont elle situait l’essor à partir des années 19505. Ces cinq âges scandent aussi l’histoire centenaire de l’organisation6. Pour comprendre l’actualité de ce volume, il est nécessaire de montrer comment l’histoire des travaux sur l’OIT est étroitement liée à celle de l’organisation.
6Les années 1920 sont celles de la stabilisation d’une organisation fragile. Née en 1919 à l’issue de la Première Guerre mondiale, elle n’aurait pas vu le jour sans la pression des syndicalistes réformistes et sans la peur suscitée par la révolution bolchevique dont l’appel séduit alors une part importante des classes ouvrières occidentales7. Sous la direction énergique de son premier directeur, le socialiste français Albert Thomas disparu précocement en 1932, l’organisation devient une véritable agence productrice de normes internationales du travail (conventions, recommandations). Cette élaboration normative demeure jusqu’à aujourd’hui son cœur de métier. Cette première décennie est aussi une intense période de production d’une littérature interne écrite par ceux qui travaillent dans le secrétariat, le Bureau international du travail (BIT), qui participent à son activité comme délégués ou experts, ou qui lui sont proches, ainsi qu’à la production d’une histoire qu’on pourrait qualifier d’« égocentrée, endogène et cohésive8 ». Dans une période de forte activité normative, la littérature juridique domine sans être hégémonique toutefois. Cette littérature présente une double caractéristique. En inscrivant cette organisation fragile et contestée dans une temporalité plus longue, en rendant compte de son activité et de ses accomplissements, elle lui confère une légitimité. Par ailleurs, le retour réflexif sur l’activité de l’organisation et sur son histoire participe de la manière dont les fonctionnaires de l’organisation ont construit leur rôle et mené leur activité. Le premier directeur, Albert Thomas, lui-même historien9, a rapidement su utiliser l’histoire comme un instrument de savoir et d’auto-analyse10. Les rapports de l’OIT commencent le plus souvent par un bilan qui situe les initiatives de l’organisation dans l’histoire de son action. Cette double dimension caractérise jusqu’au centenaire d’aujourd’hui l’abondante littérature interne produite sur l’organisation. Ce souci d’histoire a une conséquence importante pour celles et ceux qui s’intéressent à l’OIT. Alors que, dans de nombreuses autres organisations du système onusien, des fonds entiers ont fait et font toujours l’objet de destructions systématiques, les archives de l’OIT, qui renferment en particulier les correspondances des membres du BIT, les procès-verbaux de réunions des comités d’experts, les rapports de mission, les premiers résultats des enquêtes, etc., ont été précieusement conservées. Elles permettent de reconstituer le travail patient des fonctionnaires du Bureau, les personnes et les réseaux avec lesquels ils établissent des contacts, mais aussi de mettre en évidence des blocages et des conflits qui ne sont pas perceptibles dans les comptes rendus imprimés des conférences internationales du travail ou des conseils d’administration. Ce travail d’archivage, puis de numérisation partielle, a permis et encouragé des recherches fécondes.
7La seconde période couvre la crise économique des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale. C’est celle de la résilience d’une organisation qui élabore alors des plans pour réduire le chômage et se lance dans une politique d’aide technique vers les pays des périphéries européennes : l’Europe de l’Est, l’Amérique latine et le Moyen-Orient11. Avec le déménagement à Montréal en 1941, l’OIT « entre en guerre » à sa manière contre le nazisme. C’est ainsi que, contrairement à la Société des nations, l’OIT survit au conflit et rejoint la nouvelle ONU dont elle devient une des premières agences spécialisées12. Bien que marginalisée dans un premier temps dans le nouveau système onusien, l’organisation parvient, au moins dans le récit héroïque qu’elle construit sur elle-même, à faire une entrée triomphale dans une nouvelle ère. La déclaration de Philadelphie de 1944 qui amende la constitution de 1919 est vue comme un manifeste en faveur d’un nouveau monde plus juste et moins inégalitaire13. Cette période est d’ailleurs encore dominée par une production interne, souvent hagiographique dont la fonction légitimatrice est évidente. Les économistes qui ont dès les années 1920 joué un rôle important dans la production scientifique sur et dans l’OIT y prennent une place de plus en plus importante.
8De 1948 à 1970, l’OIT est dirigée par David Morse14. Issu de l’administration sociale de Franklin Delano Roosevelt et du New Deal, David Morse répond dès 1949 à l’appel lancé par le président des États-Unis Harry Truman dans son discours d’adresse du 20 janvier 1949, annonçant le lancement d’un programme de développement dans le cadre des Nations unies. L’OIT a la charge de la formation et du management. Les politiques de formation de la main-d’œuvre comme le Programme mondial pour l’emploi lancé en 1969 font alors clairement dépendre le progrès social des bons résultats économiques des pays et de l’accroissement de la productivité du travail15. Cette vision du progrès social correspond au modèle du welfare capitalism alors dominant à l’Ouest, et selon lequel l’accroissement du niveau de vie des travailleurs serait corrélé à la croissance économique et à l’accroissement de la productivité. La solution productiviste adoptée par l’OIT, conforme à l’esprit du temps – et déjà engagée par le biais de la rationalisation du travail dans l’entre-deux-guerres16, présente un double avantage : elle repose d’une part sur un compromis entre employeurs et syndicats ; dans le contexte de guerre froide, elle réconcilie d’autre part les experts économiques des deux blocs autour des objectifs communs de productivité. L’organisation connaît donc une sorte d’âge d’or, gratifiée en 1969 par le prix Nobel de la paix, qui succède à l’obtention plus précoce de ce même prix Nobel par Léon Jouhaux en 1951, qu’il dut très largement à son implication au sein de l’OIT. C’est aussi la période durant laquelle les ouvrages académiques sur l’OIT se multiplient. L’ouvrage d’Anthony Alcock, commissionné par le BIT dans le contexte des célébrations des 50 ans de l’organisation, et la thèse de Victor-Yves Ghebali constituent les premiers ouvrages d’histoire académique17. Mais l’OIT devient aussi un terrain de recherche pour les spécialistes des relations internationales et alimente en particulier les travaux qui se développent dans la mouvance des thèses fonctionnalistes. Le caractère tripartite de l’OIT et les activités de son secrétariat permettent de soutenir la thèse selon laquelle les organisations internationales ne sont pas exclusivement les arènes des conflits entre nations, mais qu’elles peuvent agir de manière partiellement autonome18.
9La quatrième période, à partir du milieu des années 1970, est celle du déclin du paradigme keynésien. Ceux qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’étaient fait les promoteurs de programmes de planification, cèdent la place à une nouvelle génération. Le paradigme néo-libéral qui privilégie la mise en concurrence des individus et des États remplace les objectifs régulateurs, planificateurs et redistributeurs qui dominaient au sein des organisations internationales. La justice sociale qui est au cœur du mandat de l’OIT et qui s’incarne dans la négociation, la protection des travailleurs et la redistribution est alors clairement marginalisée dans la discussion internationale. Le rôle de l’organisation est contesté, ce qui se traduit en particulier par le retrait des États-Unis entre 1977 et 1981, sur des arguments politiques dont il faudrait interroger clairement la validité19. Dans le même temps, dans le contexte d’une redéfinition internationale des droits de l’homme dont sont retranchés les droits économiques et sociaux, l’organisation parvient à conserver un rôle en faisant campagne pour la liberté syndicale partout où elle est menacée, particulièrement en Amérique du Sud, en Espagne, en Afrique du Sud et en Pologne20. La production scientifique interne et externe traduit ces difficultés et s’interroge sur la possibilité pour l’organisation de poursuivre ses objectifs dans un monde qui lui est hostile21.
10La dernière période, depuis la sortie de la guerre froide, est celle des incertitudes. L’OIT fondée en 1919 pour offrir un modèle alternatif à la révolution bolchevique serait-elle privée de sa raison d’être ? Mais surtout, la fin de la guerre froide est marquée par une réelle rétraction des possibilités d’action normative de l’organisation qui agit dans un monde où les objectifs de justice sociale par la négociation et l’édiction de normes valables pour tous sont battus en brèche. Dans le même temps, la globalisation économique dérégulée qui menace l’existence même de l’OIT est à l’origine d’un intérêt renouvelé pour son étude. En écho avec les évolutions de leur temps, les chercheurs et chercheuses en sciences sociales interrogent le « global » et la globalisation. Dans ce contexte, les organisations internationales et singulièrement l’OIT tripartite deviennent des objets et des terrains d’enquête privilégiés. En 2007, les historiens de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, qui abrite une recherche féconde sur l’histoire internationale du travail et des mouvements socialistes, organisent un colloque consacré entièrement à l’OIT et à son histoire, qui donne lieu à une première publication importante22. Il est suivi par une seconde conférence internationale organisée à Genève en 2009. Elle marque les 90 ans de l’organisation et donne lieu à deux publications23. Cette conférence est aussi l’occasion pour le directeur général Juan Somavia de lancer le projet du centenaire pris en charge par le sociologue Emmanuel Reynaud et l’historienne Dorothea Hoehtker24. C’est le début d’une coopération fructueuse entre l’organisation et tout particulièrement le projet du centenaire et les chercheurs issus du monde universitaire. Accueillies ou inspirées par ce projet, des initiatives et publications se multiplient25. Elles valorisent les fonds archivistiques26, élargissent la géographie traditionnelle des travaux sur l’OIT27, mettent en valeur des thématiques importantes28 et donnent la parole aux femmes, actrices négligées de l’organisation29. L’OIT est clairement devenu un objet mais surtout un terrain de recherche particulièrement fécond dans des champs très divers comme les droits de l’homme, le développement, les études de genre, la question de la gouvernance mondiale, l’étude des migrations et récemment les questions d’environnement. C’est ce dont témoigne ce volume.
La pluridisciplinarité en actes
11L’OIT comme organisation mais aussi comme terrain de recherche est ainsi un espace pluridisciplinaire au sein duquel juristes, économistes, politiques, sociologues et historiens se côtoient et dialoguent. Parce que l’OIT est d’abord une « agence productrice de normes30 » (conventions internationales du travail, recommandations, résolutions, déclarations…), l’organisation a pu être perçue comme une sorte de « chasse gardée » des juristes et notamment des spécialistes de droit du travail ou de droit international. Dans une telle perspective, c’est la question de l’efficacité de son appareil normatif et du respect de la législation sociale internationale qui se trouve alors au cœur des réflexions. On retrouve d’ailleurs dans cette perspective juridique les traces d’une posture de conseiller du prince, qui part d’un commentaire précis et souvent critique de l’existant pour proposer des réformes en fonction de ce qui devrait être. Si l’on doit ici rappeler le legs de Georges Scelle (1878-1961)31, trois personnalités ont plus récemment illustré le rapport dialectique entre les juristes et l’OIT : Francis Maupain, Anne Trebilcock et Alain Supiot. Francis Maupain, conseiller juridique du BIT sous le directeur général Michel Hansenne, puis conseiller spécial de son successeur Juan Somavia, fut notamment à l’origine de la déclaration de 1998 sur les principes et droits fondamentaux au travail, qui identifie les conventions fondamentales de l’OIT que tous les États membres sont censés respecter, même sans les avoir ratifiées. Outre de nombreux travaux en droit du travail international32, il a livré, depuis qu’il a quitté l’organisation, des contributions plus critiques sur la capacité de l’OIT à jouer son rôle de régulateur social de l’économie globale33. Anne Trebilcock, universitaire de formation (elle est titulaire d’un doctorat en droit de l’université de Berkeley en Californie), rejoint le BIT en 1983 et devient conseillère juridique de 2005 à 2008 sous le mandat de Juan Somavia. Elle est l’auteure de plusieurs travaux juridiques au sein desquels elle formule de nombreuses préconisations politiques34. Enfin, Alain Supiot est quant à lui un juriste du travail, connu en particulier pour les travaux entrepris au sein de la Chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » du Collège de France. Il a par ailleurs été associé à de nombreuses commissions de réflexion portant sur les nécessaires réformes de l’organisation, notamment la Commission mondiale sur l’avenir du travail établie en lien direct avec le centenaire de l’OIT et du rapport qui en est issu. Cette interaction entre juristes internes et externes35 à l’organisation n’est pas toujours sereine mais elle présente des avantages évidents tant pour les membres tripartites de l’OIT que pour les praticiennes et les praticiens du droit, pour qui l’enjeu est aussi de faire connaître et de mettre en œuvre le mandat de l’OIT36.
12À partir des années 1930, à mesure que la politique sociale est pensée plus clairement dans son interaction avec l’économie et que les missions d’assistance puis de développement se multiplient, les économistes investissent l’organisation en plus grand nombre. Ils produisent une littérature spécifique surtout, mais pas exclusivement, dans deux champs plutôt marginalisés au sein de la discipline économique : l’économie du travail et l’économie du développement. Le programme mondial pour l’emploi lancé en 1969 accueille alors des chercheurs issus du nouvel Institut d’études du développement de Sussex dont les travaux pionniers ont joué un rôle important dans les orientations prises par les politiques de développement du système onusien. La Revue internationale du travail a d’ailleurs accueilli dès les années 1920 des contributions de haut niveau de fonctionnaires du BIT mais aussi d’économistes extérieurs à l’Organisation37. Sur la période contemporaine, deux noms doivent être mentionnés : celui de Robert W. Cox, spécialiste d’économie politique internationale, qui a notamment dirigé l’Institut international d’études sociales de l’OIT de 1965 à 197138, ainsi que Guy Standing, économiste britannique ayant travaillé pour l’organisation de 1975 à 2006 et dont les travaux les plus récents formulent une critique acerbe du tournant opéré par l’OIT depuis la décennie 1990 au profit, selon lui, de programmes de développement et au détriment des normes39. Avec le déclin de l’activité normative de l’OIT, la part des économistes s’est globalement renforcée depuis les années 1990, notamment au sein du département de la Recherche, ex-Institut international d’études sociales, aujourd’hui essentiellement composé d’économistes. Si ces derniers sont les premiers contributeurs des publications de l’OIT, la discipline économique dans son ensemble semble en revanche s’être comparativement moins intéressée à l’organisation du travail que le droit, l’histoire ou la science politique. L’économie du travail est plutôt marginalisée au sein de la discipline qui s’intéresse plutôt à des organisations comme l’OCDE ou la Banque mondiale qui apparaissent plus centrales.
13D’autres disciplines, l’histoire, la science politique et la sociologie, ont d’abord fait inégalement « les frais » de cette prééminence de la perspective juridique et économique sur et à l’OIT. L’histoire, avant le renouvellement historiographique considérable de ces vingt dernières années, a souvent été instrumentalisée par les praticiennes et praticiens de l’organisation qui ont livré des « contributions maison » plutôt hagiographiques. C’était d’ailleurs tout le défi de ce colloque et du présent ouvrage de ne pas confondre l’opportunité scientifique et intellectuelle offerte par les célébrations du centenaire, via notamment la visibilité accrue de l’Organisation, avec une entreprise de commémoration qui la reléguerait à n’être qu’un objet « du passé ».
14Cet ouvrage, qui donne une très large place à des travaux réalisés par des historiennes et des historiens, illustre la manière dont l’histoire, comme discipline, se saisit de l’organisation comme d’un moyen de mettre en œuvre une histoire internationale. La collaboration entre universitaires, archivistes et fonctionnaires a permis dans les vingt dernières années de produire une histoire critique de l’OIT où l’organisation est saisie comme un observatoire privilégié des rapports de force économiques, sociaux et politiques des xxe et xxie siècles. Historiennes et historiens comme les sociologues se sont récemment intéressés aux organisations internationales40, moins comme acteurs de la diplomatie mondiale que comme des agences productrices de savoirs et de normes internationales. Ils les observent comme des espaces de circulations internationales et s’intéressent à la manière dont la « bureaucratie internationale » coordonne, organise, voire impulse ces circulations. Espaces d’affirmation, voire de constitution des souverainetés nationales, ces organisations sont également saisies comme des « machines à internationaliser41 ». Par sa longévité, son caractère tripartite, la diversité de ses domaines d’intervention, l’OIT constitue un observatoire privilégié de ces processus d’internationalisation. À cet égard, les ressources historiques offertes par l’OIT ont été utilisées par ceux qui ont développé le champ particulièrement prometteur de l’histoire globale du travail. Enfin, étudier la globalisation à partir de l’OIT, c’est aussi déplacer l’angle d’approche commun qui fait de l’économie et du marché le moteur des mécanismes d’internationalisation, tandis que l’élaboration et la mise en œuvre de la protection sociale comme la garantie des droits sociaux relèveraient exclusivement des États-nations42. L’entrée par l’OIT et par les droits sociaux constitue donc également un moyen d’interroger autrement la globalisation.
15Comparativement, la science politique et la sociologie sont des disciplines relativement marginales dans l’étude de l’organisation. Si l’on excepte la perspective pluridisciplinaire d’un Robert Cox mentionné plus haut et ses questionnements en termes d’hégémonie, la science politique et la sociologie, comme disciplines centrées respectivement sur l’étude du pouvoir, l’évolution des systèmes politiques et de l’État et les mécanismes qui sous-tendent l’évolution des rapports sociaux, n’avaient finalement que peu de raisons de « rencontrer » une organisation marginalisée dans le système international, et dont les effets transformateurs sur les politiques publiques et les rapports sociaux en général apparaissent des plus incertains ou en tous cas difficilement saisissables sur le plan empirique. Pourtant, les deux dernières décennies ont montré les diverses manières dont sociologues et politistes pouvaient se saisir d’une telle organisation. D’abord, en renouvelant l’étude d’objets canoniques de ces disciplines comme la légitimité43, la représentation44, l’influence45, l’élaboration des politiques publiques, et notamment des politiques sociales à l’échelle internationale46, ainsi que la production de savoirs et d’expertise47 ; ensuite, en dévoilant, dans une perspective de sociologie politique plus assumée que dans d’autres travaux sur l’OIT, les intérêts en présence, les logiques d’alliances entre acteurs, les négociations des normes et le contenu des réformes acceptables politiquement et socialement à un moment donné. C’est ainsi en redonnant toute sa place au contexte politique et social d’une époque – ce qu’omettent trop souvent les approches juridiques – que l’on peut notamment comprendre pourquoi les normes de l’OIT peuvent être jugées tantôt robustes et porteuses de changement, tantôt plutôt « molles » (pour reprendre un débat de la décennie 1990-2000 sur la conversion de l’OIT à la soft law) et insatisfaisantes du point de vue de leurs effets concrets sur l’amélioration des conditions de travail. Par ailleurs, l’entrée par l’étude des organisations internationales permet de réinscrire l’OIT dans l’entreprise globale de façonnement des institutions de la gouvernance mondiale48 et notamment de la concurrence qu’elles peuvent se livrer entre elles. Ceci tranche avec le discours fonctionnaliste souvent véhiculé par les organisations elles-mêmes d’une division harmonieuse des tâches entre organisations spécialisées, qu’elles appartiennent ou non au système des Nations unies49. La revue Global Social Policy, créée en 2001, qui publie des articles mêlant recherche académique et préconisations de politiques publiques, est ainsi révélatrice de l’entrée en scène des politistes, sociologues et spécialistes de relations internationales ayant pris pour objet les politiques et programmes de l’OIT50. Par ailleurs, nombreux sont ceux parmi eux à avoir collaboré ponctuellement avec l’OIT, signe de la relative ouverture de l’organisation à des disciplines autres que le droit, l’économie ou l’histoire.
16Au-delà de l’ouverture de nouveaux horizons de recherche, la « conquête pluridisciplinaire » dont l’OIT a fait l’objet ces deux dernières décennies a eu l’indéniable mérite de rappeler que l’étude des normes internationales et de la législation sociale, objet évidemment central pour une telle organisation, ne peut se faire sans une compréhension des logiques historiques, sociales et politiques dans lesquelles ces normes sont élaborées.
Les voies du renouveau
17Ce volume s’inscrit donc dans une production en pleine expansion. Il éclaire de manière pluridisciplinaire le renouvellement de la recherche. Celui-ci prend plusieurs formes : celle de l’exploration de nouveaux objets, propres à une période donnée, ou bien le réinvestissement d’objets plus traditionnels au prisme des questionnements contemporains qui traversent les sciences sociales. Dans le cas de l’OIT, ces thématiques traditionnelles renvoient à la question de l’efficacité des normes sociales, au tripartisme, au dialogue social et à la négociation collective. Comme évoqué plus haut, il est rare qu’un article ou un ouvrage traitant de l’OIT ne questionne pas l’efficacité de son appareil normatif. Cet ouvrage ne déroge pas à la règle mais propose à chaque fois un regard décentré par rapport à la littérature existante. Ainsi, la question des normes est reposée dans les espaces les moins régulés et où le travail informel est la règle, comme dans le cas du travail sous-traité dans les Caraïbes, en posant la question du lien entre normes internationales et politiques publiques (Lauren Marsh, Donald Roberts, Janett Levy et Owen McKenzie). Les contributions de Martin Petitclerc et Cory Verbauwhede sur le Québec et le Canada tout comme celle de de Cristina Rodrigues sur le Portugal analysent de manière précise l’importance des normes de l’OIT pour l’élaboration et la consolidation des politiques sociales dans ces pays.
18Ce renouvellement du questionnement sur les normes conduit aussi à interroger la pertinence du système normatif actuel de l’OIT pour les entreprises multinationales (Catherine Spieser) et face à la prolifération de normes de responsabilité sociale des entreprises et la manière dont elles entrent en conflit avec le droit syndical en Israël (Tamar Barkay). À ce titre, il convient aussi de mentionner des questions abordées lors du colloque mais non retranscrites dans cet ouvrage, du respect des normes dans les chaînes de valeur mondiales (notamment par Thomas Huw et Mark Anner), ainsi que dans des pays comme la Chine (Aiqing Zheng).
19La question du dialogue social et de la négociation collective est abordée en introduisant la variable transnationale (Ulrich Mückenberger) pour s’interroger sur l’effectivité des normes, et notamment les Principes et droits fondamentaux au travail édictés dans la déclaration de l’OIT de 1998. L’objet canonique du droit à la négociation collective est quant à lui revisité en interrogeant à la fois ses soubassements idéologiques et ses techniques de mise en œuvre concrètes sur le long terme (Laure Machu). En outre, le renouvellement du questionnement sur les normes, étudiées dans une perspective de sociologie politique à l’aune de leur fabrication,a été abordé lors du colloque de 2019 au travers d’autres contributions non publiées dans cet ouvrage : on pense notamment aux travaux de Karim Fertikh et Julien Louis sur le rôle des juristes de la Société internationale de droit du travail et de la Sécurité sociale – créée sous les auspices de l’OIT – dans l’édification d’un droit social européen fortement inspiré des normes internationales51, à ceux de Camille Gasnier sur les concurrences et conflits de normes entre l’ISO et l’OIT qui posent, en creux, la question de la remise en cause du monopole normatif de l’OIT en matière de normes de santé et de sécurité au travail.
20La question du tripartisme est quant à elle explorée à nouveaux frais, non pas pour rappeler une fois de plus la spécificité de l’OIT dans le système multilatéral, mais dans une perspective plus politique, à l’aune d’une part de la mise en accusation des régimes autoritaires latino-américains au sein du Comité de la liberté syndicale (Luciana Zorzoli), d’autre part de sa compatibilité avec les diverses tendances du mouvement syndical international, et notamment de la place du courant catholique en son sein (Aurélien Zaragori). Il s’agit enfin d’éclairer l’inscription des membres tripartites dans des réseaux transnationaux de médecins qui lancent l’alerte sur les maladies professionnelles dues, par exemple, à l’exposition à la radioactivité (Véronique Plata-Stenger). Cette dernière contribution ouvre d’ailleurs sur un nouveau champ en voie de constitution : l’OIT et les questions d’environnement (voir infra).
21La question essentielle des limites de l’universalité de l’organisation est abordée par une triple entrée. La contribution d’Adeline Blaskiewicz souligne que, comme les autres organisations internationales libérales, l’OIT s’interroge dès l’origine sur la nécessité de faire leur place aux pays les moins représentés. Ces limites renvoient en réalité à l’équilibre des pouvoirs mondiaux et à la nette domination des démocraties libérales occidentales. La contribution de Natali Stegmann nous rappelle que, dès les origines, l’OIT s’est construite contre le modèle de la révolution communiste et que, comme le souligne Paul Mayens, cet anticommunisme s’est maintenu dans l’organisation durant la guerre froide alors même que les pays socialistes étaient membres de l’organisation, l’URSS l’ayant pour sa part rejointe en 1954. Par ailleurs, les travailleurs des espaces coloniaux ne sont pas protégés par les normes de l’OIT comme en témoigne la contribution de Ferruccio Ricciardi. Ajoutons que la question des espaces non européens et du legs colonial s’est retrouvée dans de nombreuses communications ne figurant pas dans cet ouvrage : celles de Takeshi Abe et Tamotsu Nishizawa sur les liens entre le Japon et l’OIT, de Martin Breuer et Juan Martín-Sánchez sur l’Amérique latine et le programme indien-andin de l’OIT, et de Jose Monteiro et Miguel Jeronimo sur les « clauses impériales » des normes de l’OIT dans la régulation des conditions de travail dans les colonies. Les politiques de développement d’une part mais aussi la décolonisation et l’entrée de nouveaux pays au sein du système onusien en général ouvrent la porte à de nouvelles interrogations sur la place réelle accordée aux représentants des pays du Sud dont témoigne « l’affaire Tévoédjré » analysée par Françoise Blum dans cet ouvrage. Mais surtout, et c’est la troisième entrée dans les limites de l’universalité, les pays du Sud confrontent l’OIT à des formes de travail que l’organisation peine à prendre en compte. Dès l’entre-deux-guerres, les travailleurs agricoles et les travailleurs migrants analysés par Leila Kawar ne sont pas couverts par les normes de l’OIT52. Aujourd’hui, un problème similaire se pose dans la manière dont la législation sociale internationale développée par l’OIT s’adapte aux travailleurs en situation de handicap53. Enfin, c’est surtout la question du travail informel, largement majoritaire dans les pays du Sud global et qui se développe via les plateformes dans tous les pays, qui interroge l’universalité des normes de l’OIT. Cette question essentielle discutée lors du colloque, et notamment abordée par Aliki Vaxevanoglou, n’a pu être reproduite dans le présent volume.
22À cet égard, il nous semble important de souligner que cet ouvrage constitue une fenêtre ouverte sur un champ vaste et en constante évolution et ne peut rendre compte de tous les débats, dans les sciences sociales d’une part, et dans l’organisation de l’autre. Ainsi la question de la place des femmes qui a donné lieu à des travaux récents de très grande qualité et qui fut abordée lors du colloque n’a pu être restituée dans ce volume54. D’autres thématiques comme l’environnement très discutées au sein de l’organisation et de son agenda sur l’avenir du travail n’y figurent pas non plus. Il faut dire que les recherches approfondies sur la manière dont l’environnement, au prisme du changement climatique, oblige l’organisation et ses membres à redéfinir des modes d’intervention et de légitimation qui intègrent la contrainte environnementale restent peu nombreuses55. D’autre part, si nul ne pouvait prévoir la pandémie de Covid-19, celle du lien entre le travail et les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui figure à l’agenda de l’Organisation depuis le début des années 199056 fait également figure de grande absente, alors même qu’elle fait interagir deux processus historiques : celui du travail et celui de la numérisation de nos sociétés. Enfin, le travail lui-même, la manière dont il structure la vie de chacun et le sens qu’il doit avoir n’est pas interrogé dans ce recueil, pas plus qu’il ne le fut ou ne l’est encore par l’organisation. La focalisation sur les conditions de travail décentes, sur le niveau de vie des travailleurs, sur leur possibilité de participer aux décisions les concernant s’est faite jusqu’à aujourd’hui en oubliant souvent le sens du travail lui-même.
23La diversité des contributeurs et contributrices mais aussi du public présent lors du colloque laisse à penser que le pari d’une histoire sociale et politique de l’OIT et d’un dialogue pluridisciplinaire a été tenu, à défaut d’être forcément relevé ! Pourquoi ces réserves ? D’une part parce que le doute quant à l’utilité pratique des travaux issus des sciences sociales, à l’exception sans doute des juristes et des économistes pour les raisons indiquées plus haut, demeure du côté des praticiennes et praticiens ; d’autre part, parce que le dialogue reste inégal et semble davantage souhaité du côté des fonctionnaires, des gouvernements et des organisations syndicales que du côté patronal, en dépit d’évolutions et de variations certaines en fonction des organisations. Souhaitons dès lors que le présent ouvrage contribuera à améliorer la compréhension par les praticiennes et praticiens du travail universitaire, et réciproquement, que la recherche en sciences sociales continuera d’investir, sous toutes ses facettes, le champ du travail et des politiques sociales.