L’Afrique de l’Est est le théâtre de conflits incessants entre les peuples et les États, les frontières séparant souvent des groupes ethniques identiques. Le peuple Afar en est un exemple, particulièrement opprimé à Djibouti. Bien qu’ils représentent la moitié de la population et occupent les trois quarts du territoire, ils ont été marginalisés par l’État djiboutien, contrôlé par un seul clan depuis l’indépendance. Nous avons rencontré Mohammed Kadamy, président du FRUD (Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie). La lutte du peuple Afar pour la démocratie et la justice est le thème principal de cet entretien.
Votre organisation est ancrée dans la réalité politique djiboutienne depuis des décennies, bien que votre combat soit méconnu du monde entier. Quelles sont les principales revendications derrière ce long combat ?
Dès l’indépendance en 1977, l’Etat Djiboutien a été érigé en une dictature tribale, Hassan Gouled, le premier Président a confisqué le pouvoir et a précipité le pays dans une profonde crise politique. La communauté Afar a été écartée et exclue de toutes les sphères de l’Etat tandis que les membres du clan présidentiel ont trusté tous les postes importants. Les minorités Arabe et Gadaboursi ainsi que les militants politiques ont subi par la suite la répression et les discriminations.
Ismail Omar Guelleh, qui était chef de la sécurité succède à son oncle Gouled en 1999. Dès 2010, il modifie la constitution et s’est ouvert la voie à une présidence à vie. Il a déjà fait cinq mandats et il s’apprête à briguer le 6ème mandat en 2026.
Djibouti est donc mal partie, pour reprendre l’expression de René Dumont, (auteur de livre célèbre paru en 1962, l’Afrique noire est mal partie).
Djibouti, minuscule Etat de 23 00 km2 est un espace de cohabitation entre Afar et Somalis, deux entités qui se font la guerre en Ethiopie depuis 4 ans S’y ajoute une minorité d’origine yéménite. Djibouti est placée au carrefour de l’Arabie et de l’Afrique, sur les rives de la Mer Rouge, et lui confère une position de verrou de cette ligne maritime si importante pour la vie économique internationale. Elle en tire une réelle valeur stratégique et géopolitique, ce qui explique qu’elle accueille : trois bases militaires occidentales, française, américaine et nippone et une base chinoise. La crise en Mer rouge n’a fait que renforcer l’importance stratégique de ce micro Etat. Cependant, derrière l’importance géostratégique de Djibouti, la population subit une dictature implacable qui génère pauvreté, répression et marginalisation. Ce qui nous emmène à répondre à votre question relative aux revendications de notre organisation. Le Front pour la Restauration de l’Unité et la Démocratie-FRUD-créé en 1991, est un continuum historique des mouvements démocratiques qui ont lutté pour l’indépendance et pour la démocratie à Djibouti.
Fruit des luttes populaires multiformes pour les libertés, la démocratie et le progrès social, le FRUD s’est levé contre les injustices et les violations des droits humains avec une volonté radicale de changement. Par les sacrifices de ses combattants, il a permis les premiers pas de la démocratie, en faisant adopter la Constitution en 1992, 15 ans après l’indépendance. Il s’est inscrit dès sa création, dans un mouvement d’émancipation des peuples et s’est illustré dans la défense scrupuleuse des droits humains.
Le FRUD s’est divisé après la signature d’un accord de paix avec le gouvernement par Ali Mohamed Daoud en 1994. Le reste de l’organisation, dont vous êtes membre, s’est farouchement opposé à ce compromis et a poursuivi la lutte armée. Pourquoi rejetez-vous cet accord avec l’État ?
L’accord de 1994, signé avec une partie dissidente du FRUD, suivi d’un 2ème accord en 2001, avec une autre faction du FRUD n’ont permis ni l’instauration de la paix ni la promotion de la démocratie. Le régime s’acharne à aggraver les causes de la guerre. Cette dissidence s’explique par le phénomène de factionnalisme répandu en Afrique francophone, héritage de l’influence française. Le FRUD étant la synthèse de double culture, la résistance armée pratiquée en Afrique de l’Est et les conférences nationales souveraines qui ont été à la base de démocratisation en Afrique de l’Ouest, a été victime du factionnalisme. A cela s’ajoute, le mur de l’intégrisme clanique du pouvoir Djiboutien, qui n’a rien à envier à l’intégrisme religieux, est réfractaire à toute ouverture politique. Ce pouvoir a refusé à 3 reprises les verdicts des urnes (en 1999, en 2003 et en 2013) où les coalitions de l’opposition ont emportées les élections.
Face au refus de l’alternance par les urnes, la continuation de la résistance armée dirigée par le FRUD, est non seulement nécessaire et légitime mais indispensable et seule à même de mettre hors d’état de nuire ces criminels de guerre.
Car la nature criminelle du régime de Djibouti n’est plus à démontrer. Djibouti s’est caractérisé dès l’indépendance par une répression de masse à l’endroit des militants politiques et des civils, pour leur appartenance à des communautés. Les arrestations arbitraires, les tortures, les exécutions extrajudiciaires, les viols des femmes Afar par l’armée, et les massacres des civils de la part de l’Etat ont été dénoncés tout au long de ces 47 années par les organisations de défense des droits humains. Tous ces crimes n’ont pas été sanctionnés et restent impunis.
Depuis Août 1977, un homme se trouve derrière tous les actes de terrorisme d’état dont sont victimes les civils dans le pays ; il s’agit d’Ismael Omar Guelleh, d’abord en sa qualité du chef de la sécurité, ensuite en tant que chef de l’Etat. Ismael qui est coupable des crimes de guerre, crimes de masse et crimes contre l’humanité
Compte tenu de la petite taille de Djibouti et de son importance géopolitique, qui entraîne une coopération permanente de la France et d’autres puissances mondiales avec le régime djiboutien, pensez-vous qu’il existe un avenir pour la guérilla?
La résistance armée s’est imposée aux démocrates Djiboutiens comme étant la seule manière de faire face à une dictature clanique qui porte en lui la violence comme la nuée porte l’orage, pour reprendre l’expression de Jean Jaurès à propos du capitalisme.
Oui en effet la présence des bases militaires de grandes et moyennes puissances qui ne considèrent Djibouti que sous l’angle de site stratégique, rend extrêmement difficile la résistance armée, ce qui explique en grande partie la longévité de notre lutte et les difficultés à faire aboutir nos revendications.
C’est ainsi qu’en février 1992, l’armée française s’est interposée et a arrêté l’avancée des combattants du FRUD à 52 km de la capitale, empêchant la déroute de l’armée djiboutienne et sauvant le régime. Mais pour nous Djibouti n’est pas un Terra Nullius, n’est pas un caillou comme aiment le dire les militaires français, mais une terre habitée par une population en chair et en os, fière et résistante. Malgré la répression et la présence de plusieurs bases miliaires étrangères, les contestations politiques et la résistance continuent courageusement pour faire face à la brutalité, voire à la barbarie de la dictature clanique.
Les Afar qui sont réparties sur trois territoires ; Djibouti, l’Ethiopie et l’Erythrée peuvent-ils lutter pour leurs droits en toute indépendance sans les interventions des Etats de la région ?
La configuration géographique et éminemment géostratégique du peuple Afar, qui occupe jusqu’à 1000 km de la côte de la Mer rouge (de Massawa en Erythrée jusqu’à Arta à Djibouti), complique singulièrement les luttes pour leurs droits démocratiques et leur émancipation. Parfois certains Etats se méfient des Afar et se coalisent pour étouffer leurs luttes Cependant il est extrêmement important de souligner que les organisations Afar connues luttent avant tout pour leurs droits nationaux dans l’Etat où ils habitent. Aucune de ces organisations n’a comme revendication l’unification du peuple Afar. En ce qui concerne le FRUD, nous avons comme objectifs l’instauration d’un véritable Etat national, respectueux des droits communautaires et des droits démocratiques à Djibouti.
Les partis et les groupes qui prônent l’indépendance, la reconnaissance des droits ethniques et nationaux et la justice sociale en Afrique sont devenus de nouveaux oppresseurs lorsqu’ils ont accédé au pouvoir. L’Érythrée et l’Éthiopie illustrent parfaitement cette tendance. Êtes-vous conscient que ce danger se profile à l’horizon ?
Toute la question est de savoir comment les organisations armées se sont comportées lors de leurs longues luttes de libération. Si leurs pratiques étaient déjà anti démocratiques et violentes avec leur peuple dans le maquis, il n’y a pas de raison pour qu’elles changent lorsqu’elles accèdent au pouvoir. La situation en Corne d’Afrique est extrêmement préoccupante, dans la mesure où les guerres intestines et inter étatiques n’ont jamais cessé depuis plus de 4 décennies. L’Ethiopie et l’Erythrée sont sur le point de déclencher un, nouveau conflit qui risque d’avoir un impact dévastateur sur leur population déjà exsangue par les précédentes guerres. Les conquêtes des droits démocratiques par la lutte armée qui ont été l’apanage des organisations dans les pays de l’Afrique de l’est, n’ont pas donné les résultats escomptés concernant les libertés, la démocratie, le développement et le progrès social.
Au niveau de FRUD, nous essayons de nous prémunir de ce genre de danger, en combinant la résistance armée avec les conférences nationales souveraines, et en adoptant la Charte de Transition Démocratique -CTD- en mars 2021 pour rassembler l’ensemble des forces démocratiques Djiboutiennes.
Des rapports indiquent que l’armée de l’air djiboutienne a ajouté des drones armés Bayraktar TB-2 de fabrication turque à son arsenal depuis 2022. De plus, l’armée djiboutienne s’entraîne en Turquie à l’utilisation de ces drones. Êtes-vous préoccupé par cette coopération militaire entre les dirigeants de Djibouti et l’État turc ?
Nous sommes particulièrement préoccupés par la coopération militaire entre Djibouti et la Turquie qui a vendu 2 drones armés Bayraktar TB-2 qui à côté 10 millions de dollars et qui a formé les militaires Djiboutiens à l’utilisation des drones. L’armée Djiboutienne a utilisé ces drones contre des civils Afar à Syarou qui étaient rassemblés pour un enterrement, le 30 janvier 2025 qui a fait 14 morts dont des femmes et des enfants et plusieurs blessés selon la Ligue Djiboutienne des Droits Humains (LDDH). Parmi les victimes, il y a la résistante féminine Aisha Badoul qui avait dénoncé les viols des femmes Afar par l’Armée, dans le nord et le sud-ouest du pays.
D’ailleurs le FRUD a fait une note de protestation à la Turquie le 12 février 2025, dans lequel il indique que « le gouvernement turc, qui continue à équiper, à former et à assister les militaires djiboutiens dans leurs opérations de massacres de civils, porte une responsabilité partagée face à ces tueries ». Le FRUD a demandé à la France, à la Turquie et aux autres forces étrangères stationnées à Djibouti, de ne pas fermer les yeux devant les crimes commis contre les civils innocents et de cesser toute coopération qui pourrait porter atteinte à la sécurité de la population civile.
En tant que dirigeant éminent du peuple Afar vivant à l’intérieur des frontières de Djibouti, vous avez vécu des conflits armés, des négociations de réconciliation et la polarisation au sein du mouvement afar concernant les termes d’un compromis avec l’État. Tirant les leçons de ces expériences, avez-vous des conseils ou des avertissements à donner au mouvement kurde qui envisage le désarmement et la dissolution pour intégrer l’État turc sans accord de paix ?
Un certain nombre d’acteurs kurdes et certains observateurs craignent que ce geste unilatéral du leader du PKK de désarmer ses troupes sans un accord de paix signé avec la partie turque ne crée des difficultés supplémentaires et ne produise pas les résultats escomptés pour le peuple kurde. Ces différentes questions seront discutées et éventuellement clarifiées dans le cadre du Congrès du PKK prévu à cet effet. Si ce processus aboutit, c’est-à-dire à la paix et à l’établissement d’une véritable démocratie, respectueuse des libertés individuelles et communautaires, il aura un impact majeur et positif sur toutes les régions déchirées par la guerre, y compris la Corne de l’Afrique. Mais la réussite de ce processus sans précédent dépend en grande partie du régime turc qui, jusqu’à présent, n’est pas réputé pour son ouverture politique. C’est là que le bât blesse, mais le peuple kurde, fort de sa longue expérience de lutte, abordera sans aucun doute cette nouvelle phase avec beaucoup de vigilance et surtout dans l’unité.
Entretien : Necat Ayaz
Mohammed Kadamy
Né en 1950, Mohammed Kadamy s’est engagé dès le lycée dans la lutte contre le colonialisme. Il a été très actif dans le mouvement d’indépendance de Djibouti à Paris. À son retour à Djibouti dans les années 1980, il a passé plusieurs périodes en prison. Il est l’un des membres fondateurs du Mouvement populaire de libération (MPL), qui s’opposait à la création d’un parti unique. Après la dissolution du MPL, il rejoint le Front démocratique de libération de Djibouti. Il est ensuite devenu l’un des membres fondateurs du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (FRUD) en 1991. En 2004, il devient président du FRUD. Il est réfugié en France depuis 2006.
Il est extradé avec son épouse Aicha Dabalé et des dirigeants du FRUD en 1997 par l’Éthiopie vers Djibouti, où il passe trois ans en prison. En février 2019, il a été mis en examen en France, où il était réfugié depuis 2006, suite à une demande d’extradition de son pays d’origine. Malgré l’acharnement du régime djiboutien contre le FRUD et ses dirigeants, qu’il qualifie de mouvement terroriste, le FRUD reste la principale force d’opposition et a réussi à fédérer la majorité des mouvements et associations d’opposition autour d’une Charte de la transition démocratique (CTD)
ENGLISH :
KURDISH:
https://infowelat.com/frud-li-cibutiye-ji-bo-demokrasiye-tekosine-dike.html
Illustration inspirée de la photo de couverture de la page Facebook FRUD Afar -Djibouti.