(2019-2020)
En 2019, la Belgique a connu une vague importante de mobilisations dans le secteur de la santé. Celle-ci a ensuite trouvé un nouvel écho, en 2020, dans le contexte de la crise du COVID-19. En exigeant « plus d’effectifs, plus de salaire, plus d’humanité », ces mobilisations ont contraint les autorités fédérales à créer le Fonds Blouses Blanches et à augmenter la norme de croissance. Des mesures importantes, mais insuffisantes compte tenu des économies réalisées dans le secteur durant la dernière décennie. Cet article vise à analyser les enjeux qui entourent les conflits sociaux dans le secteur de la santé entre 2019 et 2020 [1].
En 2019, les mobilisations dans le secteur de la santé ont été particulièrement importantes en Belgique (notamment à Bruxelles et en Wallonie) [2]. En toile de fond, les conséquences d’un sous-financement chronique qui doit être compris à la lumière des transformations mises en œuvre depuis une quarantaine d’années visant, notamment, à réduire les dépenses publiques. Cette recherche d’économies coïncide avec le tournant néolibéral. L’État est considéré comme défaillant et doit être réorganisé sur le modèle de l’entreprise. Cela entraîne une profonde transformation de l’administration publique avec l’introduction du « Nouveau Management Public » (NMP), une forme de gestion calquée sur le management privé qui aura des impacts majeurs sur l’organisation de travail et produira un processus protéiforme de privatisation [3].
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Le nouveau management public : impacts sur l’organisation du travail
Le NMP consiste à gérer les services publics comme des entreprises privées par des logiques de « rationalisation des coûts ». Pour cela, il mobilise notamment la méthode du lean management. Cette méthode de gestion et d’organisation du travail trouve son origine dans le système de production de la firme automobile Toyota. Son leitmotiv est la « performance ». Celle-ci vise principalement l’« élimination du gaspillage », ce qui implique, notamment, l’élimination des « temps morts » (concept managérial pour signaler les moments au cours desquels le personnel ne produit pas de biens ou de services) ou le « zéro stock » (dont on a pu observer les conséquences pour la santé publique avec la saga des masques lors de l’irruption du Covid 19 en 2020).
Le NMP a eu des impacts majeurs sur l’organisation et les conditions de travail ainsi que sur l’accessibilité et la qualité des services. Dans le secteur de la santé, on peut citer la réduction de la durée de séjour en hôpital. Selon les travailleureuse.s hospitaliers, cette mesure implique des soins plus complexes, nécessitant donc plus de personnel. Or, « l’élimination des temps morts » implique, au contraire, la recherche de l’efficacité et donc une augmentation de l’intensification du travail afin de diminuer le nombre de personnels. Cette mesure a aussi des répercussions sur d’autres secteurs de la santé. Comme expliqué lors d’une mobilisation des infirmières à domicile en 2019, les mesures visant à réduire la durée de séjour en hôpital entraînent un surcroit de soins à domicile. Certain·es patient·es nécessitent plusieurs visites journalières pour des soins peu complexes, ce qui implique une augmentation du nombre de trajets du personnel à domicile, alors que l’INAMI ne reconnait pas le temps réel des trajets. Les infirmier·es à domicile voient donc augmenter le nombre de trajets et donc, un temps consacré au travail qui n’est donc pas totalement rémunéré. Enfin, cette mesure a également des impacts sur les patient·es et sur leurs proches. D’une part, le service infirmier à domicile n’est pas entièrement pris en charge par la mutuelle, ce qui en limite son accès. D’autre part, le rétablissement postopératoire en hôpital n’implique pas uniquement des actes infirmiers, ce qui justifie la présence d’une équipe d’aides-soignant.e.s et de médecins qui doivent être à même de pouvoir agir à n’importe quel moment en cas de décompensation, ainsi que du personnel de nettoyage et de cuisine. Et, selon la logique du lean manegement, cette présence implique un « gaspillage » qu’il faut éliminer.
Il est certain que cette « élimination » des services des soins de santé génère des économies. Par exemple, entre 2015 et 2020, la réduction de la durée des séjours hospitaliers postpartum sans planification d’un suivi à domicile a permis d’économiser 12 millions d’euros sur des soins qui sont ainsi transférés vers la sphère privée et donc réalisés gratuitement par les proches (le cas échéant) ou de manière rémunérée par un·e travailleur·se du service à domicile.
« L’élimination des temps morts » visée par le lean management, se déploie dans les hôpitaux ou dans les maisons de repos sous la forme de travail en sous-effectif et donc d’intensification d’un « travail empêché » [4]. En effet, pour « éliminer les temps morts », le lean management procède notamment à une standardisation des tâches propres au modèle tayloriste [5]. Or, cette standardisation est incompatible avec l’art de soigner qui implique, entre autres, des critères relationnels et contextuels consistant à donner une réponse adéquate aux besoins particuliers d’autrui, selon des circonstances spécifiques [6].
Les conflits avant pandémie
C’est donc en réaction à ces logiques que les mobilisations se sont multipliées en 2019. Les cas les plus emblématiques de ces conflits ont été les actions des « mardis des blouses blanches », menées, d’abord, par le personnel du secteur privé non marchand et, ensuite, par le personnel du secteur public bruxellois. Au cœur de ces conflits est née La santé en lutte (SeL), un collectif interprofessionnel et intersyndical cherchant à rassembler la diversité de travailleur·euses de la santé publique et privée (syndiqué·es ou non) ainsi que des usager·es. Les revendications, synthétisées par ce collectif dans le slogan « plus d’effectifs, plus de salaires, plus d’humanité », avaient comme préalable la nécessité d’un refinancement significatif de la santé.
Suite à ces fortes mobilisations, les autorités fédérales ont décidé de créer le Fonds Blouses Blanches en 2019. Une conquête certes importante, mais le montant de ce Fonds sera largement insuffisant pour compenser les milliards d’économies réalisées dans le secteur de la santé au cours des dernières années. En effet, les premières grosses coupes dans ce secteur ont étés appliquées en 2012. Le contexte post-crise bancaire et financière (2007-2008) durant laquelle l’État s’est fortement endetté afin de sauver les banques est marqué par la mise en place de mesures d’austérité (visant à réduire les investissements et dépenses publiques afin de rembourser la dette). Un peu plus d’un milliard d’économies sont réalisées sous le gouvernement Di Rupo et, en 2013, la norme de croissance [7] passe de 4,5% à 2% (elle remonte à 3% en 2014). Le contexte austéritaire touche particulièrement la santé à partir de 2015. Cette année-là, les soins de santé fournissent 22% de l’effort budgétaire réalisé par la Belgique. Ce sera le secteur économique le plus touché par ces « efforts ». Sous les gouvernements Michel (2014-2018, 2018-2019) et Wilmès (2019-2020), 2,5 milliards d’euros sont économisés dans les soins de santé [8]. De plus, en 2015, le gouvernement Michel décide d’abaisser la norme de croissance à 1,5%, alors que, selon les estimations du Bureau fédéral du plan, le budget des soins de santé devait augmenter d’environ 2,5% chaque année afin de coller à l’évolution des coûts.
Les luttes dans un contexte de pandémie
Les mobilisations de 2019 se déroulent dans un contexte marqué par le blocage d’un accord social conclu en octobre 2017 entre le gouvernement fédéral, les syndicats et les fédérations patronales. Or, en 2020, les négociations sont toujours bloquées. C’est dans ce contexte que les conflits se poursuivent durant l’année 2020 [9].
La crise sanitaire de 2020 a constitué un révélateur de la dégradation du secteur de la santé due au manque de financement, mais aussi aux transformations structurelles du mode d’organisation des soins de santé au cours des dernières décennies. Le personnel de soins de santé fournit des efforts considérables pour faire face au contexte mortifère, alors que les discours gouvernementaux véhiculent une revalorisation individuelle et morale de la santé tout en invisibilisant la part des responsabilités politiques. Mais, le 16 mai, ce discours commence à faire défaut lorsque on voit, à la une des journaux, une centaine de travailleur·euses de l’hôpital public Saint-Pierre former une « haie de déshonneur », tournant le dos au cortège de la voiture dans laquelle se trouve la Première ministre, Sophie Wilmès, en visite à l’hôpital. Suite à cette action, les témoignages et dénonciations du personnel des soins de santé se multiplient ainsi que les « haies de déshonneur » et les mobilisations.
Les autorités finissent par accepter certaines revendications. Le 7 juillet, le gouvernement fédéral conclut un avant-projet d’accord social avec les interlocuteurs sociaux. Celui-ci est confirmé en novembre par le nouveau gouvernement fédéral de plein exercice (Vivaldi), formé le 1er octobre 2020, soit 494 jours après les élections du 26 mai 2019. L’accord de gouvernement prévoit un budget récurrent afin que la norme de croissance passe de 1,5% à 2,5%. En outre, l’accord social non marchand pour le secteur de santé fédéral prévoit la mobilisation d’un financement de 500 millions d’euros pour la revalorisation salariale de l’ensemble du personnel du secteur de la santé sur la base d’une réforme barémique et de l’harmonisation des salaires dans les secteurs privé et public ; 100 millions d’euros pour améliorer les conditions de travail et une prime d’encouragement exceptionnelle de maximum 985 euros bruts pour le personnel des hôpitaux.
Des victoires importantes, mais insuffisantes
Ces victoires sont certes importantes, mais le montant prévu pour l’amélioration des conditions de travail reste très insuffisant. En outre, l’une des revendications principales de travailleur·euses portait sur la révision des normes d’encadrement (des ratios patient·es/soignant·es minimaux imposés par la législation). Celles-ci datent de 1963 et ne correspondent plus aux besoins actuels pour garantir la sécurité des patient·es [10]. Par exemple, en 2019, le Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) recommandait une dotation infirmière, permettant des soins (plus) sûrs dans les hôpitaux généraux belges, qui nécessiteraient l’ajout d’entre 5 526 et 5 888 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires, ce qui représentait un budget structurel supplémentaire d’entre 403 456 400 et 437 095 000 d’euros [11]. Un montant un peu supérieur à celui attribué par le Fonds Blouses Blanches, alors que d’une part, ces estimations ne concernent que le personnel infirmier des hôpitaux généraux (et donc pas d’autres secteurs comme les centres de long séjour ou les soins infirmiers à domicile, etc. [12]) et, d’autre part, le rapport du KCE affirmait que les montants recommandés étaient sous-estimés [13].
Si les luttes de 2019 ont abouti à la création du Fonds Blouses Blanches et celles de 2020 à la signature d’un accord social non marchand pour le secteur de la santé fédéral, l’année 2021 ouvre une nouvelle période de négociation d’accords collectifs sectoriels concernant, notamment, les modalités de mise en œuvre du nouveau modèle de classification de l’ensemble des fonctions du secteur de soins fédéraux et régionaux (modèle IFIC). L’après-pandémie sera ainsi marquée par la négociation des accords sociaux (2021-2024) et des conflits locaux ou sectoriels plus défensifs [14].
Natalia Hirtz,
GRESEA, 6 mars 2025.
Pour citer cet article : Natalia Hirtz, “Enjeux et conflits dans le secteur de la santé en Belgique (2019-2020) – Volet1”, Gresea, mars 2025.
Notes
(2021-2024)
Entre 2019 et 2020, la Belgique a connu une vague importante de mobilisations dans le secteur des soins de santé [1]. Quatre ans plus tard, la santé fait moins la une, mais les attaques et détricotages se poursuivent. Cet article vise à analyser les enjeux qui entourent les conflits sociaux dans le secteur de la santé entre 2021 et 2024 [2].
Si les conflits autour de la santé ont eu un fort impact médiatique et social en 2019 et 2020, l’après-pandémie est marquée par la négociation des accords sociaux (2021-2024). Dans ce contexte, la négociation des accords collectifs sectoriels devient le centre de tensions. L’importante convergence des luttes qui a eu lieu entre 2019 et 2020 autour de la santé cède la place à des conflits locaux ou sectoriels plus défensifs.
Pour rappel, le 12 novembre 2020, un accord social est signé entre le nouveau gouvernement fédéral et les interlocuteurs sociaux pour le secteur de la santé au niveau fédéral. Celui-ci prévoit la mobilisation d’un financement supplémentaire de 600 millions d’euros : 500 millions seront consacrés à la revalorisation salariale de l’ensemble du personnel sur la base d’une réforme barémique et à l’harmonisation des salaires dans les secteurs privé et public [3]. Les 100 millions restants serviront à l’amélioration des conditions de travail. Cette dernière partie devra encore faire l’objet de négociations au sein des différentes commissions paritaires du secteur.
Comme décrit dans la chronique du Gracos (2022) [4], les négociations concernant cette réforme barémique sont contestées par certains secteurs en 2021. Ainsi, le personnel infirmier de l’hôpital Érasme et des institutions du groupe hospitalier Chirec se mettent en grève pour protester contre la réforme barémique, fondée davantage sur la fonction exercée que sur le diplôme. De même, des préavis de grève sont déposés par l’Union4U (syndicat des infirmier·es et des aides-soignant·es) et le Mouvement des praticiens de l’art infirmier (MPAI) contre les pertes de certains avantages spécifiques qui seraient induits par cette même réforme. Les médecins en formation des hôpitaux francophones organisés autour du Comité de défense des médecins en formation et agréés (Cimac) ont également protesté en pointant des défaillances dans le processus de négociation collective, jugé « peu transparent » et « peu démocratique ». Ces tensions affaiblissent le rapport de force syndical.
Processus protéiforme de privatisation
Alors que la négociation des accords collectifs sectoriels devient le centre des tensions en 2021, la convergence des luttes construite durant les années 2019-2020 [5] cède la place à des conflits locaux ou sectoriels plus défensifs tout en affaiblissant le rapport de force syndical. On observe cependant certains conflits dans les hôpitaux publics, souvent en rapport avec des processus de privatisation. Comme décrit dans la chronique du Gracos (2024) [6], en 2022 débute une nouvelle forme de privatisation des établissements publics par la fusion dans les réseaux hospitaliers cliniques locorégionaux. Ce processus est déclenché en 2019 par la promulgation de la loi relative à la mise en place de réseaux hospitaliers cliniques locorégionaux, par fusion des établissements existants. L’un des enjeux fondamentaux de cette réforme concerne un mouvement de privatisation des hôpitaux publics. En effet, les réseaux regroupent des hôpitaux publics et privés (du secteur non marchand) et adoptent généralement la forme juridique d’une ASBL ; ils sont donc définis comme relevant du secteur privé. En Wallonie et en Région bruxelloise, les premiers réseaux constitués par la fusion d’hôpitaux publics et privés ont vu le jour en 2022, avec la création du réseau hospitalier Helora dans le Hainaut et dans le Brabant wallon (fusion devenue effective en 2023 du Pôle hospitalier Jolimont basé à La Louvière – privé – et le CHU Ambroise Paré – établissement situé à Mons–) et par la création, en Région bruxelloise, de l’Hôpital universitaire de Bruxelles (HUB), né de l’association de l’Hôpital Érasme (privé), l’Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola (public) et l’Institut Jules Bordet (public). Ces mises en réseau présentent plusieurs problématiques, comme la réduction de l’accessibilité géographique aux soins de santé, une perte d’emplois (notamment logistiques et administratifs) et, surtout, un processus à moyen terme de disparition des hôpitaux publics (étant donné l’adoption de la forme juridique d’une ASBL).
Les conséquences du processus de privatisation sont palpables lorsque l’on observe la situation actuelle des maisons de repos et de soins, un secteur fortement touché par cette dynamique. À Bruxelles, le secteur privé lucratif gère 63% des lits et, en Wallonie, 48% des lits [7]. L’ampleur prise par le secteur privé a non seulement des impacts sur l’accès aux soins [8]], mais aussi sur les conditions de travail et donc, sur la qualité des soins. Comme nous l’avons déjà souligné dans un article consacré aux maisons de repos et de soins [9], le travail en sous-effectif est devenu structurel dans les maisons de repos lucratives. Celles-ci bénéficient d’aides publiques pour, entre autres, financer les salaires du personnel. Ces aides correspondent aux normes en matière de personnel subventionné et sont identiques pour les institutions publiques et privées (lucratives ou non marchandes). Étant donné que ces normes sont trop faibles, les maisons de repos doivent recourir à d’autres sources de financement pour rémunérer le personnel supplémentaire. Or, par rapport aux normes établies, les maisons de repos privées emploient moins de personnel supplémentaire que les institutions publiques [10]. Les institutions lucratives, où il existe un surplus financier dégagé par la vente de services, investissent moins en personnel. Ce sont, dès lors, celles qui poussent le plus fortement vers l’intensification des cadences et du rythme de travail, empêchant le bon déroulement des soins.
Une autre forme de privatisation des soins de santé implique l’augmentation du ticket modérateur [11], ce qui se répercute directement sur l’accessibilité aux soins. Cette dynamique, en progression depuis les années 1980, a été renforcée suite aux économies budgétaires appliquées durant la dernière décennie. Entre 2015 et 2020, l’augmentation du ticket modérateur chez les spécialistes a permis de faire une économie de 33 millions d’euros [12] (qui ont donc été payés par les usager·es). À ceci s’ajoute une forte augmentation des suppléments d’honoraires motivée, notamment, par l’imputation de 400 millions d’euros de la masse d’index entre 2015 et 2017, une économie qui a renforcé l’augmentation des professionnel·les non conventionné.e.s, souvent encouragés par certaines directions d’institutions de soin de santé qui poussent au déconventionnement de leurs professionnel·les afin d’augmenter leurs marges bénéficiaires (pour compenser les réductions de financement public).
Enfin, une autre forme de privatisation concerne l’externalisation de certains services des institutions des soins de santé publiques. Le service logistique hôtelière (restauration, diététique, lingerie et entretien) est le plus fortement touché par cette dynamique qui s’étend progressivement à d’autres secteurs comme on a pu l’observer en 2022 [13] lors des mobilisations du personnel de gardiennage de l’hôpital Saint-Pierre (Bruxelles) contre l’externalisation de ce service. Ce processus précarise les conditions de travail et d’emploi du personnel. Par exemple, à Saint-Pierre, l’équipe de gardiennage a été réduite de plus de la moitié suite à l’externalisation. Un autre exemple de cette dégradation de l’emploi et des droits du travail a été relevé par une action organisée par la CSC Alimentation et services et la Centrale Générale de la FGTB dans des hôpitaux de Flandre, Wallonie et Bruxelles en 2021 afin de réclamer l’accès à une prime (accordée au personnel des hôpitaux dans le cadre de l’accord social non marchand en 2020) du personnel du service de nettoyage (externalisé) [14]. En effet, l’externalisation implique une détérioration des conditions du travail et de l’emploi ainsi qu’un affaiblissement du rapport de force syndical au sein des institutions étant donné que le personnel du service externalisé n’est plus représenté par les syndicats publics ou du privé non marchand.
Austérité, privatisation et (re)familiarisation des soins ?
L’endettement public destiné au sauvetage des banques lors de la crise bancaire et financière de 2008 a plongé la Belgique dans un climat austéritaire en progression depuis 2011. Pour rappel, en 2015, les soins de santé ont fourni 22% de l’effort budgétaire réalisé par la Belgique. Sous les gouvernements Michel (2014-2018, 2018-2019) et Wilmès (2019-2020), 2,5 milliards d’euros sont économisés dans les soins de santé [15]. De plus, en 2015, le gouvernement Michel décide d’abaisser la norme de croissance à 1,5%, alors que selon les estimations du Bureau fédéral du Plan, le budget des soins de santé devait augmenter d’environ 2,5% chaque année afin de coller à l’évolution des coûts. Le gouvernement Vivaldi avait décidé de remonter cette norme de croissance à 2,5% en 2022 pour annoncer, quelques mois plus tard, sa décision de rediminuer ce taux à 2,0 % à partir de 2024.
Ce contexte austéritaire favorise la consolidation du Nouveau Management Public (NMP) [16]. Les logiques de « rationalisation » et de privatisation deviennent « la norme ». Les impacts sur l’organisation du travail, la qualité et l’accès aux soins de santé sont multiples.
Que ce soit par la part écrasante de l’offre de places en maisons de repos privées au détriment de l’offre dans le non marchand, la fermeture des lits dans les unités psychiatriques [17], la réduction de la durée de séjour en hôpital, la pénurie des institutions d’accueil et d’accompagnement pour les personnes en situation de handicap et de grande dépendance [18], l’augmentation de la proportion des professionnel·les non conventionnés ou l’approfondissement du Nouveau Management Public, la qualité et l’accès aux soins ont été fortement réduits ces dernières années. Et cette tendance est en progression.
Si la réduction de l’offre des soins de santé non marchands se fait au profit du secteur lucratif, elle se fait aussi grâce au transfert du travail des soins vers les foyers, ou plus concrètement vers les femmes (étant donné le partage toujours inégalitaire du temps de travail domestique entre femmes et hommes). Le « care domestique » devient ainsi un outil central du Nouveau Management Public qui n’hésite pas à recourir, comme nous avons pu l’observer lors de la pandémie du Covid 19, à un discours moraliste du care afin de renvoyer des responsabilités politiques vers les individus, notamment les femmes.
En Belgique, l’aide ou les soins fournis à titre « non professionnel » (c’est à dire, non rémunéré) équivalent, selon certaines estimations, au travail de 150.000 équivalents temps plein [19]. Ce travail invisible et non rémunéré, grâce auquel le pouvoir public peut poursuivre ses projets austéritaires, n’est pas neutre ni en termes de genre ni en termes de classe sociale. Les premières à devoir venir en aide à un·e proche et à y passer le plus de temps sont les femmes les moins bien loties. Une réalité qui redouble les inégalités sociales et financières, car elles le font au détriment du temps passé au travail rémunéré.
Une reprise des luttes contre les nouvelles politiques d’austérité ?
Les déclarations du nouveau gouvernement Arizona annonçant que les économies de 32 milliards prévues sur l’ensemble de la législature (2025 et 2029) n’affecteront pas le secteur de la santé semblent ne pas correspondre aux mesures prévues dans l’accord gouvernemental. En effet, la norme de croissance pour le budget des soins de santé sera de 2,5% en 2025, mais elle descendra à 2% en 2026 et 2027 et remontera progressivement à 2,6% en 2028 et à 3% en 2029, alors que le Bureau du Plan estime que le taux de croissance devrait progresser de 3.1% chaque année entre 2025 et 2029 [20]. Par rapport à cette trajectoire linéaire de 3,1%, la trajectoire en yoyo prévue par l’Arizona représente une économie de plus d’un milliard et demi d’euros.
L’accord gouvernemental semble dispenser l’industrie pharmaceutique de ces économies qui risquent donc de retomber sur les usager·es et les mutualités, ce qui ne fera qu’accélérer le processus de privatisation des soins de santé. Étant donné que l’accord prévoit des restrictions dans les droits sociaux (notamment en ce qui concerne le chômage, les pensions et les maladies de longue durée), l’accès aux soins de santé risque d’être réduit pour une bonne partie des ménages accentuant la dynamique de refamiliarisation des soins.
En outre, les réformes annoncées en matière de pension impacteront le personnel des soins de santé limitant l’accès aux aménagements de fin de carrière. Or, une carrière complète est irréaliste pour une bonne partie du personnel soignant, notamment dans les secteurs où les femmes sont surreprésentées (infirmerie, aides-soignant·es). Ce secteur sera aussi affecté par les mesures de flexibilisation du travail, avec la possibilité d’augmenter les heures supplémentaires (jusqu’à 45 h par semaine, sans indemnité supplémentaire).
Enfin, si les années postpandémie ont été marquées par une diminution de la conflictualité sociale dans le secteur de la santé, les revendications des mobilisations historiques (2019-2020) [21], synthétisées dans le slogan « plus d’effectifs, plus de salaires, plus d’humanité », résonnent toujours dans ce secteur fortement représenté le 7 novembre 2024 à la mobilisation nationale du secteur non marchand ainsi qu’à la mobilisation nationale du 13 février 2025 pour dénoncer les mesures prônées par le gouvernement Arizona et exiger « un véritable refinancement de la santé ».
Natalia Hirtz,
GRESEA, 6 mars 2025.
Pour citer cet article : Natalia Hirtz, “Enjeux et conflits de l’après-pandémie dans le secteur de la santé en Belgique (2021-2024) – Volet 2”
Notes
Sources :