La moitié des forêts mondiales ont été détruites au cours du XXe siècle, trois régions étant particulièrement touchées : l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Ouest et l’Asie du Sud-Est. La situation s’est tellement aggravée qu’en 2023, le Parlement européen a voté l’interdiction d’importer du chocolat, du café, de l’huile de palme et du caoutchouc liés à la déforestation.
Une dépendance de longue date vis-à-vis des matières premières
Ces produits sont au cœur de nos économies et de nos modes de consommation. Le cas du caoutchouc est particulièrement emblématique. Sans ce matériau, il n’y aurait pas de pneus et, par conséquent, pas de voitures, de vélos, de joints d’étanchéité ou de câbles de communication sous-marins. La production industrielle de caoutchouc dépend de l’extraction du latex, une substance naturelle produite par des arbres à caoutchouc tels que l’hévéa. Sous la pression des entreprises et des États, Bruxelles a annoncé en octobre dernier un report d’un an de sa loi réglementant les importations de caoutchouc.
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Cette dépendance à l’industrie du caoutchouc n’est pas nouvelle. Le caoutchouc a joué un rôle central dans la deuxième révolution industrielle, notamment avec l’essor de l’automobile et de nouvelles méthodes de gestion. Si cette histoire est souvent centrée sur les usines, citant les contributions de personnalités telles que Frederick Tayloret Henry Ford et de géants industriels comme Michelin, ses racines coloniales sont moins connues.
En effet, le caoutchouc, comme les autres ressources mentionnées ci-dessus, a été et continue d’être principalement produit dans les anciens territoires coloniaux. Dans de nombreux cas, les hévéas ne sont pas originaires des régions où ils sont cultivés. Les graines de caoutchouc provenant d’Amérique du Sud, où le latex était déjà extrait par cueillette, ont été transportées par les colons vers les empires pour le développement de plantations. L’empire colonial français, qui s’étendait sur l’Afrique et l’Asie du Sud-Est, a notamment connu une expansion importante des plantations d’hévéas au détriment des forêts primaires. Des monocultures d’hévéas ont remplacé des milliers d’hectares.
Ford en Amazonie, Michelin dans l’actuel Vietnam
Ce modèle de gestion était privilégié car il permettait de réduire les coûts d’extraction du point de vue du colonisateur. Par exemple, en 1928, Henry Ford a négocié un accord avec le gouvernement brésilien lui accordant une concession forestière de 10 000 km2 pour créer Fordlandia, une colonie destinée à produire le caoutchouc nécessaire à ses usines. Cependant, cette utopie industrielle en Amazonie a échoué en raison de la résistance des populations autochtones et d’une maladie fongique qui a détruit les plantations.
Business Insider rend compte du fiasco de Fordlandia.
Suivant le même modèle, Michelin a investi dans des plantations dans l’actuel Vietnam dès 1917. Le modèle des plantations et les nouvelles méthodes de gestion ont réduit le coût de production du caoutchouc et accéléré sa distribution mondiale. Ces pratiques de gestion se sont répandues dans les empires britannique, néerlandais et français, devenant dominantes en Asie du Sud-Est au début du XXe siècle, au détriment des forêts primaires.
La « taylorisation » du travail et de la nature
Les plantations de caoutchouc sont le résultat de l’application du taylorisme non seulement aux travailleurs – en particulier aux travailleurs colonisés – mais aussi à la nature. Les hommes et les arbres ont été soumis à une organisation « scientifique » du travail. Dans notre article, L’arbre qui gâche la forêt, publié dans la Revue française de gestion en 2024, nous avons analysé des archives historiques, notamment divers journaux de 1900 à 1950, couvrant des perspectives nationales, locales, coloniales et thématiques (scientifiques, culturelles, etc.). Nous montrons que ce modèle organisationnel repose sur une sous-évaluation comptable du travail des populations autochtones et de la nature. Cette sous-évaluation se traduit dans la mesure du prix de revient (c’est-à-dire le coût total de production et de distribution) et dans la volonté commune de le faire baisser. « En fin de compte, c’est le prix de revient qui doit déterminer le sort du caoutchouc », déclarait le journal L’Information financière, économique et politique le 1er février 1914.
Aux yeux de certains, les Asiatiques qualifiés de « coolies » et les « seringueiros » brésiliens constituaient une main-d’œuvre bon marché, sans que l’on mentionne leurs conditions de travail et malgré des taux de mortalité très élevés. « Coolie » est un terme colonial péjoratif qui désigne les ouvriers agricoles d’origine asiatique, tandis que « seringueiros » désigne les travailleurs des plantations de caoutchouc en Amérique du Sud.
À propos, il existe en Extrême-Orient (île de Java, Indes anglaises) des réservoirs de main-d’œuvre qui fournissent aux plantations des travailleurs qui, s’ils ne sont pas des plus robustes, assurent un travail régulier à un prix très avantageux. (L’Information financière, économique et politique, 11 novembre 1922)
En ce qui concerne les arbres, seuls les coûts de plantation étaient pris en compte, passant sous silence les coûts humains et écologiques de la destruction des forêts primaires.
La première année, il faudra dépenser quelque 237 francs pour le défrichage proprement dit ; ensuite, la plantation, avec le tuteurage […] et le désherbage, représentera une dépense de 356 francs. […] Pour les années suivantes, il ne reste plus qu’à prendre en compte les frais d’entretien, de nettoyage, d’élagage, de soins, de fourniture de piquets, de remplacement, etc. Cela représentera une dépense de 1 250 francs pour les cinq premières années. (L’Information financière, économique et politique, 31 janvier 1912)
La « cheapisation » de la vie
L’accent mis sur le prix de revient conduit à une standardisation des pratiques de gestion en s’alignant sur ce qui est le moins cher, au détriment d’une exploitation toujours plus intense des travailleurs humains et non humains. En d’autres termes, ces hypothèses sur la construction des indicateurs comptables et la circulation de ces indicateurs jouent un rôle dans la « cheapisation » du travail humain et non humain. Nous empruntons le concept de « cheapisation » à l’historien de l’environnement Jason W. Moore. Selon lui, le développement du capitalisme est marqué par une « cheapisation de la nature », qui inclut, dans les circuits de production et de consommation capitalistes, les humains et les non-humains dont le travail n’a pas initialement de valeur marchande. Les êtres vivants sont ainsi transformés en marchandises ou en facteurs de production : « les animaux, les sols, les forêts et toutes sortes de nature extra-humaine » sont mis au travail.
Pourquoi ce passé colonial est-il important ?
Ces modes de gestion des personnes et de la nature perdurent aujourd’hui. De nombreuses industries continuent de dépendre de l’extraction de ressources naturelles à faible coût et en grande quantité dans les pays du Sud. Le caoutchouc n’est pas la seule ressource dont l’exploitation remonte à la révolution industrielle : l’huile de palme, le sucre, le café et le cacao ont également eu, et ont encore, un impact sur les forêts du Sud et reposent sur le travail des populations locales. L’exploitation de ces ressources est également souvent le fruit de l’histoire coloniale. En 1911, le Français Henri Fauconnier a introduit en Malaisie les premières graines de palmier à huile, une plante originaire d’Afrique. Plus d’un siècle plus tard, le pays reste l’un des principaux producteurs d’huile de palme, une ressource largement responsable de la déforestation des forêts primaires.
Au-delà du cas particulier du caoutchouc, nous nous interrogeons sur le lien entre la recherche du profit dans les anciens territoires colonisés, la destruction de l’environnement et l’exploitation des populations locales à deux niveaux. Non seulement les forêts primaires sont détruites pour alimenter des profits à court terme, mais l’accoutumance à ce mode de gestion de l’environnement est une construction historique. Nous devons nous en souvenir lorsque nous regardons l’actualité des pays ayant un passé colonial. Qu’il s’agisse de préserver la forêt amazonienne, d’empoisonner les sols et les corps humains avec la chlordécone dans les Antilles ou de construire un pipeline en Ouganda, nous devons prendre du recul. Quelles sont les responsabilités historiques ? Quels sont les liens entre la création d’activités économiques ici et l’exploitation des écosystèmes et des populations locales là-bas ? Quel rôle jouent les théories et les outils de gestion dans la réalisation ou la reproduction de ces situations d’exploitation ?
À l’heure où l’urgence écologique et sociale est constamment invoquée pour appeler à la transformation des pratiques de gestion et des modèles économiques, l’exemple du caoutchouc nous invite à réfléchir à la matrice coloniale des pratiques managériales et aux responsabilités historiques occidentales qui ont conduit à cette même urgence. Et supposons que nous devions nous tourner vers d’autres formes de gestion demain : qui peut légitimement décider de la manière d’opérer ce changement ? Les anciens colonisateurs sont-ils les mieux placés pour définir la voie à suivre ? La connaissance de l’histoire coloniale devrait nous inciter à reconnaître la valeur des connaissances et des pratiques de ceux qui ont été et restent les premiers concernés.
Le projet COCOLE est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance la recherche sur des projets en France. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de la recherche fondamentale et appliquée dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre la science et la société. Pour en savoir plus, consultez le site web de l’ANR.
Université Paris Dauphine, Université Aalto et IAE La Rochelle,
27 mai 2025.