Une véritable embrouille d’Etat, au long cours, sur les chiffres.

CHAPITRE III

III-1 Le Ministre et son Administration fiscale confessent finalement aux parlementaires de la Commission Finances & Budget ce qu’ils se sont refusé à dire à la Cour des comptes.

Cela semble être passé comme une lettre à la poste à l’issue des 3 auditions qui ont été provoquées par le rapport de la Cour des comptes de juin 2022. Mais c’est pourtant ahurissant.

La Cour des comptes enquête de mars 2021 à décembre 2021 et dans ce cadre rencontre de nombreux responsables. Elle envoie le 23 mars 2022 son projet de rapport au Ministre des Finances, au Président du Comité de direction de SPF Finances, à l’Administrateur général de l’AGFisc et enfin à  l’Administrateur général de l’Agisi. Elle reçoit le 06 mai 2022 la réponse du Ministre des Finances et précise avoir intégré dans son rapport de juin 2022 les remarques formulées par le Ministre ainsi que celles de l’Administration fiscale. Elle précise avoir réceptionné le 13 mai 2022 la réponse du SPF Finances. La réponse du Ministre est jointe à son rapport, ce qui n’est pas le cas  de celle du SPF Finances.

Le Ministre des Finances ne dit pas un mot  des énormes incohérences chiffrées que la Cour des comptes avait mises en exergue.
Dans sa réponse, le Ministre des Finances écrit: « en juin 2021, le Comité ministériel pour la lutte contre la fraude fiscale et sociale a confié au Collège pour la lutte contre la fraude fiscale et sociale la mission d’établir un deuxième plan d’action concernant des thèmes internationaux. Le 1er avril 2022, le Comité ministériel a approuvé ce deuxième plan d’action contenant notamment des actions susceptibles d’avoir une incidence sur les constatations de votre rapport. ». Mais il ne dit pas un mot  des énormes incohérences chiffrées que la Cour des comptes avait mises en exergue dans son rapport de juin 2022. L’existence d’un Comité ministériel contre la fraude fiscale (et sociale) qui prend les décisions politiques en la matière et d’un Collège pour la lutte contre la fraude fiscale et sociale n’ont pas permis non plus de répondre à ces énormes incohérences chiffrées mises en évidence par la Cour des comptes. Le Collège, présidé par le Ministre des Finances, est pourtant composé des administrations (AGPR[1], ISI[2], Administration Douanes et Accises, AGF[3], Service de Coordination Anti-fraude (CAF[4]), CTIF[5]…), des directions et institutions impliquées dans la lutte contre la fraude, de certains procureurs généraux et du procureur fédéral. Le Collège peut inviter des experts ou tout fonctionnaire dirigeant d’un service public s’il l’estime utile dans le cadre de sa mission. Un représentant du Ministre de la Justice peut également assister à la réunion. Eh bien, cet impressionnant aéropage n’a pas non plus permis d’éclairer la Cour des comptes sur les incohérences chiffrées constatées.

Dans de nombreux cas, les entreprises ne remplissent pas correctement le formulaire mais joignent plutôt un PDF en pièce jointe. De cette manière, le SPF Finances ne peut pas traiter automatiquement les données.
Et ce n’est que le 26 octobre 2022, dans son exposé introductif à l’audition de l’Inspection Spéciale des Impôts), que Mr Jean-François Vandermeulen[6], administrateur-général, AGISI, SPF Finances mentionne (page 42 du dossier du Rapporteur) :  « Dans les déclarations relatives à l’exercice d’imposition 2021 (paiements effectués en 2020), un montant de 578 milliards d’euros a été déclaré. Le montant total comprend ainsi les montants liés au cash pooling et aux overnights. Les intérêts sur les comptes étant bas en Belgique, certaines entreprises préfèrent transférer leurs liquidités excédentaires pour une brève période vers des comptes dans des paradis fiscaux qui rapportent des intérêts plus élevés. C’est ce qu’on appelle les paiements overnight, ou paiements au jour le jour. Si on filtre les données pour exclure ces montants, on obtient un montant de 383 milliards d’euros. » Comme pour anticiper de potentiels et futurs questionnements, Mr Vandermeulen précise « qu’en raison de la faible qualité de certaines données reçues, ce filtre ne peut pas être appliqué exactement. Dans de nombreux cas, les entreprises ne remplissent pas correctement le formulaire 275F[7] via BizTax, mais joignent plutôt un PDF en pièce jointe. De cette manière, le SPF Finances ne peut pas traiter automatiquement les données. C’est quelque chose que le SPF Finances a toujours communiqué dans ses réponses à plusieurs questions parlementaires. »

Mais le mensonge fait maintenant place au refus, refus d’expliquer ce qu’ils avaient caché en le travestissant.
Contraints d’avouer ce qu’ils voulaient cacher, ils en sont réduits à devoir expliquer ce qu’ils ne voulaient pas. Mais le mensonge fait maintenant place au refus, refus d’expliquer ce qu’ils avaient caché en le travestissant. Ils s’en tiennent là et maintiennent l’opacité, envers et contre tout.

En effet, qu’a-t- appris entre le rapport de la Cour des Comptes de fin juin 2022 et la  fin des auditions le 09 novembre 2022 ? Rien ou si peu, au nom d’une opacité délibérée. L’audition de la Cour des comptes ne donne guère plus d’informations que celles déjà fournies par son rapport, mais l’expression orale et les réponses aux questions ont permis d’obtenir une tonalité moins « bridée ».

 

III-2 Entrave au fonctionnement du pouvoir législatif ?

Pourquoi l’Administration et son Ministre de tutelle procèdent-ils à cet aveu si tardivement ?
Pourquoi le fait que le montant des placements au jour le jour et la centralisation des opérations de  trésorerie (cash pooling) étaient exclus des chiffres officiels communiqués n’a-t-il pas été dévoilé à  la Cour des comptes  dès le début de son audit ? Au cours de son audit ? Pourquoi cela ne lui a-t-il pas été dit dans le cadre des commentaires au pré-rapport qu’elle a adressé au Ministre et à son Administration ? Doit-on conclure que le Ministre et son Administration ont découvert entre juin 2022, date de publication du rapport de la Cour des comptes et octobre /novembre 2022, dates d’audition de SPF Finances et de son Ministre de tutelle que ce qui servait à expliquer principalement l’énormité des chiffres n’était pas inclus dans ces derniers ? La Cour des comptes a-t-elle été informée de « cette découverte » avant l’audition de SPF Finances  et du Ministre ?  Ou l’a-t-elle appris lors de ces audiences ? Pourquoi l’Administration et son Ministre de tutelle procèdent-ils à cet aveu si tardivement, le réservant ainsi à la Commission Finance & Budget dans le cadre de réponses aux questions de 2 parlementaires[8] ? Pourquoi le Ministre des Finances se croit-il obligé de préciser, lors de son audition de novembre 2022que « après vérification, la différence entre  les chiffres bruts et les chiffres officiels, le montant réel de 383 milliards d’euros a été établi et exclut le montant des placements au jour le jour et la centralisation de la trésorerie (cash pooling) ?

N’est-on pas en droit de se poser la question de savoir si l’Administration et son Ministre de tutelle ont fait obstruction à l’audit de la Cour des comptes ?
N’est-on pas en droit de se poser la question de savoir si l’Administration et son Ministre de tutelle ont vraiment collaboré pleinement et de bonne foi avec la Cour des comptes ? N’est-on pas en droit de se poser la question de savoir si l’Administration et son Ministre de tutelle ont fait obstruction à l’audit de la Cour des comptes ? Ces questions sont d’importance. Comment se fait-il que le Ministre n’ait pas été interrogé sur un point aussi crucial pour la démocratie ? Comment se fait-il que la Présidente de la Commission Finances & Budget, Madame Marie-Christine Marghem, ne soit pas intervenue sur une question aussi essentielle (il semble bien que Madame la Présidente n’ait posé aucune question tout au long des 3 auditions) ?
Le Ministre et son Administration font porter à la Cour des Comptes la responsabilité de commentaires erronés.
Le Ministre et son Administration font ainsi porter à la Cour des Comptes la responsabilité d’affirmations erronées sans que cela ne déclenche la moindre interrogation ? N’y a-t-il pas matière à constater une véritable entrave faite par le pouvoir exécutif au pouvoir législatif (la Cour des comptes est un organe collatéral du parlement ) ?

Rappelons que le Ministre se prononce sur les paiements effectués en 2020 et déclarés en2021 pour  383 milliards, mais pour les années précédentes ? La conséquence de cette opacité maintenue puis dévoilée n’est pas mince : le Ministre et son Administration font porter à la Cour des Comptes la responsabilité de commentaires erronés.

Christian Savestre

Table des matières

Chapitre I – Après l’avoir abusée, le Ministre des Finances et son Administration fiscale finissent par lâcher – piteusement – la vérité à la Cour des comptes.
Chapitre II – La Cour des comptes avait pourtant interrogé les autorités responsables, mais avait été contrainte de déclarer qu’elle n’avait pas reçu d’explications satisfaisantes.
Chapitre III – Une véritable embrouille d’Etat, au long cours, sur les chiffres
Chapitre IV – Une loi pour faire semblant, appliquée en faisant semblant.
Chapitre V – Depuis 2010, des milliers de milliards de paiements vers des paradis fiscaux qui n’ont pas inquiété grand-monde, jusqu’à ce que la Cour des comptes décide de mener son enquête.
Chapitre VI – Un inexplicable désintérêt des parlementaires
Chapitre VII – Opacité et art de l’esquive comme mode de gouvernance.
Chapitre VIII – Les Emirats Arabes Unis, « Le stade Dubaï du capitalisme »
Chapitre IX – Une future étude scientifique
Chapitre X – Pas de risque de fraude des particuliers effectuant des paiements dans des paradis fiscaux, déclare le Ministre des Finances.
Chapitre XI – Un énorme scandale maintenu sous cloche
Chapitre XII – Trois  auditions, trois occasions de savoir, trois constats d’échec
Chapitre XIII – Les constats d’échec en détails

ANNEXES

Annexe I – Méthodologie
Annexe II – Quelques points de repère chronologiques
Annexe III – Audition des Représentants de l’Inspection Spéciale des Impôts du 26 novembre 2022
Annexe IV – Audition du Ministre des Finances du 09 novembre 2022
Annexe V – Tableau de calcul du passage des chiffres officiels aux chiffres officiels corrigés sur base du cash pooling prétendument inclus dans ces chiffres officiels

[1] AGPR Administration Générale de la Perception et du Recouvrement

[2] ISI Inspection Spéciale des Impôts

[3] AGF Administration Générale Fiscalité

[4] CAF Coordination Antifraude

[5] CETIF Cellule de Traitement des Informations Financières

[6] https://www.levif.be/belgique/le-cumul-du-nouveau-boss-de-lisi-fait-tache-enquete/ en mai 2021 à la tête de l’ISI, fonctionnaire aux Finances depuis 1992, possédant une société commerciale dénommé Fourwinds et dont l’un des objets est la gestion de patrimoine. L’article du Vif indique : « son prédécesseur était resté en place pendant plus de quinze ans, au-delà de l’âge légal de la pension. En outre, depuis deux décennies, le siège est occupé, sans partage, par des libéraux. A Ghislain Vandercapellen, étiqueté VLD-MR, a succédé, en 2005, Frank Philipsen, qui venait de quitter le secrétaire d’Etat Hervé Jamar (MR) en tant que chef de cabinet. Et voilà que le frais émoulu Jean-François Vandermeulen est également étiqueté MR. Un vrai bastion bleu, ce poste de grand chef de l’ISI »

[7] Le formulaire 275F est celui par lequel sont déclarés les paiements vers les paradis fiscaux

[8] Cécile Cornet (Ecolo) et Marco Van Hees (PTB)


By Christian Savestre

Journaliste chez POUR et référent pour les questions d’économie politique chez POUR et ATTAC Bruxelles 2, Christian Savestre est spécialiste de l’évasion fiscale et des grands cabinets d'audit et de stratégie. À la différence de beaucoup, il aborde cette thématique sous un angle résolument politique, à rebours des coutumières minuties techniques qui n’aboutissent souvent qu’à marchander le poids de nos chaînes (sic). A rebours (encore !) des approches traditionnelles qui se concentrent sur les gros fraudeurs, il analyse en profondeur les organisateurs de cette évasion fiscale (les Big Four et ceux qui les suivent), dont il connait bien les méthodes, pour les avoir longuement côtoyés dans sa carrière professionnelle. Christian a sorti de nombreux dossiers d’enquête. Ses analyses sont minutieuses et ses démonstrations implacables. (Surtout, ne lui parlez pas d’optimisation fiscale ! Elle est tout aussi illégitime que l’évasion fiscale ! )