Un inexplicable désintérêt des parlementaires

CHAPITRE VI

VI-1 Une présence inversement proportionnelle aux enjeux.

Si un tel sujet ne mobilise pas, quels vont être ceux qui vont déclencher leur intérêt alors que les budgets fédéraux, régionaux crient famine.
383 milliards de paiements effectués par 760 entreprises belges vers une trentaine de paradis fiscaux : le commun des mortels pouvait s’attendre à ce que les membres de la Commission Finances & Budget de la Chambre des Représentants se soient précipités pour assister aux 3 auditions résultant du rapport de la Cour des comptes. Car enfin, si un tel sujet ne mobilise pas, quels vont être ceux qui vont déclencher leur intérêt alors que les budgets fédéraux, régionaux crient famine et que les chantres des grands équilibres économiques nous rappellent sans cesse que la dette publique doit être impérativement réduite, ne serait-ce que pour ne pas laisser un tel fardeau à nos petits-enfants ! Comme si l’évasion fiscale n’avait pas d’effet sur ces données !

Les salles d’audience étaient fort dégarnies.
Eh bien, le citoyen lambda, s’il avait été là, aurait été fort déçu. Les salles d’audience étaient fort dégarnies. 16 députés pour entendre la Cour des comptes, 10 députés pour entendre le Ministre des Finances et 4 députés, oui 4 députés, pour entendre le SPF Finances.  Pour reprendre la terminologie chère au management, il ne s’agit pas d’équivalents temps plein ! Certains ne sont présents qu’au début ou à la fin, d’autres vont et viennent ou ne reviennent pas. La Présidente de la Commission Finances & Budget ne fait pas non plus montre d’omniprésence.

Ils n’étaient que 2 à avoir assisté à 2 des 3 auditions, les autres faisant sans doute confiance  à leurs représentants élus.
Sur un thème à l’enjeu aussi capital pour leurs électeurs, il y avait lieu de penser que nombre de députés, non membres de la Commission Finances & Budget, se seraient déplacés « au balcon de l’hémicycle » pour entendre ce que pouvaient bien recouvrir ces milliers de milliards d’euros envolés de Belgique vers une trentaine de paradis fiscaux depuis 2010.  Ces députés curieux, s’ils étaient venus au balcon, y auraient retrouvé 2 personnes, ils n’étaient en effet que 2 à avoir assisté à 2 des 3 auditions (Cour des comptes et Ministre des Finances, personne vraisemblablement pour l’audition de SPF Finances), les autres faisant sans doute confiance  à leurs représentants élus.

Pour mémoire, ils sont, à la Commission Finances et Budget, 17 membres effectifs et 26 membres suppléants, soit 43 au total. Parmi les membres effectifs, seuls 8 se sont exprimés d’après le dossier du rapporteur, 2 partis ne le faisant pas c’est-à-dire le Vlaams Belang et le CD&V, sauf à considérer que Mr Servais Verherstraeten (CD&V) soit devenu membre effectif alors qu’il ne figure pas sur la liste des membres ni à la date du dépôt du rapport, ni sur le site de la Chambre . La Présidente Marie-Christine Marghem (MR) ne s’est exprimée, à notre connaissance, que pour nommer le Rapporteur des 3 auditions, Mr Benoît Piedboeuf (MR). Un parti ne s’est pas exprimé, le Vlaams Belang. Aucun des 26 suppléants ne s’est exprimé à l’exception de Mme Gitta Vanpeborgh (Vooruit) que l’on ne retrouve pas comme membre de la Commission, ni sur le site de la Chambre, ni sur la page 2 du dossier du Rapporteur qui liste la composition de la Commission à la date de dépôt du rapport.

 

VI-2 Une cabine téléphonique, sans enregistrement audio et vidéo, pour salle d’audience ? 

Tous les partis n’étaient donc pas représentés.
L’audition de SPF Finances aurait pu, effectivement, s’y tenir. 4 députés présents dans la salle et personne au balcon. Tous les partis n’étaient donc pas représentés. En l’absence d’enregistrement, l’on ne sait si la Présidente de la Commission Finances & Budget était présente. Au regard des questions posées selon le dossier du Rapporteur, l’on peut conclure, en l’absence d’autres informations, que seuls Ecolo (Cécile Cornet) , le PTB (Marco Van Hees), le PS (Ahmed Laaouej), et Vooruit (Mme Gitta Vanpeborgh) ont considéré nécessaire d’y assister (La Présidente était-elle présente ?). Les autres (N-VA, Vlaams Belang, MR, CD&V et Open Vld) avaient donc des choses plus importantes à faire et n’avaient pas non plus, trouvé de suppléants. Ils n’auront donc pu entendre le SPF Finances faire aveu de l’inexistence, dans les chiffres publiés par le Ministère des Finances, des données servant à justifier de leur énormité. On n’ose imaginer qu’ils ne voulaient pas l’entendre. A moins que cette attitude soit dans la ligne de ce qui les avait conduits, durant 12 années, à ne pas missionner eux-mêmes la Cour des comptes.

L’assiduité des parlementaires sur un sujet aussi déterminant pour la vie en société (le consentement à l’impôt notamment ) aurait sans doute eu besoin d’être incitée par une présence au balcon qui s’est révélée lacunaire également. A quand des séances en nocturne afin de donner la possibilité d’y assister aux citoyens et associations etc. pris par leur travail, dans la journée ?

 

VI-3 L’audition de SPF Finances n’a pas été enregistrée. Pourquoi ? 

L’examen du programme de réunions des Commissions à la Chambre en cette journée du mercredi 26 octobre 2022 questionne encore plus sur les raisons qui ont présidé à la décision de cantonner cette très importante audience dans une salle non équipée.

Interloqués, nous avons reçu l’explication suivante du Service Communication externe de la Chambre des Représentants :  « Toutes nos réunions, sauf rares exceptions, sont retransmises en direct sur notre plateforme vidéo. Les vidéos sont ensuite archivées sur la même plateforme. La commission dont vous parlez n’a pas été diffusée tout simplement parce que la salle où elle s’est déroulée est une ancienne salle qui ne dispose pas de matériel de streaming. Mais elle était bien publique. Il est vrai que c’est une information qui n’est pas visible sur l’agenda et que nous communiquons sur l’absence de streaming uniquement sur twitter. Cette situation survient quand les commissions simultanées sont en trop grand nombre pour pouvoir avoir lieu dans les salles équipées de caméras et de matériel de transmission. Nous sommes alors contraints de les faire prendre place dans des salles de commission plus anciennes. Nous sommes désolés pour ce désagrément que nous essayons de limiter au maximum ».

Passant en revue le compte Twitter de la Chambre, nous avons pu en effet constater que la non-retransmission en direct est exceptionnelle.

N’aurait-il pas été possible, compte-tenu des enjeux en cause, de planifier une autre date afin de tenir l’audition dans une salle équipée ?
Quant à la journée du 26 octobre 2022, nous avons pu constater sur le site de la plateforme vidéo, que les 9 Commissions publiques qui se sont réunies ce jour-là ont toutes donné lieu à enregistrement, y compris la Commission Finances & Budget pour l’une des 2 réunions tenues ce jour-là, mais pas pour celle de l’audition de SPF Finances à propos des milliers de milliards de paiements vers les paradis fiscaux. Il y a là un paradoxe d’autant plus choquant quand on le rapproche des raisons invoquées par la Cour des comptes pour se saisir d’initiative de la question :  l’intérêt social, l’importance budgétaire, la présence de certains risques et les plus-values attendues.

N’aurait-il pas été possible, compte-tenu des enjeux en cause, de planifier une autre date afin de tenir l’audition dans une salle équipée ? Cette question nous en fait poser une autre : qui décide en la matière ? Tout cela ne masque-t-il pas un manque de volonté de donner toute l’audience que mérite une telle audition ? Et si les plannings étaient à ce point chargés et sans flexibilité aucune, une réelle volonté aurait pu déclencher des solutions techniques de substitution, comme celles permises par des gsm haut de gamme.

 

VI-4 Droit de suite. Nouvelle mission pour la Cour des comptes. Enquête parlementaire.

A ce stade, l’on ne sache pas que quoi que ce soit ait été décidé pour que le débat parlementaire instauré puisse se poursuive afin d’éviter un enterrement de 1ère classe.
A ce stade, l’on ne sache pas que quoi que ce soit ait été décidé pour que le débat parlementaire instauré puisse se poursuivre afin d’éviter un enterrement de 1ère classe qui, s’il devait avoir lieu, constituerait un terrible affront à la démocratie et un formidable vecteur pour ceux qui rêvent de lui voir se substituer un régime autoritaire.

Le Parlement n’avait pas jugé bon, depuis la date d’entrée en vigueur de la loi le 01 janvier 2010, de saisir la Cour des comptes sur le thème dont cette dernière s’est finalement emparée. Après le rapport de la Cour des comptes et les 3 auditions qu’il a entraînées, l’on ne comprendrait pas qu’une ou plusieurs missions soient confiées à la Cour des comptes, non seulement sur cette question des paiements des entreprises belges vers des paradis fiscaux, mais aussi sur le thème élargi de la lutte contre l’évasion fiscale.

Rappelons tout de même que les 3 questions d’audit auxquelles la Cour des comptes s’était assignée de répondre avaient reçu 3 réponses accablantes :

– La réglementation relative aux paiements effectués vers les paradis fiscaux est-elle claire et cohérente ? Elle n’est ni claire, ni cohérente. 

– L’Administration fiscale est-elle suffisamment organisée en vue d’un contrôle efficient et efficace des paiements effectués vers les paradis fiscaux ? Elle n’est pas suffisamment organisée

– L’obligation déclarative et sa réglementation contribuent-t-elles à la réalisation de l’objectif stratégique en matière de lutte contre la fraude fiscale internationale ? Elles n’y contribuent pas. 

Et comme cet implacable constat a été suivi d’auditions « anesthésiantes » de la part de l’Administration et de son Ministre de tutelle, ouvrant le champ à bien d’autres aspects d’audit, y compris sur le même thème, une nouvelle mission de la Cour des comptes devrait être d’envergure.

 

VI-5 Impossibilité de faire avancer les choses ?

On aurait pu imaginer qu’un tel sujet puisse dépasser, au moins sur certains aspects, les lignes partisanes.
On aurait pu imaginer qu’un tel sujet puisse dépasser, au moins sur certains aspects, les lignes partisanes. Les questions posées, se transformant quelquefois en points de vue exprimés sans réelles questions, illustrent fortement le fossé à combler afin de parvenir à un tel dépassement.

Faut-il en conclure que des commissions d’enquête éventuelles réunissant des adversaires politiques ne pourront jamais aboutir à des rapports d’enquête unanimes ? Cela existe pourtant dans plusieurs pays importants, y compris certains n’ayant pas la culture du compromis existant en Belgique.

Il est à noter comme étant extrêmement surprenant que la Cour des Comptes puis l’Administration fiscale et enfin le Ministre des Finances n’aient pas eu à répondre à des questions de la Commission Finances & Budget, mais seulement à des questions de certains membres de la Commission Finances & Budget.

Pourquoi une telle situation ?  Alors même que c’est au législatif de prendre un certain nombre de choses en mains, comme le rappelle l’Administration fiscale à chaque fois qu’elle le peut.

Christian Savestre

Table des matières

Chapitre I – Après l’avoir abusée, le Ministre des Finances et son Administration fiscale finissent par lâcher – piteusement – la vérité à la Cour des comptes.
Chapitre II – La Cour des comptes avait pourtant interrogé les autorités responsables, mais avait été contrainte de déclarer qu’elle n’avait pas reçu d’explications satisfaisantes.
Chapitre III – Une véritable embrouille d’Etat, au long cours, sur les chiffres
Chapitre IV – Une loi pour faire semblant, appliquée en faisant semblant.
Chapitre V – Depuis 2010, des milliers de milliards de paiements vers des paradis fiscaux qui n’ont pas inquiété grand-monde, jusqu’à ce que la Cour des comptes décide de mener son enquête.
Chapitre VI – Un inexplicable désintérêt des parlementaires
Chapitre VII – Opacité et art de l’esquive comme mode de gouvernance.
Chapitre VIII – Les Emirats Arabes Unis, « Le stade Dubaï du capitalisme »
Chapitre IX – Une future étude scientifique
Chapitre X – Pas de risque de fraude des particuliers effectuant des paiements dans des paradis fiscaux, déclare le Ministre des Finances.
Chapitre XI – Un énorme scandale maintenu sous cloche
Chapitre XII – Trois  auditions, trois occasions de savoir, trois constats d’échec
Chapitre XIII – Les constats d’échec en détails

ANNEXES

Annexe I – Méthodologie
Annexe II – Quelques points de repère chronologiques
Annexe III – Audition des Représentants de l’Inspection Spéciale des Impôts du 26 novembre 2022
Annexe IV – Audition du Ministre des Finances du 09 novembre 2022
Annexe V – Tableau de calcul du passage des chiffres officiels aux chiffres officiels corrigés sur base du cash pooling prétendument inclus dans ces chiffres officiels

 


By Christian Savestre

Journaliste chez POUR et référent pour les questions d’économie politique chez POUR et ATTAC Bruxelles 2, Christian Savestre est spécialiste de l’évasion fiscale et des grands cabinets d'audit et de stratégie. À la différence de beaucoup, il aborde cette thématique sous un angle résolument politique, à rebours des coutumières minuties techniques qui n’aboutissent souvent qu’à marchander le poids de nos chaînes (sic). A rebours (encore !) des approches traditionnelles qui se concentrent sur les gros fraudeurs, il analyse en profondeur les organisateurs de cette évasion fiscale (les Big Four et ceux qui les suivent), dont il connait bien les méthodes, pour les avoir longuement côtoyés dans sa carrière professionnelle. Christian a sorti de nombreux dossiers d’enquête. Ses analyses sont minutieuses et ses démonstrations implacables. (Surtout, ne lui parlez pas d’optimisation fiscale ! Elle est tout aussi illégitime que l’évasion fiscale ! )