Les conditions de la participation au travail. Le cas des entrepôts “lean” (France-Italie)

Enquêtes ouvrières en Europe – 23

Dans les entrepôts de courrier express, la normalisation des procédés a été accompagnée ces dernières années par l’introduction d’outils inspirés du « lean management » (traduit en français par production « frugale » ou « au plus juste »), voués à favoriser l’implication des salarié·es dans la résolution des tensions organisationnelles entre standardisation et diversification. L’article, qui repose sur une enquête menée entre 2016 et 2018 sur deux sites de l’entreprise TNT Express en France et en Italie, est consacré aux usages différenciés par les collectifs de travail des dispositifs d’évaluation et participatifs. Nous montrerons que les variations observées sont le produit de facteurs opérant à des échelles multiples (nationale, de la firme et du site). Nous mettrons également en lumière, grâce à la comparaison entre les deux sites, les conditions de la participation des salarié·es à l’évaluation dans le cadre du « lean management ». 

La logistique distributive1, secteur charnière entre production et consommation, a été marquée au cours des dernières années par un mouvement progressif d’industrialisation (Benvegnù et Gaborieau, 2020). La normalisation des procédés, l’introduction de contraintes industrielles et de normes de qualité, a exacerbé la tension entre une logique de production d’un flux massifié de marchandises et une logique de qualité propre aux activités de service censées répondre en juste-à-temps aux demandes diversifiées des clients. Cette contradiction est particulièrement visible dans les entrepôts de courrier express, objet de cet article, qui se caractérisent par la variabilité des flux traités et les délais de livraison très courts.

  • 2 Des techniques d’écriture inclusive ont été utilisées dans la rédaction de cet article, mais lorsqu (…)

2C’est dans ce contexte que les multinationales du secteur ont entamé des réorganisations productives en s’appuyant sur les outils de la production « lean » (production « frugale » ou « au plus juste »), visant à combiner des procédures de travail standardisées avec le travail en équipe et la participation des salarié·es2. Les indicateurs de performance (KPIs, key performance indicators), la comparaison internationale (benchmarking), les groupes participatifs et les cercles de qualité sont ainsi voués à fluidifier la production et à favoriser l’implication du personnel dans la résolution des tensions entre pression temporelle, standardisation et diversification de la demande.

3La combinaison de ces dispositifs soulève aussi l’enjeu de la « tension permanente », dans ce secteur, entre une « logique de la standardisation » et une « logique de la participation » (Vallas, 2006, p. 1690 ; voir aussi Appelbaum et Batt, 1994), propre à la production « au plus juste ». Face à ces « pressions contradictoires » (Vidal, 2019) au sein des entrepôts — entre autonomie, polyvalence et coopération d’un côté, et standardisation et déqualification de l’autre —, les gestionnaires semblent opter le plus souvent pour un modèle « suffisamment léger » (« lean enough », Smith et Vidal, 2019). Au sein de celui-ci, la priorité est donnée à la standardisation, au travail à la chaîne et à l’intensification du travail par rapport à la formation, à la responsabilisation et donc à la participation des salarié·es qui se déploie dans ce contexte sous une forme purement « consultative » (Vidal, 2017). Ces divers traits correspondent aux observations réalisées dans le cadre d’une enquête de terrain menée sur deux sites de TNT Express, en Île-de-France et en Vénétie, sur laquelle repose cet article.

4Cependant, à rebours de l’idée d’une homogénéisation des pratiques liée à la normalisation des procédés, l’enquête a mis en évidence des usages différents, sinon opposés, des outils gestionnaires par les salarié·es des deux entrepôts. Alors que sur le site italien les outils participatifs sont perçus comme une perte de temps, dans le cas français le groupe est mobilisé autour de l’élaboration de stratégies collectives visant à atteindre les objectifs productifs.

5Il s’agira donc dans cet article d’interroger, par le biais de la comparaison entre deux entrepôts de la même firme dans deux pays, les raisons de ces variations : comment une politique d’entreprise aussi normalisée peut-elle se traduire par des usages si différents ? Quels facteurs permettent d’expliquer les variations dans la manière dont les équipes se réapproprient les mêmes outils participatifs sur les deux sites ?

6Les travaux qui se sont attachés à saisir l’« encastrement » social des activités des multinationales (Heidenreich, 2012) ont permis de faire ressortir l’importance de l’échelle du site, aux côtés du cadre national, dans l’explication des variations au sein de modèles standardisés. Ils ont mis en lumière, par exemple, l’importance de la dimension « relationnelle » entre management et salarié·es (Vallas, 2006, p. 1678), de l’histoire particulière de chaque établissement et des « perceptions de l’avenir » (Rothstein, 2016) qu’ont les salarié·es et que ces différentes histoires produisent. Ils ont également souligné le rôle joué par les compromis sociaux « en constant devenir » entre acteurs de la firme (Pardi, 2005, p. 203) et les « contingences organisationnelles » liées à « la position des unités dans les rapports de force au sein de la multinationale » (Pohn-Weidinger et Zimmermann, 2020, p. 10). Dans la lignée de ces travaux, nous montrerons que les variations observées sont le produit de facteurs opérant à différentes échelles — nationale, de la firme et du site —, dont nous tenterons de définir les influences respectives. Nous mettrons également en lumière, grâce à la comparaison, la logique disciplinaire d’outils d’évaluation et de participation s’appuyant principalement sur la mise en concurrence entre sites de la même firme.

7Nous reviendrons dans un premier temps sur les spécificités des transformations organisationnelles et des tensions qu’elles produisent au sein des entrepôts étudiés. Dans la deuxième partie de l’article, il s’agira d’analyser la manière dont les dispositifs d’évaluation, qui traduisent une tension entre standardisation et participation, se déploient concrètement sur les deux sites selon une dynamique de délégation des contradictions vers le bas de la hiérarchie professionnelle. Enfin, la troisième partie sera consacrée à la recension et à l’interprétation des variations de l’usage des outils participatifs dans les deux entrepôts.

Encadré 1. Méthodologie
Cet article repose sur une enquête de terrain menée dans le cadre d’un travail de thèse au sein de deux entrepôts de TNT Express, aujourd’hui TNT-FedEx, à Padoue en Italie, et en région parisienne. L’enquête, conduite entre 2016 et 2018, s’appuie sur des observations à découvert, sur trente entretiens approfondis avec des salarié·es, des syndicalistes et des manageurs et manageuses, et sur une étude d’archives syndicales. La double entrée sur le terrain, par voie syndicale d’abord (pour un premier cycle d’entretiens) et via la direction dans un deuxième temps (réalisation d’un stage de deux mois sur chaque site), a permis de multiplier les points de vue recueillis sur l’organisation étudiée. L’enquête à découvert a rendu possible la mise en place d’une observation « transversale » (Muller, 2007), ou multifocale, reposant sur des observations de postes variés et à différents moments de la journée de travail : des postes de saisie informatique et de service clients, des postes de manutention (tri, chargement et déchargement et livraison des colis), mais aussi des réunions consacrées à l’évaluation des performances (« stand up meetings »). Le choix de la comparaison internationale a été guidé par la problématique de recherche, qui visait à étudier d’une part les effets en entrepôt des transformations plus larges d’un secteur devenu central pour les économies contemporaines, et d’autre part la façon dont les entreprises multinationales de logistique s’adaptent au contexte socio-économique local, régional et national dans lequel elles opèrent. Plutôt qu’une comparaison « terme à terme », l’enquête cherchait à saisir la cohérence de configurations locales spécifiques, en réinscrivant chacun des deux cas dans son contexte régional et national (Benvegnù, 2018).
Les noms des personnes citées dans l’article ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

1. Industrialisation et diversification du modèle organisationnel

8« J’ai un camion dans ma tête qui fait toutes les livraisons en même temps ». C’est avec cette phrase que m’accueille Fabien, délégué CGT (Confédération générale du travail) et chef d’équipe, lors de mon premier jour sur le terrain parisien, l’air excédé. Cette anecdote résume assez bien le type de stress produit par l’organisation du travail dans les entrepôts de courrier express. À l’injonction d’y maintenir le flux en tension, se rajoute aujourd’hui la contrainte de réagir quotidiennement aux fluctuations quantitatives et qualitatives de la demande, ce qui produit un surcroît d’engagement dans le travail (Gollac, 2005, p. 197).

9Les « expressistes », selon l’expression indigène, se distinguent des autres prestataires, des « vrais logisticiens », puisque le cœur de l’activité ne consiste pas dans le stockage et la gestion des flux de marchandises pour une ou plusieurs entreprises (ce qui est le cas dans la grande distribution alimentaire, par exemple), mais dans la vente d’un service de transport interurbain ou international à valeur ajoutée, c’est-à-dire la livraison de documents et de colis dans un délai court (généralement 24h ou 48h) à une multitude de clients. Le principal service fourni par les entreprises de courrier express est donc aujourd’hui le « temps », la tarification n’étant plus basée, comme par le passé, sur les kilomètres et les tonnes, mais sur les délais de livraison (Bologna, 2018).

  • 3 Le fret en entrepôt est partagé entre « lourd » (plus de 30 kilos) et « léger ».

10Les colis, de différentes formes et dimensions3, arrivent chaque jour en entrepôt via des « navettes » (des poids-lourds assurant la liaison entre deux « hubs ») et, une fois triés en fonction de la destination, doivent en sortir idéalement le lendemain, soit par « navette » vers un autre hub, soit à bord d’un véhicule léger pour être livrés directement aux clients. Des deux côtés du site, s’ouvrent des portes permettant aux marchandises d’être chargées et déchargées. Au centre est située une « ligne de tri », et à l’intérieur de plusieurs « cages » sont stockés les colis en attente de livraison. Les moments où l’activité est la plus intense sont le matin, quand les tournées des chauffeurs-livreurs doivent être organisées en fonction des différentes adresses, et la nuit, quand le fret arrive et doit être trié sur la ligne.

  • 4 Au moment du déroulement de l’enquête, le taux d’automatisation (« report automation ») était de 40 (…)

11Dans ce sous-secteur, la face la plus visible de l’industrialisation de la « production du flux » logistique (Benvegnù et Gaborieau, 2017) est l’automatisation progressive du tri. Dans les entrepôts où le convoyeur (la ligne de tri des colis) est automatisé4, une fois déchargés les colis sont insérés sur les « lignes d’injection », scannés et étiquetés par un ouvrier appuyant sur une pédale à un rythme régulier pour arrêter la chaîne le temps de coller l’étiquette, puis envoyés sur la ligne qui pèse, scanne et enregistre le colis. Celui-ci sera ensuite dirigé vers la « porte » de l’entrepôt correspondant à sa destination. La rationalisation du processus guidé par la machine intensifie le travail car elle produit une diminution de ses porosités, comme le décrit Marco, manutentionnaire à l’entrepôt de Padoue :

« Il y a eu donc une sorte de réorganisation. Ça m’a toujours intrigué. Avec les machines, les choses se sont transformées […]. Avec les machines, ça a évolué. Avant on commençait à 14h30, maintenant à 16h00. Ils ont retiré tous les moments où les gens pouvaient s’asseoir, fumer, ils les ont tous rétrécis » (Marco, 38 ans, Padoue, 20/07/2016).

12L’industrialisation du travail s’inscrit ici dans un contexte particulier, où les flux traités sont discontinus puisque les ordres sont variables. En plus des pics saisonniers, qui affectent le secteur logistique dans son ensemble (les fêtes de fin d’année ou les périodes de soldes, par exemple), il s’agit d’adapter l’activité chaque jour et au dernier moment à une nouvelle situation en termes de volumes, adresses de destination et typologie des produits, tout en respectant des délais stricts de livraison. La nécessité de s’adapter à des flux imprévisibles structure fortement le travail en entrepôt qui se déroule sous pression temporelle et dans une atmosphère d’urgence permanente. Riccardo, qui travaille à l’entrepôt TNT de Padoue depuis 1989, est aujourd’hui « dispatcher ». Son rôle est d’organiser les tournées de distribution des chauffeurs-livreurs pour sa « zone », en s’adaptant à la variabilité de la demande :

« C’est un travail sans fin, chaque jour est différent. Les marchandises ne sont pas les mêmes, et les clients non plus. Ensuite, il y a la variable des absences. Et il y a le commerce au détail, qui ne reçoit les livraisons que sur rendez-vous, comme Unix, et je dois donc appeler les clients un par un. En plus, en novembre il y aura certainement une forte augmentation de l’activité d’Amazon, je vois qu’ils sont déjà à la recherche de chauffeurs supplémentaires, car Amazon a prolongé son contrat avec TNT » (Riccardo, 56 ans, Padoue, 19/10/2016).

13Le développement récent du commerce en ligne, et notamment d’Amazon qui, en France comme en Italie, fait appel aux sociétés de messagerie pour effectuer ses livraisons, a favorisé l’automatisation progressive du tri. L’accroissement de l’activité business-to-customer (B2C) — c’est-à-dire l’augmentation du nombre de colis livrés directement « à domicile » — entraîne en effet la hausse des petits envois vers des destinations multiples (Alimahomed-Wilson, 2020, p. 114). Cette évolution favorise en retour l’automatisation via la mise en place de lignes conçues pour trier des colis de taille et de poids relativement réduits, comme l’explique la directrice des opérations de TNT Italie :

« Nous avons entamé l’automatisation aussi parce que l’activité le permet : avec beaucoup de petits colis, il devient très facile de les trier avec la machine. Dans la machine, vous mettez cinquante, enfin vous ne devriez pas, disons trente, quarante kilos, au-delà vous ne pouvez pas. Parce que maintenant l’entreprise est de plus en plus dans le B2C » (Directrice des opérations TNT Italie, Milan, 27/06/2016).

  • 5 Les groupes de messagerie sous-traitent plus de 80 % leur volume de fret en ville à une multitude d (…)

14Si au moment de l’enquête, le « contrat Amazon » représentait déjà entre 20 et 25 % de l’activité dans les entrepôts étudiés, la part d’activité dédiée à cette plateforme n’a cessé d’augmenter depuis lors, jusqu’à atteindre 30 % à 35 % environ dans l’entrepôt italien. L’expansion du B2C accroît la diversification et les contraintes de service, et donc les tensions entre normalisation et diversification. Alors que dans le B2B (business-to-business) les livraisons sont généralement effectuées sur palette vers des clients réguliers, la livraison à domicile vers un très grand nombre d’adresses implique de produire un service adapté aux besoins du client individuel et de pouvoir gérer les aléas que cela implique : le client peut être absent, ne pas répondre au téléphone ou avoir donné de mauvaises coordonnées lors de la commande. Elle a aussi des effets sur l’organisation de la distribution du « dernier kilomètre », et donc sur l’intensification du travail des chauffeurs qui effectuent les livraisons en ville à bord de véhicules légers (Rème-Harnay, 2020, p. 192)5.

  • 6 Dans le jargon de l’entreprise, le terme « Undel » désigne les colis non livrés, c’est-à-dire ceux (…)

15Parallèlement à l’augmentation des contrats avec les plateformes de commerce en ligne, TNT a développé une série de nouveaux services et d’applications mobiles propres, qui permettent aux clients (particuliers ou entreprises) de commander directement sur Internet l’envoi de colis que l’entreprise s’engage à collecter — « ramasser », dans le jargon de l’entreprise — puis expédier dans des délais très courts. Ces activités sont fortement critiquées par les salarié·es, confrontés aux injonctions contradictoires de réduction des coûts et de respect de délais de livraison. Ces reproches sont d’abord le fait des plus ancien·nes qui portent plus généralement un « regard critique sur l’entrepôt d’aujourd’hui », sur la « perte d’une ambiance qu’ils associent à la perte des savoir-faire de métier » (Benvegnù et Gaborieau, 2019, p. 53). Comme l’explique Sylvain, responsable au service des « Undel »6, 50 ans et 16 années d’ancienneté sur le site, les applications de commande en ligne augmentent aussi la charge de travail des salarié·es du site, obligé·es d’accomplir des tâches supplémentaires, auparavant apanage du service client.

« Ce truc des commandes par internet, c’est des conneries. Ils disent aux clients qu’ils peuvent commander un envoi sur Internet en un clic jusqu’à 8h du soir. Mais nous n’avons pratiquement plus de chauffeurs après 16h30 ! Dans le centre de Paris c’est peut-être plus facile, je ne sais pas. Mais en banlieue, une fois que le chauffeur est parti, il n’y a plus personne. Il faut rappeler le client, lui expliquer qu’il n’y a plus de chauffeurs dans le secteur et, s’il insiste, il faut trouver un sous-traitant et négocier le prix avec lui. S’il demande 50 euros c’est bien, mais il peut aussi en demander 80. Et ensuite, il faut envoyer un mail aux chefs pour justifier la dépense, et ils n’aiment pas ça, parce que les dépenses exceptionnelles impactent les performances » (Sylvain, 50 ans, Île-de-France, 23/03/2016).

16Le contact direct avec les client·es augmente donc la diversité et les aléas. Il accroît aussi les injonctions contradictoires de coût et de qualité (le respect en juste-à-temps des délais de livraison courts stipulés dans le contrat de vente). Il impose par conséquent aux salarié·es d’« arbitrer eux-mêmes entre les objectifs (ce qui est une tâche supplémentaire invisible) ou [d’]inventer des manières de faire susceptibles de produire un résultat acceptable » (Gollac, 2005, p. 197).

17La production dans l’entreprise étudiée suit ainsi une double trajectoire d’industrialisation et de diversification. Alors que la première entraîne standardisation et automatisation, la deuxième, intensifiée par le développement du e-commerce, exige de l’organisation une adaptation en juste-à-temps à des flux variables. Il s’agit donc aujourd’hui au sein de ces entrepôts de préserver la « fluidité productive » (Vatin, 1987) tout en respectant des critères de qualité et de coût de plus en plus contraignants. Le secteur de la messagerie semble donc traversé par ce que Giorgio Grappi appelle le « paradoxe du travail » logistique, c’est-à-dire d’un côté la tendance à la massification par l’automatisation, et de l’autre la demande toujours plus grande de flexibilité et d’adaptabilité comme caractéristiques propres au « travail vivant » (Grappi, 2016, p. 73).

18Cette tension, qui est supportée par les salarié·es au bas de la hiérarchie — encadrement de proximité et postes d’exécution —, a impulsé des réorganisations productives largement inspirées des théories du lean management. Elle s’est ainsi traduite, dans un premier temps, par la généralisation des procédures de benchmarking international et d’évaluation des performances.

2. Les dispositifs d’évaluation : mise en concurrence et délégation des contraintes productives aux salarié·es

  • 7 PGI (progiciel de gestion intégrée) ou ERP (enterprise resource planning).

19Le développement de progiciels de gestion7 fondés sur l’analyse de données en temps réel et sur la traçabilité des opérations a permis aux entreprises d’assurer la coordination des chaînes de distribution basées sur plusieurs niveaux de sous-traitance. Ces outils se traduisent dans les entrepôts étudiés par des objectifs productifs, quantitatifs et qualitatifs. Alors que les premiers répondent à une logique financière, l’évaluation qualitative répond à une logique de service visant la satisfaction du client dont la fidélisation est centrale dans un contexte de concurrence entre firmes. Ces deux logiques, incarnées dans les indicateurs de performance, entrent souvent en contradiction et affectent le travail des deux catégories de salarié·es — ouvriers (caristes et agents de tri) et employé·es (chargé·es notamment de la saisie informatique des livraisons) — qui partagent la mission de maintenir le flux en tension et la qualité de service à niveau.

2.1. Performances quantitatives et qualitatives : deux logiques en tension

20Les indicateurs quantitatifs mesurent les performances économiques, dont les principaux volumes financiers sont les achats de transport, c’est-à-dire le paiement des entreprises auxquelles est sous-traitée la livraison, la masse salariale et les charges fixes. Pour mesurer ces performances, un prix unitaire par colis est fixé par la direction. Comme le résume simplement un responsable du site français :

« En substance, moins vous consommez d’heures travaillées par rapport au nombre de colis, plus le coût par colis est faible, plus la performance est élevée » (Directeur d’entrepôt, Île-de-France, 07/04/2016).

21La logique des performances quantitatives, qui consiste à « faire plus avec moins », a donc un impact avant tout sur la gestion des effectifs « au plus juste » et, par conséquent, sur l’intensification du travail (Taylor, 2013, p. 36) :

« Donc pour augmenter les performances, vous gérez le même nombre de colis avec moins de personnel. Quand vous embauchez un intérimaire, vous ne l’embauchez pas pour 7 heures, mais pour 2 ou 3, ce dont on a besoin […]. Quant au personnel direct, il faut gérer les vacances. Et puis il y a les sous-traitants. Moins nous payons nos sous-traitants, mieux nous nous portons […]. Et puis aujourd’hui, il y a un taux d’absentéisme choquant. À cause du laxisme.
— Et comment éviter le laxisme en matière d’absentéisme ?
— On demande de justifier les absences, les maladies, on le fait contrôler par une gestion extérieure ; les accidents de travail, on les conteste systématiquement et on les fait contrôler aussi » (Directeur d’entrepôt, Île-de-France, 07/04/2016).

22Cette logique peut se heurter à celle qui guide les performances « qualitatives » qui mesurent la « qualité du service », c’est-à-dire le respect des délais de livraison stipulés par contrat avec les client·es. Les performances qualitatives, quotidiennes ou hebdomadaires, sont obtenues en analysant des codes qui représentent la « progression » des livraisons et des collectes et qui sont saisis dans le système informatique, à chaque étape, par les chauffeurs ou les employé·es, « opératrices et opérateurs de saisie ». En cas d’échec ou de retard d’une livraison, le code « traduit » la raison de l’échec ou du retard. L’un des plus importants indicateurs qualitatifs est le DOT (delivery on time), pour lequel l’objectif à atteindre était fixé, au moment de l’enquête, à 99 % des colis livrés avant la « due date ». L’employée chargée du contrôle de la qualité à Padoue m’explique ainsi comment elle suit l’analyse des performances :

« L’OPP [operating performance points] est la qualité du transport du point A au point B, du début à la fin. Et c’est ce qui permet de mesurer la qualité, c’est-à-dire le niveau de satisfaction du client, le respect du contrat que nous avons signé. Et nous nous sommes dit que nous devions la respecter à 96 %. Elle dépend de toute une série d’événements qui peuvent se produire pendant le transport par camion ou par avion. L’ensemble de la chaîne de distribution, quoi. Le DOT pour l’entrepôt seul, en revanche, est lié au nombre de colis que nous recevons ici, physiquement. Tu reçois cent colis, tu dois en livrer quatre-vingt-dix-neuf, parce que l’objectif est de 99 %. La semaine dernière, nous avons fait 97 %. […]. Ma tâche consiste essentiellement à rechercher dans le rapport quotidien les erreurs imputables à la boîte et celles imputables aux clients » (Beatrice, 45 ans, Padoue, 26/10/2016).

23Les différents codes introduits dans le système informatique par les employé·es et les chauffeurs, via des scanners (« pistolets » ou « douchettes ») ou directement dans l’ordinateur par les opératrices et opérateurs de saisie, ont donc un impact différent sur les niveaux de performance du site (DOT), selon qu’ils traduisent une erreur « imputable » à l’entrepôt ou pas. Si, par exemple, le colis n’a pas été livré en raison d’un refus de la part de la cliente ou du client, cela aura un impact moindre sur les niveaux de performance. Si la cause est un oubli ou un vol, l’impact négatif sur les résultats hebdomadaires sera plus important. Par conséquent, et puisque la différence entre codes est souvent subtile, le choix du « bon code » est, comme nous le verrons dans la troisième partie de l’article, un enjeu majeur.

24La double pression de la qualité et du coût s’exprime donc avant tout dans les objectifs fixés par la direction en termes d’effectifs et de productivité qui ne tiennent pas toujours compte de la réalité du travail en entrepôt, où il s’agit de « faire plus avec moins » dans un contexte de diversification et d’accroissement des aléas :

« Parce qu’il y a plein d’objectifs que TNT nous fixe et qu’on n’arrive pas à atteindre. Ils disent 99 % des colis reçus et livrés. On n’y arrive pas. Il y a des facteurs externes que tu n’arrives pas à maîtriser. Si les boîtes sont fermées, si le client n’est pas là, tu ne peux pas livrer. L’objectif est de 99 %, tu le vois là, c’est affiché. C’est un objectif qu’on a du mal à avoir, et on est tous responsables. Pas seulement eux [les ouvriers]. Et cet objectif, justement, je l’ai fixé à eux parce que moi on me l’a fixé. Moi, c’est Arsène qui me fixe mes objectifs. À Alain, c’est Frédérique, puis Alain fixe les objectifs à Arsène, Arsène à moi, et moi je fixe ça, ça et ça à eux [les ouvriers] comme ça moi aussi, j’obtiens mon objectif. Quelque part, si eux n’ont pas l’objectif, moi non plus » (Abdoul, 52 ans, Île-de-France, 21/05/2016).

25L’évaluation a lieu avant tout sur la base collective, au niveau du site, les contraintes se répercutant en cascade vers le bas de la hiérarchie professionnelle. Le management est lui-même soumis à évaluation, et les directeurs et directrices des sites sont souvent embauché·es sur des « missions », c’est-à-dire avec des objectifs à atteindre sur une période de temps déterminée. Leur rotation contribue à affaiblir le rôle du personnel d’encadrement des sites, dans un contexte où les contraintes fixées par le siège, incarnées dans des algorithmes et des chiffres à atteindre, sont déjà largement rendues incontestables.

26Les indicateurs de performance sont d’ailleurs exposés de manière visible dans l’espace de travail des deux sites étudiés. En banlieue parisienne, objectifs et résultats sont projetés sur un écran à l’entrée de l’entrepôt, dans un espace où se situent aussi la salle de pause et la machine à café. Dans l’entrepôt de Padoue, ils sont inscrits sur plusieurs tableaux accrochés aux murs et mis à jour quotidiennement. Tableaux et écrans affichent aussi, sur chaque site, le classement national, régional et international des différents sites de l’entreprise. Dans un contexte de financiarisation, où la firme est « conçue comme une chaîne de la valeur dont les maillons sont soumis à une évaluation séparée » (Salento, 2012, p. 43), chaque entrepôt est donc évalué et mis en concurrence formelle avec les autres sites via des indicateurs de benchmarking fixés en fonction des principaux objectifs.

27Néanmoins, si dans ces entrepôts « l’évaluation concerne tout le monde », c’est au plus bas de la hiérarchie professionnelle qu’elle se répercute le plus fortement sur les deux catégories professionnelles qui cohabitent en entrepôt, ouvriers et employé·es, qui doivent résoudre ensemble au quotidien, dans un contexte de solidarité technique forte, la tension entre diversification et massification qui traverse l’organisation.

2.2. Ouvriers et employé·es des entrepôts entre division et coopération

  • 8 Cette catégorie représente 37 % de la main-d’œuvre de TNT France et se compose de près de 50 % de f (…)

28Une autre particularité du sous-secteur de la messagerie tient à la forte proximité de deux catégories professionnelles — ouvriers manutentionnaires (agents de tri ou caristes) et employé·es (opérateurs et opératrices de saisie)8 — occupant généralement des espaces séparés. En entrepôt, le travail des employé·es et le travail de manutention sont étroitement connectés. Les opérations effectuées dans les bureaux ne portent en effet pas seulement sur la partie commerciale ou de relation avec la clientèle. Elles impliquent un nombre de tâches en lien direct avec la production, parmi lesquelles la gestion des commandes et des expéditions (saisie informatique des données), l’organisation des « tournées » de distribution des chauffeurs et le travail de documentation douanière nécessaire à l’activité de transport international. Ce n’est qu’une fois terminée l’informatisation des envois que les colis peuvent être étiquetés. Une expédition qui n’aurait pas été correctement informatisée, en jargon « traitée », ne permet pas au colis d’être étiqueté et d’être reconnu par le système informatique. Cette interdépendance nécessite une interaction constante entre manutentionnaires et agent·es de saisie. Toutefois, si ces dernier·es franchissent souvent le seuil des bureaux pour entrer sur les « quais » (à la recherche d’un colis égaré mais présent dans le système informatique, par exemple), l’inverse — la présence des manutentionnaires dans les bureaux — est un fait plus rare.

29Malgré le contexte de forte solidarité technique et le fait que le travail des opératrices et opérateurs de saisie soit également marqué par des processus de standardisation et des tâches répétitives — « c’est du travail à la chaîne qu’on fait, mais devant l’ordi » —, la hiérarchie symbolique et matérielle entre les deux catégories persiste, le passage d’un poste de manutention à un poste de saisie étant généralement perçu comme une promotion. Toutefois, la porosité de la frontière qui sépare ces deux catégories de personnel n’est pas la même dans les deux entrepôts étudiés, car elle est aussi le produit des systèmes d’emploi, qui dépendent du cadre national. En France, les entreprises de logistique embauchent directement ouvriers et employé·es — et ont recours à l’intérim pour les pics d’activité et pour la sélection du personnel (Tranchant, 2018). Le secteur se singularise en Italie par la généralisation d’un système de sous-traitance du travail de manutention à des coopératives qui embauchent les ouvriers sous un statut de « travailleurs associés » (Benvegnù et Tranchant, 2020). Cette différence a une incidence majeure sur la morphologie des collectifs de travail, avec une dualisation entre ouvriers et employé·es plus forte dans le cas italien, qui intègre les dimensions syndicale et « ethnique ».

  • 9 ADL Cobas est le sigle de l’Associazione per i Diritti dei Lavoratori (Association pour les droits (…)

30Dans l’entrepôt de Padoue, le premier élément directement visible de distinction entre « bureaux » et « quai » est en effet l’origine nationale : si la grande majorité des ouvriers sont des travailleurs immigrés (principalement d’origine maghrébine ou subsaharienne), la totalité du personnel dans les bureaux est au contraire d’origine et de nationalité italienne. Cette segmentation, qui se fonde à la fois sur la nationalité et sur l’ethnicité, se superpose à celle du statut puisque que le travail de manutention est entièrement sous-traité à des coopératives, alors que les employé·es des bureaux sont embauché·es directement par TNT. Elle est aussi accentuée par l’affiliation syndicale différente des deux groupes (la Confédération générale italienne du travail, CGIL, est majoritaire chez les employé·es, alors que le syndicat « de base » ADL Cobas domine chez les manutentionnaires9). La superposition de plusieurs lignes de fracture renforce ainsi la hiérarchie entre travail manuel et travail de bureau, dont la frontière apparaît relativement infranchissable. Ce n’est pas le cas dans l’entrepôt francilien, où les divisions fondées sur la nationalité et l’ethnicité ne recoupent pas celles entre employé·es et ouvriers. Bien que les postes de saisie informatique soient généralement occupés par des salarié·es appartenant à des fractions plus stables et plus blanches des classes populaires, avec un niveau de diplôme légèrement supérieur, la frontière entre les deux groupes est plus nuancée du point de vue statutaire : tous les opérateurs et opératrices (à l’exception des manutentionnaires intérimaires), dans les bureaux comme sur le quai, sont embauché·es directement par l’entreprise et seul le travail de livraison est sous-traité à de petites entreprises. Cela a favorisé au fil des années une circulation dense entre bureaux et entrepôt, puisque certains des anciens manutentionnaires ont progressivement atteint des postes d’opérateur de saisie ou d’encadrement intermédiaire. Ces mobilités, le plus souvent horizontales du point de vue du statut et du salaire, apparaissent verticales sur le plan symbolique (Benvegnù et Gaborieau, 2019, p. 53).

31L’évaluation des performances a donc pour objet le travail collectif qui mobilise deux catégories professionnelles dont la frontière est variable. C’est dans ce « contexte de forte interdépendance des opérations, qui génère une sensibilité du système aux perturbations » (Smith et Vidal, 2019) que des espaces de participation, qui seront analysés dans la troisième partie de l’article, sont progressivement mis en place pour favoriser l’implication des salarié·es et susciter le « travail d’organisation » (Terssac, 2006) censé résoudre les tensions entre massification et diversification. Le succès de ces outils dépend, du moins en partie, de la possibilité, très faible dans le cas du site italien, de produire une dynamique de coopération entre employé·es et ouvriers.

3. De la distance critique au détournement : les réceptions de l’évaluation par les collectifs de travail

32Au moment de l’enquête, TNT Express venait d’introduire une série de dispositifs inspirés du lean management, désignés dans les documents du siège comme des « pratiques de travail à haute performance » censées rendre l’organisation de la production et la gestion des ressources humaines « homogènes dans toutes les filiales ».

33Ce projet, appelé « Orange print », affiché sur les murs des entrepôts, prévoyait la mise en place d’une série d’outils allant du renouvellement de la signalétique à l’application d’une grille des compétences (skill matrix), en passant par l’introduction d’une nouvelle procédure de gestion de « l’ordre et la propreté » des postes de travail (« module 5S ») ou la mise en place de focus groups thématiques. Il introduisait également des « stand up meetings », ou « réunions debout », c’est-à-dire des réunions courtes (15 minutes) au niveau des services (« domestique », « international », « pick up and delivery »), visant à inciter la participation et la coopération des salarié·es, manutentionnaires et opérateurs et opératrices de saisie, dans la réalisation des objectifs fixés par le siège.

34Les travaux qui se sont intéressés au management participatif ont identifié plusieurs facteurs à l’origine des réticences des salarié·es à s’emparer de ces outils. Ces réticences ont été interprétées comme le produit de la relation salariale elle-même, en tant que relation asymétrique au sein de laquelle l’autonomie accordée n’est jamais que partielle et peut être remise en question à tout moment (Smith et Vidal, 2019), ou encore comme la résultante d’une crainte de perte d’autonomie dans un contexte de participation « ouverte » visant à récupérer et normaliser les savoir-faire de métier (Borzeix et Linhart, 1988). D’autres ont mis l’accent sur les « lassitudes » (Durand, 2004, p. 69) que ces outils peuvent produire, en particulier quand les salarié·es sont contraint·es de prendre part à des processus décisionnels qui ne concernent que des aspects mineurs du travail quotidien et qui sont donc perçus comme « hypocrites voire offensants » (Cushen et Thompson, 2012). L’absence de formation et de possibilités de « se projeter dans l’avenir » (Rothstein, 2016 ; Spire 2015) ont également été identifiées comme des entraves à l’implication des personnels dans les activités participatives.

35Dans l’entreprise étudiée, plusieurs éléments convergent pour rendre la participation effective des salarié·es peu probable : la fragmentation statutaire des collectifs de travail faisant entrave à la coopération organisationnelle, les faibles perspectives de carrière et la quasi-absence de formation du personnel, l’opacité concomitante des dispositifs d’évaluation et de mesure de l’activité, un accent très fort mis sur la standardisation de l’activité selon un modèle « lean enough » (Smith et Vidal, 2019), et donc un « fonctionnement au bord de la rupture » qui « use la main-d’œuvre et érode son implication au travail » (Pardi, 2015, p. 54).

36Pourtant, l’observation de plusieurs « réunions debout » révèle l’existence de dynamiques différenciées, sinon opposées, entre les deux sites. Alors que dans l’entrepôt de Padoue ces réunions produisent un sentiment d’accablement vis-à-vis d’outils considérés comme inutiles, chronophages et opaques, sur le site francilien elles sont un lieu d’élaboration de stratégies communes aux personnels d’encadrement et d’exécution pour atteindre — en jouant sur les failles d’une évaluation formelle et standardisée — les objectifs fixés par la direction. Il s’agira donc, dans cette dernière partie, d’interpréter ces variations.

3.1. Padoue : les indicateurs comme critère d’évaluation du management

37L’entrepôt TNT de Padoue emploie près de 150 personnes. Il est situé au sein d’Interporto Padova, une plateforme intermodale qui reçoit des marchandises provenant principalement du marché vénitien et qui regroupe plus de 100 entreprises de transport. La position géographique du site est particulièrement favorable : situé à l’arrière du port de Venise, au sein d’une zone manufacturière parmi les plus importantes du pays, Interporto constitue une plateforme logistique centrale pour le nord-est du pays et ouverte sur l’Europe centrale et orientale.

38Comme c’est le cas dans la majorité des entrepôts italiens, l’ensemble de la main-d’œuvre ouvrière de ce site de TNT Express (une centaine de personnes environ) est sous-traitée à une coopérative. La dureté des conditions de travail, les contournements systématiques des conventions collectives par les coopératives et la gestion largement informelle d’une main-d’œuvre majoritairement immigrée ont été, depuis 2007, à l’origine d’un cycle de grèves, souvent victorieuses, pour la hausse des salaires et l’amélioration des conditions de travail (Benvegnù, 2019 ; Benvegnù et Tranchant, 2020).

  • 10 L’automatisation du tri des colis « légers » a été mise en place sur le site entre 2010 et 2011, en (…)

39La position du site, les investissements technologiques relativement précoces10, les économies de salaires obtenues grâce au recours à la sous-traitance, mais aussi la relative absence de sites concurrents à proximité, peuvent expliquer le fait que les performances productives de cet entrepôt n’ont cessé d’augmenter durant les dix dernières années, et cela en dépit de la fréquence des grèves et des manques à gagner qu’elles ont ponctuellement engendrés.

40C’est donc dans un contexte marqué par de « bons résultats » que se déroulent les Stand up meetings, pendant lesquels les responsables des différents services (ou « managers ») se limitent à informer les salarié·es des résultats obtenus et à expliquer les nouveaux objectifs et les nouvelles procédures prévues par le programme « Orange print ». Pendant ces réunions, les différents indicateurs de performance, ainsi que les résultats du site, échecs ou réussites, sont affichés sur un tableau et accompagnés par des « smileys », souriants ou tristes selon le cas, rapprochant ces réunions d’un « modèle scolaire » qui vise à faire acquérir par le personnel « des représentations, des techniques et des pratiques conformes aux exigences de la normalisation des prestations » (Monchatre, 2011, p. 52). Cette « entreprise d’éducation » semble toutefois contredite sur le terrain étudié par la manière dont ces réunions se déroulent, sans discussion sur les pratiques concrètes ni sur les moyens d’atteindre les objectifs. Le « décalage entre la rhétorique de la participation et le déroulement réel » de ces réunions (Milkman, 1997, p. 9) suscite des sarcasmes ou, dans le meilleur des cas, de l’indifférence de la part du personnel, et les réunions sont vécues comme une corvée supplémentaire et une perte de temps infligée par un siège distant des problèmes réels de la production. Pendant mon séjour en entrepôt, deux « formateurs » étaient d’ailleurs régulièrement envoyés pour évaluer l’application de la « nouvelle procédure ».

« Stand Up de l’équipe “International”.
Nous sommes une petite quinzaine, debout autour du tableau noir exposant la liste des KPIs [indicateurs de performance] et les résultats récents. Le responsable du service prend la parole. Riccardo me chuchote à l’oreille : “Le Stand Up, c’est une grosse blague, ça ne sert à rien, il ne sert que tant que ces deux du siège sont là”. Luca, employé à la saisie, prend une chaise et s’assoit : “Tu ne peux pas !” s’écrie le directeur qui assiste aussi à la réunion, “cela s’appelle une réunion debout, et ce n’est pas pour rien !”. “Eh bien”, répond Luca, “alors je pars en congé maladie, parce que je n’en peux plus !”. Le directeur cède avec un hochement de tête, puis le responsable commence à exposer les résultats : “les niveaux de service à l’International sont très élevés ! Félicitations !”. “Oui, oui, super”, répond quelqu’un dans le fond, “merci beaucoup, mais encore quelques mois comme ça, et nous sommes tous au Parco dei Tigli [clinique psychiatrique]”. S’ensuit un rire et un assentiment général » (Journal de terrain, Padoue, 19/10/2016).

41La distance et le scepticisme à l’égard des injonctions formelles à participer sont renforcés ici par le fait que les indicateurs de performance fonctionnent, plus encore que sur le site francilien, comme un dispositif de contrôle très opaque. En l’absence de toute formation, personne — hormis l’employé chargé du contrôle qualité, le directeur et certains chefs de service — ne semble savoir exactement à quoi les indicateurs correspondent, y compris le personnel chargé de la saisie des données et celui d’encadrement :

« La “réunion debout” du service “envois” démarre vers 10 h. Le responsable qui expose se tourne souvent vers moi pour voir si j’ai bien compris. Il demande à Elena, l’employée chargée du contrôle qualité, d’expliquer à tout le monde ce que sont les KPIs : “Est-ce que tout le monde sait ce que c’est ?”. Personne ne répond. “Hier, il y a eu un record d’envois. L’OPP concerne les envois pour le monde entier avec la date d’échéance d’hier. Mais tout peut arriver, par exemple à cause des immigrés clandestins sur la Manche, ils [la police] doivent fouiller tous les camions et les ralentissent. L’OPP est difficile. Mais vous pouvez travailler sur d’autres données”. Alors que je prends des photos du tableau, un superviseur vient me voir : “Vous avez compris ? Joli, hein ? Moi, je me suis fait expliquer. Eux [les autres participants], ils ne connaissent rien aux KPIs” » (Journal de terrain, Padoue, 25/10/2016).

42La mise en place d’outils participatifs, qui nécessite un investissement en termes de temps, de ressources et d’énergie de la part des salarié·es, est donc perçue comme contre-productive et cette impression est renforcée par le contexte d’opacité des dispositifs d’évaluation. De plus, dans cet entrepôt, étant donné que le travail de manutention est sous-traité, seul·es les employé·es direct·es de TNT Express, c’est-à-dire les employé·es des bureaux, sont convié·es aux « réunions debout ». Quelques rares chefs d’équipe de la coopérative sont ponctuellement invités à assister aux discussions, mais ils restent la plupart du temps à l’écart du groupe. Ainsi, la dynamique de coopération entre « bureaux » et « quais » qui devrait être au cœur du dispositif est de fait compromise par la séparation que le système de sous-traitance produit entre les deux catégories professionnelles de l’entrepôt.

  • 11 En 2015, par exemple, une série d’accords a été signée entre les entreprises appartenant à la Fédér (…)

43S’ajoute à cela un ancrage syndical très important des manutentionnaires au niveau du site (près de 90 % des ouvriers sont affiliés au syndicat ADL Cobas) et du secteur dans son ensemble. Dans ce cadre, les décisions concernant l’organisation productive sont prises dans les instances classiques de la négociation collective où siègent des organisations syndicales contestataires, qui ne sont formellement pas reconnues comme « représentatives » (Benvegnù et Tranchant, 2020), mais qui sont parvenues à imposer aux multinationales du secteur de signer une série d’accords de portée nationale11. Au niveau du site, une partie des règles productives — concernant la distribution des tâches et des postes notamment — sont directement négociées avec les représentants du personnel de manutention, toutefois absents lors des « réunions debout ».

44Enfin, sur ce site qui obtient de « bons résultats », les outils d’évaluation mis en place lors de ces réunions ne sont pas perçus comme un moyen direct de pression sur la productivité du personnel, comme c’est le cas, nous le verrons, dans le cas français. Au contraire, comme me le dira le directeur de l’entrepôt de Padoue, les performances sont ici considérées comme un « critère d’évaluation du management ».

3.2. Paris : l’entrepôt « dernier de la classe »

  • 12 Ce plan de restructuration appelé « Infra », lancé par l’entreprise en 2016 parallèlement à l’acqui (…)

45L’entrepôt francilien est situé dans la proche banlieue au sud de Paris et emploie environ cent personnes. Bien qu’il s’agisse à la fois d’une filiale et d’un hub international (une liaison avec la Belgique est notamment assurée par « navette » quotidiennement), les investissements en termes d’équipement sont relativement modestes, le tri pour le service « international » étant encore effectué manuellement par les manutentionnaires qui scannent les colis sur un convoyeur. Au moment de l’enquête, l’entrepôt, qui fait face à la concurrence d’autres filiales et hubs régionaux, n’est pas officiellement menacé de fermeture par le plan de restructuration que l’entreprise vient de lancer en région parisienne12. Cependant, le contexte général de restructuration de l’entreprise, les fusions et tentatives d’acquisition successives, et surtout les « mauvais résultats » obtenus depuis des années, entretiennent parmi les salarié·es des rumeurs récurrentes de délocalisation et de fermeture :

« Aujourd’hui, “la direction” [des salarié·es du siège de Lyon] fait une “visite surprise” en entrepôt, les employé·es ont reçu un mail dans la matinée. À la cafétéria, un encadrant au tri, avec une quinzaine d’années d’ancienneté, m’explique : “Ça sent le pépin, on a encore fait des mauvais résultats hier apparemment, les pires en Île-de-France, on dit. Il y a une atmosphère étrange. Tu vois, sur la façade de l’entrepôt, ce n’est pas écrit TNT, TNT c’est écrit tout petit, ici il y a surtout écrit Sogaris [le promoteur immobilier qui a construit le bâtiment et à qui appartient l’entrepôt]” » (Journal de terrain, Île-de-France, 22/03/2016).

46L’échec de l’entrepôt à atteindre les objectifs fixés est explicitement associé dans les discours managériaux à un éventuel transfert de la production, ou d’une partie de celle-ci, à des sites voisins. Par ailleurs, il est déjà arrivé une fois, en 2014, que suite à de mauvais résultats, une partie de la production soit détournée vers une autre filiale du même département. La mémoire de cet épisode nourrit toujours les craintes de délocalisation et de perte d’emplois. À cela s’ajoute un sentiment de dépossession, notamment de la part des salarié·es les plus ancien·nes, la mise en œuvre de procédures formelles liées à l’évaluation des performances étant perçue comme arbitraire et imposée par des manageurs encadrant « à distance » un travail qu’ils ne peuvent « que se représenter abstraitement » (Dujarier, 2006, p. XXII).

« Stand up meeting de l’équipe PUD [Pick-Up and Delivery].
Cédric, manageur du service, dit qu’il doit lire trois pages envoyées par “Steven du service qualité”. “Qui est Steven ?”, demande Fabien. “Le métis du département qualité, vous l’avez vu une fois lors d’une réunion, c’était celui qui était derrière son ordinateur”. “Alors le gars est venu une fois et il veut nous dire comment faire ? Qu’est-ce qu’il sait de tous les problèmes qui se cachent derrière ces chiffres ?”. “Il sait, il sait…”. Cédric poursuit en lisant les instructions de Steven : “Voici donc la procédure à suivre pour le DOT, qui est fixé à 99 %”. […] Je retourne au bureau avec Fabien, je lui demande ce que cela implique de ne pas atteindre les objectifs, de ne pas atteindre le DOT à 99 %. Il me dit que le risque est que, si la situation se dégrade encore, ils fassent une “re-labellisation” en donnant une partie des livraisons à la filiale voisine, spécialisée dans le transport “domestique”. “Parce que c’est moins cher. Les chauffeurs sont encore moins payés. Ils diront que nous coûtons trop cher par rapport aux résultats. Ils l’ont déjà fait en 2014, et ça a été une catastrophe” » (Journal de terrain, Île-de-France, 18/02/2016).

47Ce « climat de défiance », lié à l’histoire et à la position dans les rapports de forces au sein de la multinationale (Pohn-Weidinger et Zimmermann, 2020, p. 10), est également alimenté par la rotation des directeurs ou directrices, dont le maintien dans le poste dépend aussi des résultats obtenus par l’entrepôt qui « baisse la moyenne nationale » et est le « dernier de la classe », selon les termes du nouveau directeur nommé depuis quelques semaines. Enfin, ces craintes n’arrivent pas à être canalisées par un syndicalisme faible et divisé, à l’échelle du secteur comme de la firme (Benvegnù et Tranchant, 2020), et qui a été progressivement mis à l’écart par l’entreprise de normalisation de l’organisation et par le processus de fusion avec FedEx.

48C’est dans ce contexte d’insécurité et de chantage à la délocalisation que les « réunions debout » ont lieu sur le site parisien. Alors que dans le cas de l’entrepôt italien, elles génèrent chez les salarié·es un sentiment de lassitude et de perte de temps, elles se transforment ici en un moment d’élaboration collective de stratégies concrètes visant à diminuer la pression exercée par l’évaluation et le chantage à la fermeture. Et puisque toute discussion sur les moyens (en termes d’effectifs ou d’investissements) est empêchée par la pression exercée par les performances financières (quantitatives), c’est du côté de la qualité de service que les stratégies de contournement et de manipulation se déploient, en s’appuyant notamment sur le choix des codes représentant la « progression » des livraisons.

49En effet, comme évoqué précédemment, les codes (ou « statuts ») insérés dans le système informatique en cas de retard ou d’échec de la livraison ont un impact sur les niveaux de performance. Le statut « en attente d’un rendez-vous », par exemple, n’a qu’une influence mineure par rapport à d’autres, puisque la non-livraison du colis est justifiée par une cause externe, en l’occurrence l’attente d’une réponse de la part de la cliente ou du client. Pour cette raison, il est préféré, quand c’est possible, à des codes qui traduisent la même situation de non-respect de la date prévue par contrat, mais qui en font porter la responsabilité par l’entrepôt. Pour reprendre les mots d’un employé, il s’agit d’« un code moins déshonorant, car il ne veut pas dire que vous n’avez pas fait votre travail ». En revanche, d’autres codes ont une plus grande incidence sur les performances, à l’instar du « partial delivery » qui « permet à la station étrangère [le service client du site d’origine] de savoir que sa marchandise n’a pas été livrée entièrement au client, que TNT n’a pas honoré son contrat », comme l’explique le chargé de la qualité lors d’une réunion. Pendant les « réunions debout », des discussions collectives ont alors lieu concernant la possibilité de substituer systématiquement un code à un autre :

« Stand up meeting, service PUD (Pick-Up and Delivery). L’équipe discute sur la manière d’utiliser les “codes de postponing” [ceux qui repoussent la date de livraison] pour faire en sorte que “le calcul du DOT dépôt soit un peu plus favorable”, dit Fabien. “Le mieux, c’est de mettre systématiquement PR [partiellement reçu], avant de mettre PL [partiellement livré]”, propose un superviseur. Sarah [employée à la saisie] s’exclame : “Mais c’est une tricherie !” […]. Fabien : “Oui, enfin tu exagères, et puis les règles sont faites pour être transgressées, non ?” » (Journal de terrain, Île-de-France, 19/02/2016).

50Ces stratégies visant à augmenter les performances par la sélection de codes « moins impactants », selon l’expression consacrée en entrepôt, animent les débats pendant les « réunions debout ». Elles sont élaborées avec l’appui voire la participation de l’encadrement, y compris parfois la direction du site. En ce sens, elles mettent en lumière une dynamique de coopération qui se déploie entre différents niveaux hiérarchiques et surtout entre différents groupes professionnels. Comme l’explique le directeur de l’entrepôt, bien que ces stratégies ne constituent pas de véritables fraudes, elles jouent néanmoins, de manière plus ou moins réglementaire, sur la différence parfois subtile entre des codes censés représenter des situations réelles variées et parfois contradictoires :

« Du coup l’idée c’est de mettre un code qui impacte moins ?
— Pour nous, à partir du moment où l’on ne va pas dans l’extrême et dans la triche, oui. Là clairement, on s’est rendu compte, en retouchant les stats et compagnie, qu’il y a des codes qu’on mettait qui nous impactaient trop.
— Par exemple ?
— C’était par exemple un client qui est fermé, derrière on mettait une date de livraison, un code, qui nous impactait, alors qu’on aurait mis un autre code… Et la différence est minime, juste il y en a un qui t’impacte, l’autre qui ne t’impacte pas ou moins, qui te permet de prendre quelques points de qualité dans les stats quotidiennes » (Directeur du site, Île-de-France, 07/04/2016).

51Les outils participatifs semblent donc parvenir ici, contrairement au cas italien, à mobiliser le groupe en réponse au contrôle exercé par l’évaluation. La réponse à ces injonctions ne s’effectue cependant que de manière indirecte et partielle car, si elles suscitent coopération et participation, c’est dans l’objectif de contourner le dispositif d’évaluation en jouant sur l’application de la norme, plutôt qu’avec le but — perçu comme relativement inatteignable dans un contexte de pression financière accrue — de résoudre les tensions qui traversent l’activité réelle de travail. Si les « réunions debout » ne sont donc pas considérées, comme c’est le cas dans l’entrepôt italien, comme une perte de temps, ne suscitant dès lors pas autant de sarcasmes, elles sont par contre jugées insuffisantes pour faire face aux contradictions qui traversent l’organisation et à la menace de délocalisation qui plane sur le site. Elles sont par conséquent perçues, selon l’expression d’un délégué du personnel, comme « un sparadrap sur une fracture ».

52La question est alors de savoir comment analyser ces contournements. S’il paraît difficile de les catégoriser comme des résistances au travail, car ils s’appuient sur un certain degré d’adhésion à la norme de l’évaluation ou, autrement dit, parce que le collectif « joue le jeu » des objectifs de production, elles peuvent par contre donner à voir l’existence d’une « régulation autonome » s’inscrivant en contrepoint de la « régulation de contrôle » représentée par l’évaluation des performances (Reynaud, 1988). Tout en servant les fins de l’organisation (ici l’atteinte des objectifs productifs), ces stratégies visent en effet la construction par le collectif de travail de normes pratiques (l’application systématique de certains codes plutôt que d’autres) en réponse à celles qui lui sont imposées par l’autorité qui cherche à réguler son activité « de l’extérieur » (Reynaud, 1988, p. 11).

53Il nous semble encore plus important de souligner que la comparaison entre les deux sites a permis de faire émerger un paradoxe apparent : les outils participatifs fonctionnent mieux là où l’organisation fonctionne moins bien, c’est-à-dire là où les performances organisationnelles sont les plus les faibles. En effet, si dans le cas francilien les collectifs se mobilisent, c’est parce que l’instabilité organisationnelle du site, son histoire marquée par des restructurations répétées et l’affaiblissement de la négociation collective, permettent à l’évaluation de fonctionner effectivement comme une « intimidation informelle » (Taylor et al., 2015, p. 40) prenant la forme du chantage à la délocalisation, totale ou partielle, de l’activité.

4. Conclusion

54Les outils participatifs, parce qu’ils visent à rendre visibles les arrangements tacites sur lesquels repose la coopération productive (Borzeix et Linhart, 1988) à l’échelle des sites et des équipes, se sont révélés constituer un point d’observation privilégié pour saisir les variations locales d’une politique de normalisation de l’entreprise inspirée du lean management. L’observation directe des collectifs de travail aux prises avec l’évaluation par les performances a en effet montré des différences importantes dans les usages qu’ils font de ces outils au sein de deux établissements de la même firme. Partant de ce constat, l’objectif de l’article était de comprendre les raisons de ces variations.

55Divers facteurs, opérant à des échelles multiples, entrent en jeu. D’une part, l’implantation nationale du site reste centrale, car les systèmes d’emploi et des relations professionnelles au niveau du secteur façonnent la structure des collectifs de travail et donc les formes de la coopération organisationnelle à l’échelle des établissements. D’autre part, l’histoire particulière de chaque site, mais aussi sa position au sein du réseau d’entrepôts de la firme, sont tout aussi déterminantes. Elles influencent notamment le niveau de pression que l’évaluation organisationnelle peut exercer sur les équipes, et donc la manière dont elles investissent les espaces « participatifs » au sein desquels celle-ci est discutée.

56La conjonction, à Padoue, d’entraves à la coopération inter-catégorielle par le système de sous-traitance aux coopératives, d’une histoire marquée par un cycle de grèves victorieuses, d’un ancrage syndical toujours très important chez les manutentionnaires, et d’une situation économique favorable (de « bons résultats »), diminue la pression exercée par l’évaluation et réduit les « réunions debout » à des moments où la participation est à peine simulée. Sur le site français, au contraire, les dispositifs participatifs parviennent à mobiliser les collectifs au service de l’évaluation dans un contexte d’instabilité organisationnelle, d’affaiblissement progressif de la négociation collective mais aussi de moindre dualisation de la main d’œuvre.

57L’enquête de terrain croisée sur deux sites de la même firme multinationale rappelle que les idéaux de fluidité et de normalisation, y compris dans un contexte d’internationalisation, se heurtent toujours à la singularité des situations socio-économiques locales. Elle témoigne aussi d’une situation paradoxale, car elle révèle que les outils participatifs fonctionnent mieux là où les performances organisationnelles sont les plus faibles. Mais cette contradiction n’est qu’apparente car si dans le cas francilien les collectifs se mobilisent au service de l’évaluation, c’est précisément parce que la situation socio-économique du site permet à l’évaluation de fonctionner comme un levier de mise au travail. Dès lors, la comparaison entre les deux entrepôts met en relief la logique disciplinaire qui caractérise les outils d’évaluation dans le modèle « lean enough » (Vidal, 2017 ; Smith et Vidal, 2019), dominant dans les secteurs à faible valeur ajoutée comme la logistique distributive et où l’accent est mis avant tout sur la standardisation et l’intensification de l’activitéAu sein de ce modèle, les moments « participatifs » s’appuient sur une évaluation organisationnelle qui ne parvient à susciter l’implication des salarié·es que par le biais du chantage à l’emploi.

.

Carlotta Benvegnu,
Sociologie du Travail, 2023.

Bibliographie

Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions qui sont abonnées à un des programmes freemium d’OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lequelles Bilbo a trouvé un DOI.

Alimahomed-Wilson, J., 2020, « La révolution de la e-logistique. E-commerce, travail et retransformation de la chaîne d’approvisionnement de la Californie du Sud », Travail et emploi, n° 162, p. 103-126.

Appelbaum, E., Batt, R., 1994, The New American Workplace: Transforming Work Systems in the United States, ILR Press, Ithaca.
DOI : 10.7591/9781501720642

Benvegnù, C., 2018, « Nelle officine della circolazione : un’etnografia del lavoro logistico tra il Grand Paris e la metropoli diffusa veneta », Thèse de sociologie, Université Paris 8 et Università degli Studi di Padova.

Benvegnù, C., 2019, « Fractures ouvrières et contestations dans la crise : les travailleurs migrants dans les entrepôts de logistique de Padoue », in Arborio, A-M., Bouffartigue, P., Lamanthe, A. (dir.), Crise-s et mondes du travail, Octarès, Toulouse.

Benvegnù, C., Gaborieau, D., 2017, « Produire le flux. L’entrepôt comme prolongement d’un monde industriel sous une forme logistique », Savoir/Agir, n° 39, p. 66-72.

Benvegnù, C., Gaborieau, D., 2019, « Au hasard de la logistique. Quand les mobilités ouvrières passent par l’entrepôt », in Lomba, C., Duvoux, N. (dir.), Où va la France populaire ?, Presses universitaires de France, Paris.

Benvegnù, C., Gaborieau, D., 2020, « Les mondes logistiques. De l’analyse globale des flux à l’analyse située des pratiques de travail et d’emploi », Travail et emploi, n° 162, p. 5-22.

Benvegnù, C., Tranchant, L., 2020, « Warehousing consent ? Mobilité de la main-d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français », Travail et emploi, n° 162, p. 47-69.
DOI : 10.4000/travailemploi.10134

Bologna, S., 2018, « La storia della logistica dagli anni Settanta ad oggi », IntoTheBlackBok, en ligne : http://www.intotheblackbox.com/articoli/per-un-breve-panorama-della-logistica-dagli-anni-70-ad-oggi/.

Borzeix, A., Linhart, D., 1988, « La participation : un clair-obscur », Sociologie du travail, vol. 30, n° 1, p. 37-53.

Chauvel, S., Pillon, J. M., 2020, « Avant-propos. Critiquer l’évaluation chiffrée au travail. Les apports de l’observation ethnographique », Sociologies pratiques, n° 40, p. 1-10.
DOI : 10.3917/sopr.040.0001

Cushen, J., Thompson, P., 2012, « Doing the right thing? HRM and the angry knowledge worker », New Technology, Work and Employment, vol. 27, n° 2, p. 79-92.
DOI : 10.1111/j.1468-005X.2012.00285.x

Dujarier, M.-A., 2006, L’idéal au travail, Presses universitaires de France, Paris.
DOI : 10.3917/puf.dujar.2006.01

Durand, J.-P., 2004, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Le Seuil, Paris.

Gollac, M., 2005, « L’intensité du travail », Revue économique, n° 56, p. 195-216.
DOI : 10.3917/reco.562.0195

Grappi, G., 2016, Logistica, Ediesse, Roma.

Haidinger, B., Flecker, J., 2015, « Positioning labour in service value chains and networks: the case of parcel delivery », in Newsome, K., Taylor, P., Bair, J., Rainnie, A. (dir.), Putting Labour in its Place: Labour Process and Global Value Chains, Palgrave McMillan, Basingstoke, p. 64-82.

Heidenreich, M., 2012, « The social embeddedness of multinational companies: a literature review », Socio-Economic Review, vol. 10, n° 3, p. 549-579.
DOI : 10.1093/ser/mws010

Milkman, R., 1997, Farewell to the Factory: Auto Workers in the Late Twentieth Century, University of California Press, Berkeley.

Monchatre, S., 2011, « Ce que l’évaluation fait au travail. Normalisation du client et mobilisation différentielle des collectifs dans les chaînes hôtelières », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 189, p. 42-57.

Muller, S., 2007, « Les écueils du double jeu. Une expérience d’observation participante transversale », SociologieS, en ligne : http://journals.openedition.org/sociologies/189.

Newsome, K., Taylor, P., Bair, J., Rainnie, A., 2015, Putting Labour in its Place: Labour Process Analysis and Global Value Chains, Palgrave McMillan, Basingstoke.

Pardi, T., 2005, « Crise, effets de trajectoire et dynamiques sociales dans l’évolution de Toyota Motor Manufacturing UK », Sociologie du travail, vol. 47, n° 2, p. 188-204.
DOI : 10.4000/sdt.26169

Pardi, T., 2015, « La réalité et les impasses du système de production Toyota à la base du Lean », in Thébaud-Mony, A., Davezies, P., Vogel, L., Volkoff, S. (dir.), Les risques du travail. Pistes critiques et pratiques, La Découverte, Paris.

Pohn-Weidinger, A., Zimmermann, B., 2020, « Les médiations institutionnelles de la confiance en entreprise. Une comparaison franco-allemande », Travail et emploi, n° 161, p. 5-29.

Rème-Harnay, P., 2020, « Comment les plateformes numériques accroissent la dépendance dans les relations de sous-traitance : le cas de la livraison à vélo », Revue française de socio-économie, n° 25, p. 175-198.

Reynaud, J.-D., 1988, « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et régulation autonome », Revue française de sociologie, vol. 29, n° 1, p. 5-18.
DOI : 10.2307/3321884

Rothstein, J. S., 2016, « Contextualizing Work: The Influence of Workplace History and Perceptions of the Future on Lean Production at Three GM Plants », Critical Sociology, vol. 42, n° 7-8, p. 1143-1161.
DOI : 10.1177/0896920515580176

Salento, A., 2012, Finanziarizzazione e regolazione del lavoro : un’alternativa analitica alle vulgate del postfordismo, TAO Digital Library, Bologna.

Smith, C., Vidal, M., 2019, « The lean labour process: Global diffusion, societal effects, contradictory implementation », in Janoski, T., Lepadatu, D. (dir.), International Handbook of Lean Organization, Cambridge University Press, p. 150-177.

Spire, A., 2015, « Les ambivalences de la démarche participative dans l’administration. Le cas de la fusion au sein de la Direction générale des finances publiques (2007-2012) », Sociologie du travail, vol. 57, n° 1, p. 20-38.

Taylor, P., 2013, « Performance management and the new workplace tyranny: A report for the Scottish Trades Union Congress », Rapport de recherche, Glasgow.

Taylor, M., Hallsworth, A., 2000, « Power relations and market transformation in the transport sector: The example of the courier services industry », Journal of Transport Geography, vol. 8, n° 4, p. 237-247.

Terssac, G. de, 2006, « Pour une sociologie des activités professionnelles », in Bidet, A., Borzeix, A., Pillon, T., Rot, G., Vatin, F. (dir.), Sociologie du travail et activité, Octarès, Toulouse, p. 191-207.

Tranchant, L., 2018, « L’intérim de masse comme vecteur de disqualification professionnelle. Le cas des emplois ouvriers de la logistique », Travail et emploi, n° 155-156, p. 115-140.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

Vallas, S. P., 2006, « Empowerment redux: Structure, agency, and the remaking of managerial authority », American Journal of Sociology, n° 111, p. 1677–1717.

Vatin, F., 1987, La fluidité industrielle. Essai sur la théorie de la production et le devenir du travail, Méridiens-Klincksieck, Paris.

Vidal, M., 2017, « Lean Enough: Institutional Logics of Best Practice and Managerial Satisficing in American Manufacturing », Socius, vol. 3, p. 1-17.
DOI : 10.1177/2378023117736949

Vidal, M., 2019, « Contradictions of the Labour Process, Worker Empowerment and Capitalist Inefficiency », Historical Materialism, vol. 28, n° 2, p. 170-204.
DOI : 10.1163/1569206X-00001792

.

Notes

1 Nous appelons ici « logistique distributive », par opposition à la « logistique industrielle », l’ensemble des activités d’entreposage et de distribution qui ont lieu dans des entrepôts appartenant à des entreprises prestataires opérant pour le compte d’autrui et qui se chargent de la gestion des flux et de l’acheminement des marchandises.

2 Des techniques d’écriture inclusive ont été utilisées dans la rédaction de cet article, mais lorsqu’un groupe se caractérise par sa non-mixité, il est désigné par un terme reflétant le genre dominant sa composition, comme c’est le cas des ouvriers qui sont exclusivement des hommes sur les terrains enquêtés.

3 Le fret en entrepôt est partagé entre « lourd » (plus de 30 kilos) et « léger ».

4 Au moment du déroulement de l’enquête, le taux d’automatisation (« report automation ») était de 40 %.

5 Les groupes de messagerie sous-traitent plus de 80 % leur volume de fret en ville à une multitude de très petites entreprises (TPE) dont le taux de dépendance économique est très élevé (Rème-Harnay, 2020).

6 Dans le jargon de l’entreprise, le terme « Undel » désigne les colis non livrés, c’est-à-dire ceux qui, pour diverses raisons, n’ont pas été livrés à la date prévue et sont en attente de livraison.

7 PGI (progiciel de gestion intégrée) ou ERP (enterprise resource planning).

8 Cette catégorie représente 37 % de la main-d’œuvre de TNT France et se compose de près de 50 % de femmes (source : Bilan social TNT Express 2015).

9 ADL Cobas est le sigle de l’Associazione per i Diritti dei Lavoratori (Association pour les droits des travailleurs), Comitati di base (Comités de base). Cette organisation est intégrée au mouvement des syndicats de base qui a émergé en Italie à partir des années 1980, d’abord auprès des travailleurs de l’Éducation nationale et des Chemins de fer, et qui s’est étendu par la suite à d’autres secteurs, dont la logistique. Les syndicats de base se caractérisent par un fonctionnement fortement décentralisé.

10 L’automatisation du tri des colis « légers » a été mise en place sur le site entre 2010 et 2011, en avance par rapport à la moyenne du secteur en Italie.

11 En 2015, par exemple, une série d’accords a été signée entre les entreprises appartenant à la Fédération italienne des transporteurs (Federazione Italiana Trasportatori, FEDIT) et les syndicats de base. Ces accords prévoient notamment la mise en place de dispositifs visant à sécuriser les emplois des « travailleurs associés » des coopératives en cas de renouvellement du contrat de sous-traitance.

12 Ce plan de restructuration appelé « Infra », lancé par l’entreprise en 2016 parallèlement à l’acquisition de TNT par FedEx, prévoyait la fermeture de plusieurs sites de petite et moyenne taille et l’ouverture de plateformes de grandes dimensions. Selon le directeur régional des opérations, il représentait le premier pas vers la transition à un « modèle industriel » dans lequel « plutôt qu’avoir plusieurs petites agences qui expédient, tu crées les hubs qui sont des usines à colis, pour regrouper les flux, les massifier, et produire moins cher ».

Carlotta Benvegnù« Les conditions de la participation au travail. Le cas des entrepôts “lean” (France-Italie) »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 – n° 1 | Janvier-Mars 2023, mis en ligne le 15 février 2023, consulté le 25 février 2025URL : http://journals.openedition.org/sdt/42790 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.42790

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Source : https://journals.openedition.org/sdt/42790

.
Licence Creative Commons.
.
Pour lire sur POUR les autres articles de la série “Enquêtes ouvrières en Europe”, mettre les mots “Enquêtes ouvrières” dans la zone de recherches en haut à droite.