Les bourges n’aiment pas le populo

À Bruxelles, le quartier des Marolles est, depuis très longtemps, un haut-lieu des mobilisations populaires. Si souvent confrontés à des projets urbanistiques qui ne tiennent guère compte des réalités vécues par le petit peuple, depuis des siècles (construction du babylonien Palais de Justice qui a détruit des centaines d’habitations), les habitants ont développé des résistances diverses et souvent originales. Ainsi, depuis quelques années, a vu le jour un petit journal gratuitement distribué dans une cinquantaine de lieux du quartier. Nommé Pavé dans les Marolles, chaque numéro de la publication est tiré entre 2.000 et 4.000 exemplaires et est réalisé bénévolement par de simples citoyens du quartier. Le Pavé est moderne puisqu’il dispose d’une page Facebook où l’on peut s’abonner et d’un site où sont publiés de nombreux textes et où l’on trouve les pdf des numéros précédents.

Récemment, un article consacré au projet de réglementation du célèbre Marché aux puces de la place du Jeu de Balle, résume bien la difficile survie des personnes démunies face à la gentrification[1] , à la volonté de modernisation de la ville de Bruxelles qui veut se faire une place dans la compétition (benchmarking !) des villes européennes qui veulent toutes attirer un maximum de touristes. C’est avec plaisir que POUR reprend ici cet article qui montre bien que la ville et son urbanisation sont un lieu exemplaire de l’affrontement entre les pauvres et les riches, que privilégient manifestement les pouvoirs publics.

 Les bourges n’aiment pas le populo

« Les dominants sont toujours portés à prendre leurs particularités pour de l’universel et à croire
que leur être social épuise tout ce qu’il y à dire sur le monde social. »
Frédéric Lordon

Une constante : le Vieux Marché tel qu’il sert aux plus démunis a toujours été mal aimé de la Ville, à commencer par son déplacement, il y a maintenant 145 ans, de la place Anneessens vers la place du Jeu de Balle. L’Aven Aa Mèt (l’ancien Vieux Marché, en bruxellois) était essentiellement un marché aux fripes. Lors du voûtement de la Senne, qui permit la création des boulevards du centre, ce « marché aux puces » faisait subitement tache dans un quartier qui se voulait chic. Il a été déplacé vers le quartier populaire des Marolles.

Le Vieux Marché permet à une population démunie de s’équiper à petit prix et à l’échoppier d’exercer un métier sans diplôme. C’est un territoire de la débrouille, un peu à la marge. Territoire fréquenté aussi par les chineurs, les collectionneurs, les curieux.

Les Marolles sont encore un territoire “Pauvres admis”. Il est moins difficile d’y vivre dans la pauvreté qu’ailleurs, parce qu’il y subsiste encore des “interstices” : un réseau de solidarités informelles, d’associations diverses, l’existence anachronique du dernier Mont de Piété, une ambiance bon enfant. Bref le climat y est moins dur aux personnes vivant dans la pauvreté. Le Vieux Marché, fondé sur la récupération de biens usagés, participe de ce climat.

Favoriser le biotope du Vieux Marché

Pour se maintenir, le Vieux Marché dépend d’un ensemble de conditions favorables, qu’il faut défendre, et étendre. L’arrivée d’une population plus aisée tend à dégrader ces conditions, parce que cette population va placer ailleurs ses priorités :

• elle aura volontiers des exigences d’ordre (absence de tags, disparition des SDF…) ;
• elle portera une attention accrue à la propreté publique ;
• elle induira la disparition des espaces de stockage, dépôts, ateliers, terrains vagues, arrière-cours ;
• elle se fournit dans d’autres types de commerces, plus huppés ;
• demandant plus de confort, elle entraînera une augmentation des loyers.

Qu’on se comprenne bien : les personnes démunies ne choisissent pas la “mochitude” ou la malbouffe mais, à défaut de ressources, leur priorité se situe d’abord à trouver à se loger, à se vêtir, à se nourrir à prix abordable. Et l’on voit d’ailleurs que dès que son sort s’améliore, le Marollien s’installe ailleurs.

Pour maintenir le Vieux Marché, tel qu’il sert aux plus démunis, il faut favoriser son biotope. Les pouvoirs publics doivent donc se faire violence en ignorant les revendications de la population aisée (et qui bien sûr se fait mieux entendre que la population modeste).

Récupération folklorique

Or, que constate-t-on, ces dernières années ? Une tentative de transformation du Vieux Marché pour l’adapter aux désirs de classes plus aisées. L’échevinat du Commerce a modifié le règlement du marché, préconisé l’utilisation de tentes uniformes, voulu interdire aux échoppiers l’utilisation de caisses en carton pour présenter leurs produits. Il s’agit de récupérer l’aura folklorique du Marché aux Puces, mais il faut qu’il soit “propre sur lui” (un Marché aux Puces sans puces, en somme). Le stratagème consiste à consommer la culture populaire, mais en la débarrassant de ses aspérités, pour en extraire une image lissée. Ce détournement est destiné à fonctionner comme piège à touristes, c’est à dire à produire de la vulgarité marchande. Ce que les modernisateurs oublient c’est que la chose est vouée à une usure rapide et que la machine marchande, pour se maintenir en vie, réclame sans cesse de la nouveauté (rien ne se démode plus vite que la mode). L’objet initial a bien de la chance s’il survit à cette contrefaçon.

L’argument invoqué est la défense du pauvre, que l’on voudrait libérer de sa crasse !

Cet argument a été avancé par une ex-échevine lors de sa défense du Contrat de quartier, visant à introduire plus de mixité sociale dans le quartier. Ce à quoi il lui fut vertement répondu que la mixité sociale est toujours imposée aux quartiers populaires, jamais aux quartiers aisés : là on veille très soigneusement à l’entre soi[2].

Mixité sociale ? On n’a jamais vu qu’habiter à côté du riche enrichissait le pauvre. Ce qui améliore le sort du pauvre, c’est la meilleure contribution du riche à l’impôt. Imposer un contrôle des loyers aide aussi. Mais de cela, il n’est jamais question…

Patrick Wouters


[1] Phénomène urbain par lequel des personnes plus aisées s’approprient un espace initialement occupé par des habitants ou usagers moins favorisés, transformant ainsi le profil économique et social du quartier au profit exclusif d’une couche sociale supérieure.
[2] Lire Les ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces. Michel PINÇON, Monique PINÇON-CHARLOT, Éditions du Seuil, 2007.