Le 26 avril 1986 débutait la catastrophe de Tchernobyl. Trente quatre ans plus tard, les incendies qui se sont propagés depuis le début du mois autour du sarcophage dans lequel est enfermé son démon nous rappellent qu’aucun dispositif de confinement n’est à la hauteur des menaces perpétuelles que fait peser sur nous le nucléaire. Tandis que les fumées ukrainiennes se propagent, les experts se veulent rassurants sur leur niveau de radiations, trop faible pour causer un danger à la santé à long terme[1]. Notre vigilance devrait néanmoins se porter sur une autre menace, bel et bien réelle : celle de l’enfumage par lequel, en ce moment, en Belgique, le lobby du nucléaire tente d’exploiter la crise sanitaire en cours pour renaître de ses cendres.
Début avril, moins de 3 semaines après le début du confinement, l’ONDRAF (organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies) annonçait le lancement d’une enquête publique portant sur le plan de gestion à long terme des déchets nucléaires[2]. L’organisme a souhaité maintenir cette consultation, ouverte du 15 avril au 13 juin, prétextant que celle-ci s’inscrit « dans un calendrier établi de longue date, conformément à la législation », et estimant que les mesures de confinement ne représentent pas une entrave à sa « bonne tenue », puisqu’il était prévu dès le départ que le public ne puisse y répondre que par courrier ou en ligne. Les réactions politiques et citoyennes à cette annonce ont fait peu de vagues, dans un contexte médiatique envahi par les marées quotidiennes d’informations focalisées sur la crise sanitaire. De sorte qu’à la mi-avril, Engie/Electrabel a jugé opportun de tenter de tirer à son tour parti de la portion congrue à laquelle se trouve réduit tout débat démocratique sur des questions n’ayant pas trait au coronavirus : le groupe industriel a mis un coup de pression sur le gouvernement belge, enjoignant la Première Ministre de se prononcer rapidement sur la prolongation du nucléaire au-delà de 2025. « Bad timing » : on peut se réjouir que Sophie Wilmès ait estimé que le moment était mal choisi pour prendre ce type de décision, mais déplorer néanmoins que sa réplique n’ait pas aussi été adressée avec autant de fermeté à l’ONDRAF. L’organisme est en effet tout aussi empressé que l’ensemble du lobby nucléaire à l’idée que le gouvernement se positionne en faveur du projet de poubelle nucléaire qu’il promeut. Et pour cause : avec la promotion du mensonge selon lequel l’énergie atomique serait incontournable dans la résolution des problèmes climatiques[3], l’enfouissement des déchets et la prolongation des réacteurs délabrés font partie des leviers sur lesquels l’industrie nucléaire tente de s’appuyer pour se relever de son déclin, devenu inexorable depuis la catastrophe de Tchernobyl[4].
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Agonisant, le monstre atomique ne survit que grâce aux perfusions qu’il reçoit des États nucléarisés[5] –-et de leur contribuables – et à l’absolution de toutes ses dettes : si on lui faisait payer le prix réel des nuisances, injustices, souffrances, catastrophes et autres ruines sanitaires, morales, humaines et environnementales qui sortent de son ventre, la bête aurait déjà reçu son coup de grâce !
Pour survivre, il lui faut vendre de nouveaux réacteurs et/ou prolonger les anciens. Les déchets, ingérables, font tache dans le paysage idyllique des partisans du monde atomique. Ils décrédibilisent le credo par lequel, en l’assénant aux populations depuis 70 ans, ils ont assis dans leurs têtes le mythe d’une énergie propre dont le « cycle » éternel serait parfaitement maîtrisé, tel celui d’un Phénix… ou même d’un Superphénix ! Le choix de ces noms pour des réacteurs français n’a rien d’un hasard. En Belgique, HADES désigne le laboratoire souterrain au sein duquel les scientifiques du SCK CEN étudient « la faisabilité du stockage en profondeur des déchets radioactifs » : l’allusion au dieu grec des enfers est-il du ressort de l’humour, ou de celui du cynisme ? Ces détournements de la mythologie antique illustrent bien le culte que les nucléocrates vouent à l’atome et par lequel ils entendent s’instituer tels des divinités dont les pouvoirs seraient reconnus comme indiscutables par le commun des mortels. Indiscutables, car toute question nucléaire ne peut en effet à leur sens être discutée que par des experts en nucléaire.
Et comme nous vivons – on le prétend en tout cas – en démocratie et non en théocratie, les déchets constituent donc le talon d’Achille du nucléaire. Les questions éthiques que pose leur gestion mériteraient d’être discutées dans le cadre d’un vrai, large et long débat public. Mais la haute dangerosité à très long terme d’une partie des rebuts atomiques nécessite un lieu de stockage qui soit le plus stable possible, échappant idéalement à l’emprise du temps, de la société́, et de la politique, trois domaines auxquels le changement est inhérent. C’est ce qui explique, comme l’ont écrit Jean-Claude André (directeur de recherches au CNRS), Ariane Métais (productrice de films documentaires) et Barbara Redlingshöfer (Ingénieure à l’INRA) que « le nucléaire et la démocratie n’ont pas d’atomes crochus »[6].
Les institutions qui, dans chaque pays producteur de déchets radioactifs, se sont vues confier la responsabilité de gérer ces rebuts n’ont pas d’autres missions que de parvenir à concilier ces inconciliables. En Belgique, c’est l’ONDRAF qui, dans son rôle délicat de chaînon entre l’autorité fédérale et les organismes et entreprises concernés par la gestion des déchets radioactifs, est devenu virtuose de la production d’atomes crochus virtuels entre démocratie et nucléaire. La consultation publique en cours n’est qu’un épisode de l’habile stratégie que pratique l’organisme depuis le milieu des années 2000 : le saupoudrage de démarches qui donnent l’illusion d’une démocratie participative, mais qui sont en réalité détournées au profit de la fabrique du consentement.
Rien n’est sous contrôle, sauf l’opinion
Le Covid-19 joue un rôle de miroir grossissant des dysfonctionnements dans tous les domaines de notre société, et celui-ci n’y échappe pas. Le fait que cette consultation ait lieu en pleine crise sanitaire n’a pas été un choix mais la décision de la maintenir malgré le confinement, sous prétexte qu’elle se fait via une plateforme numérique, est révélateur de l’esprit dans lequel l’ONDRAF conçoit cet outil : la question de la fracture numérique ne lui importe pas, même lorsque les espaces numériques publics sont inaccessibles. Ne parlons même pas de l’illectronisme (analpabétisme numérique), phénomène qui touchait encore 10% de la population belge en 2018[7] : comme l’a écrit dès 2007 la chercheuse italienne en sociologie politique Marinela Macaluso (Université de Palerme) dans son ouvrage Democrazia e consultazione on line (Ed. Franco Angeli), l’inclusion n’est pas le but de la consultation électronique, dont l’objectif est plutôt de légitimer davantage les décisions prises, en réduisant les conflits sociaux grâce à l’expression de toute manifestation de désapprobation dans un cadre qui évite la mise en danger de la structure administrative[8]. Tout le questionnaire de l’enquête publique est d’ailleurs savamment construit afin que les réponses données par les cyber-citoyens, qu’ils soient pro ou anti-nucléaires, puissent permettre d’achever de présenter le « stockage géologique profond » comme l’unique « solution » raisonnable pour la « gestion » des déchets hautement radioactifs à vie longue. Des critiques peuvent être formulées en fin de formulaire : elles permettront juste de mesurer les éventuelles dernières réticences pour peaufiner la communication ultérieure et fabriquer le consentement en poursuivant le travail de segmentation qui régit le plan de gestion que l’ONDRAF demandera au gouvernement d’approuver. Un aperçu de ce plan apparaît dans les textes qui accompagnent la consultation publique pour « éclairer » de manière orientée ceux qui y participent. Le stockage géologique y est présenté comme la seule solution faisant l’objet d’un consensus international, en omettant de mentionner par exemple que cette option est critiquée de façon pertinente par des chercheurs qui, à l’instar du Professeur Thuillier[9], démontrent qu’il existe des risques intrinsèques à l’enfouissement, en particulier dans le type de couche argileuse pressentie en Belgique par l’ONDRAF pour ce projet. Ces textes font aussi l’impasse sur le fait que les projets de stockage géologique profond mis en œuvre jusqu’à présent sont des échecs[10] : pas un mot sur le Waste Isolation Pilot Plant, ou Wipp, aux États-Unis, où le stockage de déchets nucléaires dans des cavernes de sel à 640 mètres de profondeur a connu un incendie qui a provoqué un dégagement radioactif. On n’y mentionne pas non plus que,depuis lors, les États-Unis ont opté pour l’entreposage à sec et en surface des déchets durant au moins 100 ans. Ni le travail titanesque entrepris par les autorités allemandes pour tenter de retirer les 126.000 barils de déchets entreposés dans l’ancienne mine de sel d’Asse, dont les parois s’effondrent et l’eau est contaminée.
Les options alternatives sont décrédibilisées et les réponses aux questions éthiques sont tournées en pernicieux sophismes masqués dans un langage technico-légal : l’entreposage en sub-surface (à quelques dizaines de mètres de profondeur) défendu par les partisans du choix d’une solution temporaire qui laisserait aux générations futures la possibilité de mieux gérer ces déchets grâce à des progrès scientifiques est rejeté sous prétexte que « chaque nouvelle génération devrait dès lors s’occuper activement du problème des déchets et utiliser des ressources et connaissances pour garantir la sûreté, ce qui n’est pas conforme au principe de base du cadre légal relatif aux mesures de sûreté passive. »
La sûreté passive, c’est à dire sans intervention humaine, misant sur le confinement (sic) des déchets dans une couche géologique réputée stable depuis des milliers d’années, est l’argument principal utilisé par l’ONDRAF pour balayer toute proposition alternative à ce qui s’avérera en réalité être, à terme, un abandon pur et simple des déchets nucléaires dans des profondeurs et conditions qui rendront tout accès et décontamination extrêmement difficiles, voire impossibles. « Lorsque certaines conditions issues des consultations sociales, comme la contrôlabilité ou la réversibilité du système apparaissent dans le dossier technique de l’ONDRAF, elles ne peuvent se faire au détriment de la conception de la sûreté passive du dépôt telle qu’envisagé par les techniciens et les ingénieurs de l’ONDRAF et du SCK-CEN[11] », explique Céline Parotte, docteur en sciences politiques et sociales au Centre de recherches Spiral de l’ULg, dans la thèse qu’elle a consacrée à L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs (Presses universitaires de Liège, 2018). « L’ONDRAF tend à contrôler l’ensemble des variables et anticiper les effets potentiels issus de demandes extérieures en priorisant avant tout sa conception de la sûreté à long terme. L’organisme réduit en quelque sorte les incertitudes inhérentes à une possible intégration de la dimension sociétale dans son projet de dépôt géologique. On pourrait dire qu’il veille à scinder la nature et la société en niant l’interaction entre les deux. » En bref : « (…) l’ONDRAF adopte une posture de contrôle visant à décomplexifier la problématique ».
La garantie d’ une réversibilité du stockage, c’est à dire l’idée que les générations futures puissent accéder au dépôt pour en retirer les déchets, tout comme celle de sa sûreté passive sur le long terme, ne sont pourtant que des postures illusoires, car le danger est immédiat : les projets d’enfouissement de déchets, nucléaires ou non (le cas des déchets chimiques sur le site de Stocamine en Alsace défraye l’actualité depuis des mois[12]), montrent que c’est au cours-même de l’exploitation que ces promesses sur le papier volent précocement et dramatiquement en éclats à l’occasion d’accidents « imprévisibles » (n’est-ce pas la définition d’un accident ?) qui tournent inéluctablement en catastrophes environnementales dont les générations présentes et futures payeront le coût incommensurable, tant sur le plan de la santé que de l’économie. L’option d’un entreposage temporaire et renouvelable, en sub-profondeur, accompagné du financement de la recherche de solutions de traitement innovantes, coûtera peut-être plus cher et comporte ses propres incertitudes, mais offre l’avantage incommensurable de garder l’héritage empoisonné sous les yeux, de perpétuer le débat qui l’entoure, et donc sa mémoire, et de faire en sorte que le lobby du nucléaire accepte de payer le coût réel de cette énergie mortifère.
Il n’y a pas d’urgence à enfouir…
…il y a une urgence à ne pas enfouir.
Il y a urgence à interdire que l’on balance nos pires déchets dans le futur comme on les larguait autrefois en mer.
Il y a urgence à rester vigilants aussi face aux autres options qui apparaissent subrepticement dans les plans de l’ONDRAF, semant la tentation de concevoir un lieu de stockage international qui ne manquerait pas de pénaliser le territoire qui serait condamné à l’« accueillir ».
Il y a urgence à mettre en œuvre une solidarité internationale dans les luttes contre tous les projets de poubelles nucléaires en cours : à moins de 500 kilomètres des frontières belges, c’est aussi par le détournement du débat public autour de son Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs[13] que l’État Français tente d’imposer un stockage profond à Bure, et une « piscine » d’entreposage à Belleville-sur-Loire[14].
Il y a urgence à relier entre elles les populations dont la vie subit déjà au quotidien les ravages du nucléaire, et celles qui luttent afin que ces dévastations ne soient ni perpétuées ni étendues à l’avenir. Il y a urgence à organiser un tribunal des peuples contre le nucléaire, qui à la façon de celui mené contre Monsanto[15], ferait entendre leurs voix, trop souvent couvertes par le discours de la raison d’État.
Il y a urgence à faire cesser la mascarade de cette consultation publique en période de crise sanitaire et de confinement.
Il y a urgence à exiger son report et son accompagnement par un réel débat public, au cours duquel on ne séparerait pas l’idée de trouver une solution de stockage des déchets radioactifs de celle de cesser immédiatement d’en produire.
Il y a urgence à confiner TINA (le « there is no alternative » cher au nucléaire et à son monde), pour ne pas être condamnés à vivre confinés pour l’éternité.
Isabelle Loodts, Jean-Marie Dermagne et Bouli Lanners