L’extrême droite autrichienne se scandalise parce qu’une famille syrienne de onze enfants touche 9.000 euros d’aides par mois. Mais le principal problème est que la population vieillit tandis que les nouveaux venus ont encore des familles nombreuses.
C’est un scandale qui agite le FPÖ, le principal parti d’extrême droite, parvenu à la première place avec près de 30% des suffrages lors des dernières législatives : une famille syrienne de demandeurs d’asile avec onze enfants touche, à Vienne, 9.000 euros d’aides sociales par mois (6.000 au titre du minimum garanti plus 3.000 d’allocations familiales).
Peu importe que ce ne soit pas du tout représentatif – l’an dernier déjà une affaire similaire, celle d’une famille syrienne comptant neuf enfants, avait causé des remous même si un responsable de la Ville de Vienne observait que seulement quatre familles étaient dans ce cas sur près de 2 millions d’habitants dans l’agglomération.
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Mais comment l’expliquer ? Il est exact, rappelle le quotidien Der Standard, que le système d’aides sociales est plus généreux à Vienne que dans le reste de la fédération, puisqu’il verse 326 euros par enfant quel que soit leur nombre. Cependant le principal problème n’est pas évoqué.
Modèles familiaux
Car l’Autriche vieillit et son modèle familial est de plus en plus éloigné de celui des nouveaux venus. En dehors de la résistance compréhensible de la centrale syndicale et de la gauche, qui font valoir que les migrants vont cotiser, aucun parti de gouvernement ne se risque à attaquer l’édifice construit depuis la deuxième guerre mondiale de crainte de voir la population voter davantage FPÖ.
Comparé à celui de la France, dont les causes sont d’ailleurs contestées, le déficit de la principale caisse d’assurance sociale (7,6 millions d’assurés), paraît très modeste : 900 millions d’euros sur un budget total de 21 milliards projetés en 2025, bien que les autorités peinent déjà à boucher le trou. L’Autriche envisage d’augmenter les cotisations des retraités et a commencé à resserrer les vis, en débutant par les médecins encore inscrits aux caisses publiques, sommés depuis février de prescrire moins d’analyses de laboratoire et moins de scanners (en allemand et en abrégé MRT : tomographie par résonance magnétique).
Ce pays de quelque dix millions d’habitants est numéro un au monde pour le nombre d’examens par scanner par millier de personnes. 10% des patients ne retournent pas voir le médecin qui les a prescrits, ce qui semble indiquer qu’une partie au moins n’était pas vraiment utile. Si l’on prend en compte les CT, les tomographies par rayons, l’Autriche occupe la cinquième place derrière les USA, le Luxembourg, la Corée du Sud et la France.
7,55 euros par médicament prescrit
Pour les nouveaux venus, qui souvent, comme 80% de la planète, devaient payer de leur poche la totalité ou une grande partie des soins médicaux, c’est un paradis sanitaire où pendant longtemps on était bien soigné sans regarder à la dépense. La E-Card (équivalent de la Carte Vitale), qui fête ses vingt ans, arbore obligatoirement depuis 2024 une photo de l’assuré pour éviter les abus. Il faut noter que ceux qui n’ont pas de maladie chronique grave doivent payer 7,55 euros de prix forfaitaire par médicament prescrit. Si la somme est inférieure, elle n’est pas remboursée. On est obligé de se demander : en ai-je vraiment besoin ?
Cette politique dont nous sommes fiers à juste titre, fondée sur la solidarité des plus vaillants envers les plus malades, reste une source d’étonnement pour ceux qui viennent des États-Unis. Une Américaine fixée à Vienne, diabétique de type 1 depuis l’adolescence, tremblait la première fois qu’elle est allée chercher à la pharmacie l’insuline dont elle avait un besoin vital. Et a téléphoné à sa mère au Dakota du Nord, émerveillée que la caissière autrichienne lui dise qu’elle n’avait rien à payer. « Là-bas, tu dois avancer l’argent et la caisse ne te rembourse qu’une petite partie ».
Un séjour à l’hôpital coûte cher, ce qu’oublient beaucoup d’Européens. En Afrique les familles doivent en général fournir les draps, les serviettes de toilette et la nourriture des patients : malheur à celui ou celle qui n’a pas quelqu’un pour l’assister. Et rétribuer sous la table médecins et infirmiers, car leurs salaires sont dérisoires.
Réduire l’aide aux demandeurs d’asile
En Autriche comme en France les autorités souhaitent maintenant réduire les consultations à l’hôpital au profit des cabinets médicaux. Et comme en France, les forces d’extrême droite font jouer la préférence nationale, entraînant sur cette ligne d’autres partis plus centristes : aux ressortissants des droits sociaux, même rognés, aux étrangers « extra-européens » le moins possible de droits, voire pas du tout. La coalition au pouvoir au niveau fédéral à Vienne, où les conservateurs de l’ÖVP gouvernent avec le SPÖ et le petit parti libéral Neos, veut réduire l’aide médicale et sociale accordée aux demandeurs d’asile qui devraient attendre trois ans pour la percevoir.
Ce point de leur programme se heurte pour l’instant à l’avis de nombreux experts et aux règles européennes, mais la poussée est telle que celles-ci vont peut-être changer. L’Autriche s’est déjà jointe au Danemark, à l’Italie et d’autres capitales européennes (dont celles de la Belgique, la Pologne et des pays Baltes, mais pas la France ni l’Allemagne) pour demander à pouvoir expulser les étrangers « criminels », la Danoise Mette Frederiksen, une social-démocrate élue sur un programme anti-immigrés, partageant le point de vue de la néo-fasciste Georgia Meloni.
Une natalité en baisse
Comme l’Italie, l’Autriche ne fait plus assez d’enfants pour financer un système social édifié au temps du plein emploi et des familles nombreuses. De quatre actifs pour un retraité, on va passer à deux pour un. Le nombre d’enfants par femme est tombé l’an dernier à 1,36 (contre 1,44 en 2022). Cela ne va pas changer : les Autrichiennes suivent des études plus longues, ont du mal à trouver un père prêt à s’engager – ou renoncent pour diverses raisons à avoir des enfants.
Ce n’est pas faute de soutien financier. Mais la mentalité dominante veut que l’un des parents, en général la mère, reste à la maison trois ans après une naissance, l’État versant la première année 80% du précédent salaire, avec un plafond de 2.300 euros. En 2025 la situation a à peine changé par rapport à 1985 : il est toujours mal vu de confier à un système de garde collectif un enfant qui n’a pas au moins un an, dans l’idéal deux ou trois. Et si le nombre de femmes salariées équivaut à celui de la France, les trois-quarts des mères d’enfants scolarisés travaillent à temps partiel – de 8 heures à 12 h, car souvent il n’y a pas de cantine scolaire.
Tant pis si ce système qui n’a nullement enrayé la baisse de la natalité (quand ils ont des enfants, les jeunes en ont moins qu’avant et veulent passer plus de temps avec eux) va dans le sens des musulmans les plus conservateurs, dont l’extrême droite est la première à se plaindre. 80% des femmes immigrées à Vienne n’ont pas d’emploi à l’extérieur du foyer. Et comme il n’existe pas d’équivalent de l’école maternelle française gratuite, seulement des jardins d’enfants payants (dix à vingt fois moins chers qu’à Londres ou New York), les responsables de l’éducation se trouvent confrontés à des petits qui n’ont jamais été socialisés en dehors de chez eux et souvent ne maîtrisent pas assez l’allemand.
À cela s’ajoute le choc de cultures où l’on trouve normal d’avoir six à dix enfants et celles où l’on a oublié en l’espace de trois générations comment c’était « avant ».
Les familles nombreuses de jadis
Après 1945 les familles françaises du Nord-Pas-de-Calais, surtout parmi les mineurs qui gagnaient plus que des ouvriers, étaient connues pour leur nombreuse progéniture. Douze enfants n’était pas l’exception, certains pères se vantant d’avoir à la maison une équipe de football. Comme en témoigne le roman de Christiane Rochefort Les petits enfants du siècle (1961), le natalisme instauré après la Première guerre mondiale et cimenté par les conquêtes sociales de la Libération était vécu comme un progrès par de nombreuses femmes, leur permettant de ne pas devoir aller à l’usine.
Ainsi en allait-il également de l’Autriche, même dans la capitale où la social-démocratie luttait pour la contraception et l’avortement (les deux ne sont toujours pas remboursés). Une vieille habitante du Karl-Marx-Hof, un HLM emblématique de la Vienne rouge, racontait que les escaliers étaient pleins d’enfants et que quand ils étaient trop bruyants, quelqu’un demandait aux parents de les discipliner. Aujourd’hui, des voisins autrichiens âgés s’énervent de voir le weekend, alignées dans le couloir commun, les chaussures des visiteurs d’une famille d’origine turque ou arabe. Et téléphonent aux services municipaux pour se plaindre de « conflits inter-ethniques » – si le standard ne répond pas tout de suite, ils votent FPÖ à la prochaine occasion.
Tel est le tableau en Autriche comme en France, touchées par une baisse de natalité et une hausse des dépenses de sécurité sociale, aggravées par une croissance atone ou, comme ici, une récession qui augmente le chiffre des chômeurs en diminuant les cotisations. Dans les deux cas, avec l’appui de médias populaires, l’extrême droite exploite politiquement la différence marquée qui sépare désormais la démographie européenne de celle des migrants de première génération.
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Joëlle Stolz