Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? Nous ne comprenons plus un monde qui nous dépasse, inégalitaire, injuste, menaçant, provoquant insécurité et angoisse. Nous nous sentons abandonnés, déclassés, méprisés par les entreprises, les partis politiques et leurs représentants, des Institutions qui tournent à vide, comme si nous étions entre les mains d’une machine aveugle qui nous broie. Dès lors, la tentation est forte de céder aux sirènes fallacieuses et simplistes de l’émotionnel haineux des réseaux sociaux, aux mirages fumeux des réalités alternatives, aux lendemains qui chantent des partis extrêmes, de droite ou de gauche, à la séduction des « hommes forts ».
Cette broyeuse porte un nom et possède un moteur : la révolution néolibérale. Née dans les années 80 sous l’égide de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis, ses idées ont pratiquement façonné mondialement des générations et transformé à notre insu, mais en profondeur, notre manière de voir et penser nos sociétés.
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Dans son analyse 1, Stephanie Lee Mudge a mis le doigt sur sa particularité essentielle :
En d’autres termes, le néolibéralisme a conféré au marché immanence et transcendance, à l’égal de Dieu. La vieille idée de l’autorégulation des sociétés humaines par la mécanique du marché est revenue en force impliquant la liberté absolue des acteurs, seule garante de l’allocation optimale des ressources disponibles et de la prospérité générale de l’humanité.
Cette révolution fut longuement préparée par tous les « think tanks » libéraux et conservateurs (Mont Pélerin, Heritage Foundation …) appuyés par nombre d’économistes de renom (Hayeck, Friedman …) opposés aux politiques keynésiennes d’une social-démocratie qui s’essoufflait à la fin des « Trente Glorieuses ». Ils ont construit une formidable machine informationnelle pour imposer leurs idées et ont petit à petit noyauté les États et les organisations internationales, tels le FMI, la Banque mondiale, l’OMC… L’UE n’y a pas échappé. Cette révolution s’est articulée sur le Consensus de Washington, qui a proclamé la libre circulation des capitaux, la liberté du commerce et la nécessité de réduire l’emprise de l’État par la diminution des impôts et la privatisation de ses fonctions.
Le message est simple, puissant et universel. Tout le monde désire faire fructifier librement son patrimoine, même modeste, choisir en toute liberté ses activités et partenaires commerciaux, accroître son confort matériel … Personne n’aime payer son tribut à l’État d’autant plus s’il est corrompu, rempli de politiciens accrochés au maintien de leur pouvoir avec des administrations publiques incapables de gérer les services et infrastructures collectifs.
À première vue, le néolibéralisme ne serait donc que la mise en œuvre de politiques conservatrices et libérales. Rappelons que Reagan et Thatcher et leurs émules jouirent d’un large soutien populaire.
Mais la mise en œuvre pratique des proclamations du Consensus révèle une autre histoire.
La libre circulation des capitaux signifie que tout particulier ou entreprise peut s’enrichir vite et sans scrupule ni limites et faire voyager ses capitaux là où ils rapportent le plus. L’enrichissement des actionnaires et dirigeants est sacralisé.
En corollaire, la liberté du commerce a instauré la possibilité de faire fabriquer, vendre et acheter biens et services là où c’est le plus profitable, et donc là où les contraintes sociales, réglementaires ou légales sont faibles, voire inexistantes. De plus, le maintien et la croissance du niveau de profit exigent la construction d’une machine à consommer efficace par la manipulation de la demande.
La privatisation des fonctions de l’État offre des opportunités d’enrichissement supplémentaires. Son affaiblissement par la diminution des impôts a non seulement augmenté les profits, mais énervé la puissance publique en diminuant fortement ses capacités de contrôle.
En fait, ces libertés ont lâché la bride à la cupidité, lui donnant une vastitude formidable.
La finance, impériale, et son cortège dominent désormais nos vies, menant une chasse débridée à l’argent-roi. Aucun domaine ne lui échappe : santé, culture, éducation, environnement, services publics … tout doit être fait pour tirer au plus vite le maximum de gains en dépensant la moins possible.
La manipulation de la demande a donné naissance à un narcissisme consumériste effréné. L’essentiel n’est plus désormais la réalité d’un bien ou d’un service, ni leur utilité ni leur nécessité, mais uniquement l’image de soi-même que donne le fait même de les posséder ou de les utiliser. Le choix n’est plus de consommer ou non, mais de choisir entre les symboles qu’il faut détenir, les émotions qu’il faut vivre, les plaisirs auxquels il faut succomber pour participer à la vie de la société. L’apparence est devenue la seule réalité acceptable. Narcisse dépensera sans compter pour satisfaire les désirs infinis de son âme piégée. Sa dépense procure gloire et richesse aux propriétaires du grand magasin de la consommation, mais provoque la frustration désespérée de celles et ceux qui, le nez collé à la vitrine, ne peuvent y entrer.
La faiblesse de l’État a encouragé, d’une part, la pratique systémique de l’évasion fiscale qui se marque dans les structures juridiques des entreprises, de même que la diminution systématique des impôts pour les plus riches, qui a contribué à la montée des inégalités et, d’autre part, l’abandon des régulations des pratiques, industrielles et commerciales entraînant par là la formation de puissants monopoles et oligopoles dans nombre de secteurs. La montée en force des lobbies s’explique aussi par la volonté de maintenir la faiblesse des États.
Sans surprise, l’égoïsme s’est généralisé. Chacun se replie désormais sur son précarré et son confort, mais, contradiction, tout en réclamant à cor et à cri santé, sécurité, éducation, un air pur, un environnement protégé… sans bien sûr que l’État puisse contraindre et, surtout, « nimby », ce sont les autres qui doivent payer !
Le marché autorégulateur est une religion. Elle s’est enracinée. Elle est grosse de désastres. Le profit est sa seule valeur. Elle a entraîné la montée des inégalités, une vision étroite et court-termiste de la société de la gestion des entreprises et organisations, la cupidité des dirigeants, l’abandon de tout intérêt social dans le chef des managers et actionnaires, les délocalisations des activités avec les désindustrialisations et leurs ravages économiques et sociaux, la subversion des décideurs politiques, économiques, sociaux et culturels par une corruption insensée. Les profits sont privatisés et les pertes reportées sur la collectivité. Les États abdiquent la défense du bien commun. Sa soif insatiable de gains nous impose des quêtes consuméristes affolantes qui nourrissent d’enrageantes frustrations, tandis que l’espérance d’une vie meilleure s’évanouit. Cette religion nie la réalité et accélère la dégradation continue de la biosphère. Elle a ainsi insidieusement nourri le désespoir, la frustration et la montée des extrêmes. Trump et son gang en sont l’avatar le plus horrifiant.
Pour nous en sortir, nous devons résolument cesser d’opposer l’économie à la sauvegarde du climat, à la protection de l’environnement, au maintien des systèmes de santé, d’éducation et de protection sociale, à la défense de la culture et des valeurs démocratiques. Ces éléments constitutifs de nos sociétés ne s’opposent pas, bien au contraire, ils se complètent. Mais ils sont irréductiblement incompatibles avec le néolibéralisme. Le comprendre, c’est nous sauver. Malheureusement, trop peu nombreux sont celles et ceux qui le comprennent et agissent politiquement et médiatiquement pour l’expliquer, le dénoncer et montrer que cette incompatibilité est fausse, que la compatibilité est possible, praticable et sûre. Cet aveuglement devant la religion néolibérale, ce manque de prise de conscience de sa perversité ont, à notre sens, provoqué à la fois la montée des droites conservatrices (les servitudes volontaires!) et l’échec des partis écologiques et sociaux-démocrates (cf.les Démocrates aux USA). Mais ne perdons pas espoir, car il semble quand même qu’un vent nouveau commence à se lever pour refuser la dictature aveugle et criminelle du marché et redonner vigueur à la démocratie.
Alain Tihon
Avril 2025
1 « What is neo-liberalism? », Stephanie Lee Mudge, Socio-Economic Review (2008) 6, p 703–731, Oxford University Press.