Le matin du 28 mai 1974, sous une pluie battante, se tient sur la Piazza della Loggia, à Brescia, le rassemblement antifasciste organisé par le Cupa (Comité unitaire permanent antifasciste) à la suite de la montée des violences fascistes qui se sont succédé ces derniers mois dans la ville et la province : agressions contre des piquets de grève devant les usines et des élèves, attentats contre des sièges de partis de gauche et lettres de menace envoyées aux journaux. Dans la nuit du 19 mai, Silvio Ferrari, membre d’Ordine Nuovo, meurt dans un attentat à la bombe dans le centre-ville, sur la Piazza del Mercato. Il transportait une bombe à retardement sur sa Vespa.
À 10 h 12, ce 28 mai, une bombe explose sur la Piazza della Loggia. Six manifestants sont tués sur le coup, plus d’une centaine sont blessés. Deux autres antifascistes mourront par la suite. L’engin explosif avait été placé dans une poubelle, à côté d’une colonne de l’arcade qui délimite le côté est de la place. Sous les Macc de le ure. Cinquante ans plus tard, la colonne est toujours ébréchée, rappelant aux passants distraits l’horreur du massacre.
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Les reconstitutions historiques et la procédure judiciaire toujours en cours ont révélé que la bombe avait été placée dans la poubelle par des militants de l’organisation fasciste subversive Ordine Nuovo, recrutés, coordonnés et couverts par des hommes des carabiniers, de l’armée, des services secrets et du commandement de l’OTAN à Vérone. En 2017, quarante-trois ans après le massacre, la Cour de cassation a confirmé les condamnations à perpétuité de Carlo Maria Maggi, alors dirigeant de l’Ordine Nuovo du Triveneto, et de Maurizio Tramonte, membre de l’Ordine Nuovo et informateur du Sid (Servizio Informazioni Difesa, service de renseignement de la défense). Le 30 mai 2024, le tribunal pour mineurs de Brescia ouvrira le procès d’un autre militant de l’Ordine Nuovo de l’époque, Marco Toffaloni, accusé de complicité de massacre avec Maggi, Tramonte et Roberto Zorzi, dont le procès se déroule parallèlement à celui de Toffaloni.
Des anniversaires aussi importants s’accompagnent d’une sorte de liturgie : les célébrations sont plus solennelles et la rhétorique quelque peu plus grandiloquente. Et bien sûr, on dresse le bilan : qu’est-il advenu de ceux qui ont été la cible de cette bombe ? Qu’en est-il de la mémoire de ces événements ?
Dans le viseur des bombes
Pour répondre à la première question, il faut avant tout comprendre qui ou quoi était la cible de cet engin explosif. Le massacre de la Piazza della Loggia s’inscrit dans le contexte de la « stratégie de la tension » et du terrorisme politique qui, pendant une longue période de l’histoire italienne, a vu l’action synergique d’organisations néofascistes, d’appareils de l’État italien, de services secrets étrangers et de structures internationales liées à l’Alliance atlantique dans l’organisation d’agressions, d’attentats et de massacres. Cette stratégie avait un double objectif : empêcher le glissement vers la gauche de la politique et de la société italiennes de l’époque et, surtout, frapper les mouvements ouvriers, étudiants et féministes qui la traversaient de manière diffuse. Ces mouvements radicaux ne se limitaient pas à attaquer la présence sur la scène publique et parlementaire du Mouvement social italien, qui avait pourtant joué un rôle déterminant dans l’élection du démocrate-chrétien Giovanni Leone à la présidence de la République. Ces luttes visaient plus que la dénonciation de la violence des milices néofascistes, souvent financées par des représentants du patronat italien et, bien sûr, de Brescia : une partie importante – même si elle n’était pas majoritaire – de la société italienne de l’époque contestait l’organisation même de la société autour du modèle politique de la démocratie libérale et des coordonnées économiques du capitalisme.
Les bombes posées par les fascistes visaient ces mouvements et les victoires qu’ils remportaient. Reprenant la suggestion efficace proposée par Gianfranco Bettin et Maurizio Dianese dans leur dernier ouvrage La tigre e i gelidi mostri. Una verità d’insieme sulle stragi politiche in Italia (Feltrinelli 2023), les monstres glacés de la stratégie de la tension voulaient chevaucher le tigre des luttes sociales. Sous l’impulsion des deux années 1968-69, le Statut des travailleurs, ensemble de « Normes sur la protection de la liberté et de la dignité des travailleurs, de la liberté syndicale et de l’activité syndicale sur le lieu de travail », avait en effet été approuvé en 1970. Entre 1973 et 1974, six décrets délégués sur l’école ont été promulgués, réformant l’enseignement non universitaire italien sur la base de principes démocratiques. La victoire du « non » au référendum abrogatif de 1974 avait confirmé la légalité du divorce, deux semaines seulement avant le massacre de Brescia. Tout cela dans un climat général de mobilisation, d’un processus d’émancipation massive sans précédent. Un mouvement qui ne se limitait pas à défendre les valeurs de la Résistance et de la Constitution antifasciste née de la Libération. Il luttait pour que ces valeurs ne restent pas lettre morte, régulièrement démenties par la violence des relations sociales régies par le capitalisme. Une partie importante de la société refusait le dogme de l’unité nationale et aspirait à une démocratie réelle, radicale, fondée sur le pouvoir des travailleurs et des travailleuses, à une vie libre de toute exploitation, à la protagonisme des femmes, à une éducation différente.
Les patrons finançaient les casseurs fascistes pour réprimer les mobilisations ouvrières qui allaient au-delà de la ligne concertée par les syndicats. Pour mettre un terme à l’expansion d’une participation à la vie publique de plus en plus radicale, les institutions de l’État italien ont décidé de confier aux services secrets, aux structures militaires nationales et internationales et à la main-d’œuvre des groupes néofascistes une réponse capable d’éliminer, ou du moins de réduire, la menace communiste. Non pas tant parce qu’elle était réellement capable de mener à bien un processus révolutionnaire en Italie, mais parce qu’elle était capable de nuire aux profits des industriels et d’obtenir des acquis sociaux impopulaires auprès de ceux qui détenaient le pouvoir politique, économique et culturel. En d’autres termes, cette grande mobilisation sociale – dans toutes ses dimensions socio-économiques, politiques, culturelles et intellectuelles – perturbait concrètement le statu quo favorable aux institutions et aux classes dominantes.
Les massacres faisaient partie d’une stratégie plus large, caractérisée par différents niveaux, positions et rôles, qui a ensuite été suivie d’une répression très dure, du compromis historique et des politiques de sacrifices imposées aux classes populaires. Une stratégie complexe et articulée qui, en frappant l’opposition sociale et en brisant la conscience collective, a ouvert la voie à l’affirmation du paradigme économique et politique néolibéral. Les classes subalternes et la gauche révolutionnaire italienne des années 70 n’ont pas été en mesure de faire face à un tel niveau de confrontation et de bloquer le processus d’érosion des droits sociaux, d’augmentation des inégalités, de désengagement général de la participation publique et de diffusion d’un mode de vie de plus en plus individualiste et acritique, auquel on a effectivement assisté après cette période. Avec la destruction de la capacité et de la force de proposer par la base une alternative concrète et gagnante, la précarité absolue au travail, l’exploitation sauvage en l’absence totale de droits et le chômage sont devenus la norme au cours des dernières décennies. Les droits des femmes, voire leur vie même, sont constamment attaqués. Les écoles fournissent une main-d’œuvre gratuite aux entreprises sous le prétexte des parcours pour les compétences transversales et l’orientation. À la tête des universités, on trouve des conseils d’administration composés de dirigeants et de délégués de multinationales et de la Confindustria (Confédération générale de l’industrie italienne). De nouvelles guerres affligent les populations d’une grande partie de la planète et les scientifiques les plus qualifiés ne donnent plus que quelques années à la Terre avant l’effondrement des écosystèmes.
28 mai 2024
Et qu’en est-il du souvenir, de la mémoire de ces événements ? Cinquante ans de rhétorique sur l’importance de l’État et des institutions démocratiques comme bouclier contre « la violence » et « le terrorisme » ont non seulement porté un coup dur à la conscience politique collective des mouvements qui ont été la cible de l’horreur des massacres, mais ont également contribué à créer une grande confusion parmi les nouvelles générations autour des événements de ces années-là. Alors que l’on attend les résultats de la campagne de cette année, ceux de l’enquête menée en 2014 dans les écoles par la Casa della Memoria de Brescia et publiés dans Piazza Loggia. Schegge di memoria viva della strage che segnò Brescia (Piazza Loggia. Fragments de mémoire vivante du massacre qui a marqué Brescia) sont attendus avec impatience. Les réponses ont révélé une désorientation inquiétante des élèves quant à l’origine des massacres des années de plomb, principalement attribués à la mafia (37,1 %), au terrorisme rouge (28,5 %) ou noir (26 %). Mais certains les attribuaient à des inconnus (6,1 %), à l’acte d’un fou (7,6 %) ou aux services secrets (8,2 %). Si, d’un côté, cinquante ans ne semblent pas être un laps de temps suffisant pour que la mémoire devienne histoire, en observant ces données, on ne peut s’empêcher de se demander si l’oubli n’est pas le résultat naturel de cette opération politique de mémoire visant à la pacification entre l’État et la société qui entre immédiatement en action. Aux funérailles des six premières victimes de la place Loggia, Giovanni Leone, élu grâce aux votes du MSI, est présent, et « les citoyens lui sont reconnaissants d’être venu », rapporte le Giornale di Brescia en première page le 1er juin 1974, au lendemain de la cérémonie. Une population qui, « avec la dignité composée de sa douleur contenue », a défilé en silence devant les cercueils comme un « immense rassemblement pacifique qui a été un exemple de civilisation ». Certes, écrit le directeur Vincenzo Cecchini, « toutes les paroles n’ont pas été prononcées sans susciter des échos, des expressions impatientes, des signes de contestation […] mais le rempart de la dignité n’a pas cédé ». Même l’Unità minimisa les protestations, les qualifiant d’« interruptions inopportunes de quelques petits groupes ».
Si, dans le cas de Brescia, la colonne brisée et l’affiche annonçant la manifestation antifasciste restent un memento perpétuel du massacre, à Milan, la plaque commémorative placée en 1979 sur la Piazza Fontana rappelle plutôt « l’attaque criminelle » perpétrée « contre la ville et les institutions républicaines », à laquelle avait répondu « la détermination unitaire » du peuple. Aucune mention n’est faite des circonstances, des objectifs, des commanditaires ou des auteurs. La saison de la stratégie de la tension n’était pas encore terminée, mais déjà la vérité des monuments suivait un scénario bien précis, celui de l’attaque au cœur de l’État à laquelle il fallait opposer une cohésion sociale visant à légitimer et à protéger les institutions. C’est la logique de l’indiscriminé qui conduit en 2012 à l’inauguration à Brescia du Mémorial des victimes du terrorisme et de la violence politique, un parcours paradoxal de pierres d’achoppement qui, de la stèle de la place Loggia, mène au château sur la colline Cidneo où les victimes des massacres fascistes de Brescia et de Milan se trouvent aux côtés des plaques commémoratives de fascistes tels que Sergio Ramelli et Ugo Venturini.
« Serrons-nous les coudes », en somme, cent soixante ans plus tard. Une cohorte qui se dégage ainsi de toute responsabilité, réduisant à quelques « appareils déviés » la connivence avec les structures néofascistes. Et sur l’autel de cette unité, de cette cohésion – seul espoir de salut – il faut sacrifier quelque chose : le conflit social qui fut au cœur de ces événements. Un tigre qui n’est pas tout à fait endormi, si l’on observe l’histoire sous un angle différent, comme l’a fait Sergio Fontegher Bologna en suivant une tradition différente, inaugurée au début du XXe siècle, qui se tourne vers les sujets qui animent la vie sociale et interagissent avec elle (Tre lezioni sulla storia, Mimesis 2023). Une histoire sociale qui a trouvé un terrain fertile dans l’Italie née de la Résistance : la micro-histoire, l’histoire orale, l’histoire culturelle sont toutes héritières de cette impulsion, tout comme la tradition ouvrière qui a inscrit comme protagoniste du développement historique un sujet collectif – la classe ouvrière – avec son savoir et son expérience. En soustrayant aux institutions le monopole du discours historique, il devient en effet possible une lecture non omissionnelle de l’histoire, une lecture militante, qui sert les intérêts du groupe social qui l’interprète, une histoire tendue vers l’observation du futur dans le passé.
C’est ainsi qu’il devient possible de reconnaître dans ces « interruptions inopportunes » une contestation radicale de l’État et de ses appareils, accompagnée d’une forte tension anti-institutionnelle qui avait atteint – comme l’a récemment souligné le colloque 1974-2014 : Cinquant’anni dalla strage di Piazza Loggia Umberto Gobbi, rédacteur de Radio Onda d’Urto – « non pas par les organisations de la gauche extraparlementaire, dont le grand cortège fort de dizaines de milliers de militants était maintenu à l’écart de la place par les forces de l’ordre, mais par la foule présente ». Une tension qui s’est reproduite, année après année, lors des anniversaires du massacre, lorsque « plus les commémorations officielles prenaient une connotation festive et institutionnelle, plus la journée du 28 mai prenait, de manière directement proportionnelle, pour les réalités de base et antagonistes, la valeur d’un moment de synthèse de l’intervention politique en cours ».
À la ritualité liturgique, qui a vidé la commémoration de son sens politique, s’oppose donc une force concurrente qui s’inspire de différents souvenirs de ce 28 mai 1974. C’est l’histoire d’une collectivité, d’une société, qui définit son identité et la défend contre l’oubli. Les processus historiques tissent les liens sociaux que la force homogénéisante du néolibéralisme mondial veut briser. Et c’est l’histoire qui nous permet de porter un regard lucide et conscient sur le présent.
Il n’y a pas une seule mémoire du 28 mai 1974, c’est un fait. Cette journée que les institutions ont voulu transformer en une journée de défense de l’État contre l’attaque d’une violence politique générique continue d’être un terrain contesté, tout comme la place et la mémoire : tenter de la pacifier signifie exclure le conflit qui, depuis les jours des funérailles, a tracé une ligne de démarcation entre des visions et des réponses diamétralement opposées. L’une de ces visions est celle qui reste gravée dans la pierre et qui pèse comme un fardeau, l’autre est confiée à des monuments plus éphémères : tracts, interviews, souvenirs personnels. Comme une pancarte, laissée le soir du massacre sur la place Loggia, qui disait :
Des hommes et des femmes libres sont venus témoigner contre l’obscurité monstrueuse du fascisme d’aujourd’hui qui n’est pas différent de celui d’hier ni meilleur que lui
Ne les appelez pas victimes mais morts conscients militants engagés dans l’antifascisme international alors que la honte de la fausse tolérance et des connivences innommables a habité parmi nous la dynamite n’est plus pour les militants antifascistes une maladie de plus dont on peut mourir
Il ne reste aujourd’hui aucune trace de cette affiche, mais cela ne signifie pas qu’elle n’ait jamais existé. Quelqu’un l’a retranscrite et nous a laissé une plaque moins éphémère qu’on pourrait le croire.
Article en accès libre sur Jacobin Italie et à diffusion autorisée sur les réseaux sociaux.
A LIRE, en accès libre, sur Pressenza Italie, par Alessandro Marescotti, président de PeaceLink Italie.
■”Massacre fasciste de Brescia : la condamnation après 51 ans confirme les complicités institutionnelles et atlantiques”, 4 avril 2025, article en italien.
A LIRE, en accès libre, les articles en français de Marco Tagliabue, journaliste suisse.
́Le premier article, accompagné d’une vidéo, retrace avec précision le dossier de Marco Toffaloni, militant d’Ordine Nuovo, organisation néofasciste, les preuves de sa présence et d’avoir posé la bombe en 1974 à Brescia, sa présence en Suisse et une naturalisation mystérieuse qui interdit aujourd’hui son extradition.
■Sur le site de RTS.
●”Condamné à 30 ans de prison pour un attentat meurtrier en Italie en 1974, il vit tranquillement en Suisse”, Marco.Tagliabue, 14 avril 2025.
■ Sur le site de SwissInfo.
●”L’auteur condamné du massacre de Brescia vit à Landquart”, Marco Tagliabue, 17 avril 2025.