Clôturer ce tour d’horizon sur la géographie des stupéfiants impose d’analyser les façons dont les différents pays luttent contre le narcotrafic. Contrairement aux effets d’annonce et au regard du caractère global et complexe du phénomène, l’enrayer nécessitera des réponses tout aussi globales et complexes. (Renaud Duterme)
La consommation de stupéfiants semble universelle, même si les substances et les usages diffèrent d’une société à l’autre. Cette idée vient relativiser le projet utopique d’un monde sans drogues. Plus intéressante est l’idée de questionner l’idéologie prohibitionniste qui semble avoir le vent en poupe dans de nombreux pays, en attestent les condamnations parfois très lourdes (jusqu’à la peine de mort) qu’encourent les consommateurs dans la quasi-totalité des pays du monde.
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Une prohibition à géographie variable
Une analyse approfondie montre que la prohibition est très souvent relative, non seulement quant à la substance (l’alcool et le tabac étant rarement associés aux qualitatifs de drogue dans de nombreux pays, dont les nôtres), aux usages (l’usage récréatif est le plus décrié) mais aussi à l’histoire et à la géographie. On a vu l’aisance avec laquelle des pays interdisant des substances sur leurs territoires s’en accommodent parfaitement quand la consommation s’accorde avec leurs intérêts géopolitiques.
On peut également constater qu’au-delà des aspects traditionnels, la tolérance à géométrie variable envers certaines substances s’inscrit également au sein de préjugés raciaux/sexistes et/ou socio-économiques. Si la première interdiction du cannabis aurait été édictée en 1378 par l’émir égyptien Soudoun Sheikouni, le pape Innocent VIII lança en 1484 une chasse aux sorcières et à leurs décoctions maléfiques à base de cette «herbe du diable, herbe des païens et des masses sataniques»[1]. Plus proche de nous, la différence de traitement entre la cocaïne, un temps réservée aux classes supérieures, et d’autres drogues plus courantes dans des milieux défavorisés et/ou chez des minorités ethniques (cannabis, crack) est emblématique.
Le discrédit posé sur certaines substances peut aussi relever d’intérêts économiques et commerciaux. Ainsi du cannabis, marginalisé par quelques grandes familles de l’industrie américaine pour qui le chanvre concurrençait certaines de leurs spécialités (nylon, acier, cellulose, pétrole…)[2].
Autre constat: l’absence de liens entre la relative (in)tolérance envers certaines drogues et le degré de consommation. Au contraire, la politique actuelle de prohibition et de culpabilisation des consommateurs (caractérisant notamment la France) semble inefficace, en atteste l’explosion des quantités consommées, de la diversité des substances et des zones géographiques touchées. En revanche, une politique très répressive profite in fine aux groupes criminels contrôlant ces marchés, à l’instar de la prohibition des années 1930 aux États-Unis.
« La prison ou l’enfer »
Pourtant, une tendance se dégage: l’augmentation du degré de répression. Les déclarations dans ce sens pullulent chez de nombreux représentants politiques, essentiellement à (l’extrême) droite. Cette vision n’est qu’une version allégée de politiques répressives mises en œuvre à grande échelle par quelques pays, dont les Philippines et le Salvador constituent les exemples les plus médiatisés.
Initiée en 2016 par l’ancien président philippin Rodrigo Duterte, la guerre contre la drogue aurait provoqué la mort de 12 000 à 30 000 personnes selon une enquête de la CPI. Assumant une politique extrême basée sur la criminalisation des consommateurs (associée à l’encouragement de la délation et à des faits de détention arbitraire, d’aveux forcés, de tortures et d’emprisonnement de mineurs) et sur la répression meurtrière des trafiquants, Duterte promettait à ces derniers la prison ou l’enfer. Atténuée depuis, la politique répressive reste malgré tout d’actualité dans un pays figurant parmi les plus grands consommateurs d’amphétamine d’Asie du Sud-Est.
De l’autre côté du Pacifique, le Salvador semble avoir adopté ce que d’aucuns nomment un populisme pénal. Territoire ravagé par le narcotrafic et les rivalités entre gangs depuis l’expulsion de milliers de membres de Californie dans les années 1980, le pays était encore il y a peu en tête des classements internationaux en termes d’homicides et de violences. L’arrivée en 2019 du président Bukele et de ses méthodes expéditives (notamment l’arrestation de dizaines de milliers de membres, réels ou supposés, de gangs ainsi que la construction d’une gigantesque prison de très haute sécurité dont les images ont fait le tour du monde) a malgré tout conduit à une diminution drastique des homicides liés au narcotrafic. Ce qui lui vaut une certaine popularité auprès de la population et de ses voisins en dépit d’une dérive autoritaire et autocratique manifeste. Car la lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée sert également de prétexte pour museler toute opposition, en atteste la pression gouvernementale exercée sur des journalistes, des opposants, mais aussi des défenseurs de l’environnement et des syndicalistes.
Paraphrasant la célèbre maxime de Benjamin Franklin, nombreux sont les responsables politiques et les personnes prêts à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité, avec le risque de perdre les deux. Le narcotrafic constituant le prétexte idéal pour asseoir une politique autoritaire dans d’autres domaines (pensons à la lutte contre l’immigration par l’administration américaine), voire instaurer durablement un état d’exception.
Légaliser, oui mais comment ?
À l’opposé, d’autres pays affichent une plus grande tolérance envers la consommation de certains stupéfiants et adoptent des politiques de dépénalisation, voire de légalisation (généralement uniquement vis-à-vis de drogues dites douces). Si les autorités néerlandaises ont été parmi les premières à adopter ce genre d’attitude, de nombreux pays ont depuis suivi cette tendance comme l’Uruguay, le Portugal, le Canada, le Luxembourg, ainsi que plusieurs États américains (Colorado, Oregon, etc.). Mais au-delà de l’apparente similitude entre ces territoires, plusieurs approches existent avec des conséquences différentes.
En résumé, nous avons d’un côté une conception très mercantile de la légalisation, laquelle considère le produit autorisé comme toute autre marchandise. Sans surprise, c’est l’approche dominante aux États-Unis, avec des conséquences collatérales liées à un marketing agressif, comme la hausse de la consommation (avec les impacts sanitaires inhérents à un usage récurrent de stupéfiants), mais aussi de la circulation avec des dealers jouant sur les différences de législation entre plusieurs régions. Pire, certains territoires se plaignent d’être la cible d’un narcotourisme, à l’instar de la ville de Portland en Oregon ou des autorités néerlandaises. Depuis plusieurs années, ces dernières ont d’ailleurs limité l’usage de cannabis pour les non-résidents au sein des zones frontalières.
À l’inverse, d’autres pays ont plutôt adopté une approche centrée sur la prévention et la sensibilisation, modèle dont le Portugal semble être l’archétype. Depuis 2001, les toxicomanes y sont considérés comme des malades et non comme des délinquants. Et au-delà de la dépénalisation de la consommation de la plupart des drogues, les usagers bénéficient d’un suivi personnalisé, avec comme résultat une baisse drastique du nombre de décès liés à la drogue mais également une diminution du nombre de consommateurs.
Entre les modèles étasunien et portugais, d’autres pays ont, sans aller vers une légalisation, acté l’inévitabilité de la consommation de drogue et tentent d’en limiter les dégâts, notamment via des endroits réglementés au sein desquels du matériel propre peut être fourni et les produits consommés testés. Comme pour beaucoup de problématiques sociétales, la question de la légalisation n’est donc pas binaire et les résultats de ce genre de politiques sont souvent mitigés.
Un monde sans drogue est-il possible ?
Là où la géographie a un rôle à jouer dans la compréhension et la résolution du narcotrafic, c’est en amenant une approche globale et transdisciplinaire du problème. Une telle analyse permet de conclure que le narcotrafic est moins la cause qu’un symptôme de nos sociétés inégalitaires. De ce fait, on comprend vite que la prohibition ne peut être une fin en soi, voire peut aggraver les problèmes qu’elle prétend combattre. Par conséquent, il est illusoire de se débarrasser du phénomène sans remettre en question ce qui le nourrit. En d’autres termes, les meilleures solutions ne sont peut-être pas en lien direct avec la consommation de drogues mais plutôt celles qui améliorent les conditions sociales au sein des territoires concernés.
Lutter contre la ségrégation résidentielle, désenclaver les banlieues, améliorer l’offre d’emplois de qualité et décemment rémunérés (il est significatif que le profil des jeunes actifs dans le narcotrafic soit similaire à celui des travailleurs dits «ubérisés»), permettre aux sans-papiers (surreprésentés dans le deal de rue) de travailler légalement, améliorer les conditions de détention dans les prisons en envisageant des peines alternatives, mettre des moyens au service de la santé mentale (les expériences négatives vécues multiplient les risques de consommer de la drogue)[3], de l’aide à la jeunesse et de l’enseignement.
Comme l’écrit Philippe Pujol, «l’émancipation par le crime reste la seule voie pour ceux qui ne croient pas aux diplômes, n’ont pas le sens de la chose publique ou du commerce»[4]. À cet égard, on ne peut que déplorer le fossé entre les déclarations d’intention de certaines personnalités politiques et les résultats des mesures préconisées. À l’instar d’un Donald Trump qui, malgré ses diatribes contre le narcotrafic, réduit les moyens alloués aux services d’aide aux toxicomanes. La consommation et le trafic de drogues se nourrissant de vulnérabilités psychologiques et sociales, un lien peut clairement être établi entre le désengagement de l’État social et la prolifération de ce phénomène. N’oublions pas que pour des populations désœuvrées, le trafic de drogue peut constituer le seul moyen d’ascension sociale. Au regard de ces éléments, la réponse judiciaire ne peut être satisfaisante.
Et quand elle est efficace, ce n’est pas nécessairement là où l’on pense. Lutter contre le blanchiment d’argent et les paradis fiscaux se révèle ainsi bien plus pertinent pour combattre la criminalité organisée que d’accroître la présence policière au sein des quartiers. Mais force est de constater que les solutions les plus préconisées sont surtout celles qui ne remettent pas en cause la liberté des marchés (voire en créent de nouveaux, à l’instar de la construction de nouvelles prisons).
Soulignons par ailleurs que la lutte contre le narcotrafic sert également de prétexte à d’autres objectifs moins louables tels que le contrôle des frontières, la lutte contre l’immigration ou l’ostracisation de certaines minorités.
Que faire des consommateurs ?
C’est une phrase qui revient souvent dans la bouche de politiciens en mal de popularité: sans consommateurs, il n’y aurait pas de trafic de drogue. Cette phrase est triplement caduque.
D’abord parce que le nombre de consommateurs est tellement élevé qu’il est illusoire de tous les contrôler.
Ensuite parce que de nombreux usagers sont avant tout dépendants. Il importe donc de distinguer ces usagers et d’adopter une approche différenciée en fonction de leur profil. Une sensibilisation grand public sur les impacts sociaux et écologiques pourrait notamment marquer les esprits de consommateurs récréatifs et occasionnels. Pour les autres, cela passera nécessairement par une approche psychologique et sociale de façon à comprendre et réduire leurs dépendances. Ce qui implique également des programmes de désintoxication plus accessibles.
Enfin, il est nécessaire de remettre en cause certains fondamentaux liés à notre modèle économique, à commencer par les impératifs de productivité et de stress auxquels sont soumis de plus en plus de travailleurs consommateurs de drogues.
Par ailleurs, se focaliser sur les consommateurs ne résout pas les problèmes dans les pays producteurs. Imaginer mettre fin à la production de drogue restera une vue de l’esprit sans combattre en parallèle les politiques de domination et d’exploitation dont sont victimes les pays du Sud. Dans de nombreuses régions, la production de drogue peut constituer la seule source d’œuvres de bienfaisance, ce qui légitime le trafic auprès d’une partie de la population[5].
En définitive, et à la différence d’autres phénomènes tels que le terrorisme (auquel le narcotrafic est de plus en plus comparé), il n’y a pas d’idéologie dans le fait des trafiquants. Juste une totale soumission des questions morales et éthiques aux impératifs de profit. Des capitalistes comme les autres en somme…
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
[1] Simon Piel, Thomas Saintourens, Le roman du cannabis, Paris, Éditions de l’Aube, 2024, p 13.
[2] Ibid., p 30.
[3] Jean-David Zeitoun, Les causes de la violence, Paris, Denoël, 2024, p. 126.
[4] Philippe Pujol, La fabrique du monstre, Paris, Les Arènes, 2016, p. 34.
[5] Tom Wainwright, Narconomics. La drogue, un business comme les autres ?, Louvain-La-Neuve, De Boeck, 2017 p112-118
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