Les géants de la tech Google et Meta sont sous pression à Washington, tandis que l’Europe muscle sa riposte numérique. Un bras de fer aux enjeux colossaux pour l’avenir de l’industrie du numérique à l’ère de Trump.
L’ascension fulgurante de Google et Meta, autrefois de modestes start-ups, les a propulsés au rang de conglomérats technologiques mondiaux, suscitant inévitablement l’attention des autorités de la concurrence. Aux États-Unis, une vague de procès antitrust, initiée sous le premier mandat de Trump et renforcée sous Biden, tente aujourd’hui de remettre en question leur domination et de remodeler potentiellement le paysage de la Silicon Valley. Ces actions en justice, fruit d’une prise de conscience bipartisane quant au pouvoir excessif de ces géants, s’inscrivent dans une histoire de préoccupations antitrust croissantes à l’égard du secteur technologique depuis le milieu des années 2010.
Les procès contre Google
L’un des cibles de cette offensive judiciaire est Google, qui fait face à deux fronts majeurs. Le premier concerne sa domination dans le secteur de la recherche en ligne. Un jugement historique rendu en août 2024 a établi que Google avait illégalement maintenu un monopole en dépensant des milliards de dollars auprès notamment d’Apple et Samsung pour s’assurer d’être le moteur de recherche par défaut sur les smartphones et les navigateurs. Le juge Amit Mehta a conclu que Google était un monopole et avait agi comme tel pour conserver sa position.
La phase actuelle du procès se concentre sur les correctifs à apporter à cette situation, le Département de la Justice (DOJ) demandant des mesures drastiques telles que la vente de son navigateur Chrome, considéré comme une porte d’entrée significative vers la recherche, et potentiellement de son système d’exploitation Android. Le DOJ soutient que ces mesures sont nécessaires pour rétablir la concurrence dans un marché de la recherche en ligne jugé complètement sous l’emprise de Google. Celui-ci, de son côté, soutient que son succès est dû à la supériorité de son moteur de recherche et que les remèdes proposés par le gouvernement favoriseraient ses concurrents. La firme de Mountain View a annoncé son intention de faire appel de la décision initiale.
Le deuxième procès antitrust majeur visant Google concerne son monopole dans le secteur de la technologie publicitaire en ligne. En avril 2025, un autre jugement a statué que Google détenait illégalement des monopoles sur les marchés des serveurs publicitaires pour les éditeurs et des plateformes d’échange publicitaire. La juge Leonie Brinkema a estimé que la conduite de Google avait non seulement bridé la compétition, mais avait également considérablement nui à ses clients.
Cette décision ouvre la voie à une nouvelle audience pour déterminer les mesures correctives, qui pourraient inclure la cession de certaines parties de son activité publicitaire, notamment Google Ad Manager, qui comprend AdX et le serveur publicitaire DFP. Google a également annoncé son intention de faire appel de cette décision, tout en soulignant avoir réussi à convaincre le tribunal du bien fondé de certains de ses arguments.
Le procès contre Meta
Parallèlement à ces batailles judiciaires contre Google, la Federal Trade Commission (FTC) mène une offensive antitrust contre Meta, maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp. Le procès, en cours actuellement, allègue que Meta a illégalement étouffé la concurrence en acquérant Instagram en 2012 et WhatsApp 2014. Selon la FTC Meta aurait préféré racheter des rivaux prometteurs plutôt que de les affronter sur le marché. Des communications internes de Mark Zuckerberg, évoquant la nécessité de neutraliser Instagram, ont été présentées comme des preuves.
L’issue de ce procès pourrait contraindre Meta à se séparer d’Instagram et de WhatsApp. Meta, de son côté, soutient que ces acquisitions ont permis d’améliorer et de développer ces plateformes au bénéfice des consommateurs et que l’entreprise fait déjà face à une concurrence significative de la part d’autres applications comme TikTok, X et YouTube. Cependant, ce procès démontre également les limites de la législation antitrust : l’enjeu est un rachat d’entreprises intervenu il y a plusieurs années, à un moment où le réseautage social était une fonction majeure, alors qu’aujourd’hui la bataille technologique s’est déplacée vers l’intelligence artificielle.
Les risques politiques de l’oligopole
La position oligopolistique qu’occupent des acteurs tels que Google et Meta dans l’écosystème numérique mondial présente effectivement des risques considérables notamment pour la diffusion de l’information et le débat public, comme l’illustre de manière frappante la situation récente au Canada. La décision de Meta de bloquer l’accès aux contenus d’actualité sur ses plateformes Facebook et Instagram en 2023, en réponse à une nouvelle loi canadienne imposant une taxe pour la publication de leurs contenus, a eu des répercussions significatives sur le paysage informationnel du pays.
Comme le montre le New York Times, ce vide informationnel créé par le retrait des sources d’information légitimes a paradoxalement favorisé la prolifération de pages et de groupes hyperpartisans, notamment d’extrême droite, tels que Canada Proud. Cette page a vu sa popularité augmenter considérablement après le bannissement des sites journalistiques professionnels. Elle diffuse régulièrement des contenus trompeurs et de la désinformation, y compris des allégations fallacieuses concernant des personnalités politiques comme le Premier ministre Mark Carney.
Les ambiguïtés de Trump
Dans ce contexte juridique déjà complexe, l’administration Trump ajoute une couche d’incertitude et d’ambiguïté politique. Bien que la base MAGA et certains de ses conseillers affichent une hostilité marquée envers les géants de la Silicon Valley, considérés comme alliés au parti Démocrate et hérauts de la culture “woke”, le président Trump semble considérer ces affaires antitrust davantage comme un levier de négociation que comme une réelle opportunité de freiner le pouvoir de ces entreprises. Les entreprises de la Big Tech n’ont d’ailleurs pas hésité à se rapprocher de Trump, notamment par des donations à son fonds inaugural et par la présence de leurs PDG à son investiture.
Des informations ont même circulé concernant des discussions sur un allègement des mesures antitrust en échange de concessions de la part de Meta. Mike Davis, conseiller de Trump, a suggéré qu’il serait plus judicieux pour le président d’attendre les verdicts avant d’intervenir, afin de maximiser son pouvoir de négociation. Comme le remarque Politico, cette approche opportuniste et potentiellement transactionnelle crée un climat d’incertitude car les priorités de Trump restent floues et l’application de la loi antitrust pourrait être utilisée comme un “outil de marchandage” avec les entreprises puissantes. Le limogeage de deux commissaires de la FTC par Trump a également soulevé des questions sur l’indépendance de cette agence et sur le risque d’interférence politique dans ces affaires. Ainsi, malgré ses critiques passées envers Google, Trump a récemment exprimé des propos élogieux à l’égard de l’entreprise.
L’approche européenne
L’approche adoptée en Europe est différente. Contrairement aux États-Unis qui privilégient les actions en justice pouvant potentiellement aboutir au démantèlement ou la vente forcée d’actifs, la Commission européenne a historiquement opté pour des amendes substantielles à l’encontre de Google pour abus de position dominante. Ces amendes, s’élevant à plusieurs milliards d’euros, visaient à sanctionner des pratiques anticoncurrentielles dans des domaines clés comme la recherche, Android et la publicité en ligne. Google a d’ailleurs contesté devant la justice européenne une amende record de 4,3 milliards d’euros concernant son système d’exploitation Android, arguant qu’elle punissait son innovation. Plus récemment, l’Union européenne a mis en œuvre le Digital Markets Act (DMA) en 2022, un outil réglementaire visant à encadrer le comportement des entreprises désignées comme “gatekeepers” sur les marchés des plateformes essentiels, dont Alphabet.
Le DMA impose des obligations spécifiques à ces acteurs afin de rendre les marchés plus contestables et plus équitables. Dès l’entrée en vigueur des règles du DMA en mars 2024, la Commission européenne a ouvert les premières enquêtes pour non-conformité concernant le favoritisme du moteur de recherche de Google envers ses propres services et les restrictions imposées aux développeurs d’applications sur Google Play. L’UE a également montré sa détermination à agir dans le secteur de la publicité en ligne, Google ayant même proposé de vendre une partie de son activité AdX pour tenter de clore une enquête antitrust, une offre jugée insuffisante par les éditeurs européens.
La guerre commerciale percute les mesures de l’UE
Ces actions européennes, ainsi que l’instrument anti-coercition adopté par l’UE en 2022 en réponse aux potentielles représailles américaines, témoignent d’une volonté de l’Europe d’affirmer sa souveraineté numérique et de promouvoir une concurrence plus équilibrée face à la domination des géants américains. Si les approches diffèrent, avec les États-Unis privilégiant des mesures antitrust et l’Europe une régulation ex ante via le DMA, l’objectif commun est de contenir le pouvoir des Big Tech et de favoriser un écosystème numérique plus compétitif, malgré les tensions transatlantiques que ces initiatives peuvent engendrer.
Cependant, ces actions sont prises dans les complexités de la guerre commerciale déclenchée par Trump. Ainsi, en février 2025, la Maison Blanche a publié un mémorandum intitulé Defending American Companies and Innovators From Overseas Extortion and Unfair Fines and Penalties, contestant les mesures antitrust et réglementaires adoptées par l’Union européenne à l’encontre des entreprises américaines. Selon l’administration Trump, les réglementations européennes constitueraient des restrictions non tarifaires et instaureraient un traitement inéquitable à l’égard des entreprises des États-Unis, en portant atteinte à la souveraineté nationale. Le mémorandum précise par ailleurs que les autorités américaines se réservent le droit de recourir à l’imposition de droits de douane ainsi qu’à d’autres mesures de rétorsion jugées nécessaires afin de limiter les préjudices subis par les intérêts américains.
De son côté, l’Union européenne considère qu’une telle réaction relèverait de la coercition économique et compromettrait son autonomie législative, notamment dans la détermination des conditions d’accès aux services sur son territoire. Anticipant de possibles tensions en cas de retour de Donald Trump à la présidence, l’Union a, dès 2022, adopté un instrument dit « anti-coercition ». Celui-ci confère à la Commission européenne le pouvoir de mettre en œuvre une vaste palette de mesures de riposte, incluant notamment l’instauration de droits de douane, des restrictions sur les importations et les exportations, sur les droits de propriété intellectuelle, sur les investissements directs étrangers ainsi que sur l’accès aux marchés publics. Ces mesures pourraient être appliquées, en particulier, aux services numériques provenant des États-Unis.
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professeur à l’Université de Toulouse 3,
24 avril 2025.