L’ordre mondial est en train de s’effondrer. Alors que le Sud gagne en puissance et en confiance, les pays occidentaux reviennent à leur vieux réflexe : la militarisation. Derrière le réarmement de l’Europe et la rhétorique belliqueuse se cache surtout la peur de perdre leur domination.
Un monde en mutation
« Des changements tels que nous n’en avons pas connus depuis un siècle sont en train de se produire, et nous sommes le moteur de cette transformation », a déclaré le président chinois Xi Jinping à Vladimir Poutine en mars 2023. Cette déclaration résume parfaitement ce qui se passe actuellement sur la scène mondiale : l’Occident perd son monopole sur la puissance mondiale.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2000, le G7 – les grandes puissances traditionnelles de l’Occident – représentait encore 45 % du PIB mondial. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé à environ 30 %.
Les BRICS+, le groupe de coopération réunissant la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud (avec notamment l’Iran, l’Égypte et l’Indonésie comme nouveaux venus), représentent désormais 37 % de l’économie mondiale en termes de PIB en dollars PPP.[1] On ne peut pas l’ignorer, le véritable centre de gravité se déplace vers le sud.
Cette nouvelle évolution permet aux pays du Sud de garder le contrôle de la richesse qu’ils produisent.
Au regard de l’histoire, cela n’a rien d’anormal. Pendant des siècles, le centre de gravité de l’économie mondiale s’est situé en Asie. Suite à la colonisation par l’Occident et à l’industrialisation exclusive de ce dernier, cet équilibre mondial a été temporairement bouleversé. Il s’agissait toutefois d’une exception historique. Comme le montre le graphique, nous assistons aujourd’hui à un mouvement de rattrapage.[2]
Sur le plan technologique également, le Sud est en train de rattraper son retard. La Chine est le leader mondial des véhicules électriques, de l’énergie solaire, des éoliennes et des infrastructures numériques. Les entreprises chinoises aident des pays comme l’Indonésie, la Bolivie et le Zimbabwe à développer leur propre industrie.
Cela crée une alternative au rôle séculaire du Sud en tant que simple fournisseur de matières premières. Cela permet également à ces pays de garder le contrôle de la richesse qu’ils produisent. Et cela se traduit par une forte baisse des revenus des entreprises occidentales cotées en bourse à l’étranger.
Si vous pouvez lire ceci, c’est parce que d’autres se sont abonnés.
MERCI À CELLES ET CEUX QUI NOUS SOUTIENNENT ! C’est grâce à vous que nous pouvons publier du contenu.
Entre 1990 et 2011, les multinationales européennes et américaines ont multiplié par six leurs bénéfices provenant d’investissements à l’étranger. Comme le montre le graphique, ces revenus ont stagné depuis 2011. Selon la trajectoire de croissance basée sur la période 1990-2011, ils perdront ainsi plus de 20 000 milliards de dollars par an en 2024.
Il s’agit d’un montant colossal qui représente une perte considérable pour ces puissants groupes financiers.[3]
Ce sont précisément les transferts de profits du Sud vers le Nord qui sont à l’origine de l’impérialisme depuis le XIXe siècle. En d’autres termes, l’un des piliers essentiels de l’impérialisme est en train d’être ébranlé.
Un autre pilier essentiel est le dollar. Au sein de la domination occidentale, le dollar américain occupe une position clé. Grâce au dollar, Washington peut imposer des blocus financiers à ceux qui ne lui conviennent pas : Cuba, l’Iran, le Venezuela, la Russie, etc. Mais cette emprise s’affaiblit.
Le BRICS est le premier véritable partenariat économique multilatéral depuis le déclin de l’OMC
La part du dollar dans les réserves mondiales est passée de 72 % en 2001 à 59 % aujourd’hui. De plus en plus de pays concluent des accords pour commercer directement dans leur monnaie, sans passer par le dollar. La banque des BRICS souhaite octroyer au moins 30 % de ses prêts en monnaie locale d’ici 2030.
Le BRICS se positionne comme le premier véritable partenariat économique multilatéral depuis le déclin de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il offre aux pays une alternative à la domination du dollar. L’hégémonie du dollar vacille, ou comme le Financial Times le formule : « Le monde post-dollar est en marche. » Et cela rend Washington et Bruxelles très nerveux.
Une menace existentielle
Pour l’élite occidentale, cette évolution constitue une menace existentielle. Elle risque non seulement de compromettre son avance économique, mais aussi son emprise politique et idéologique sur l’ordre mondial.
La force motrice de cette course est le profit maximal et le maintien ou l’extension du capital monopolistique occidental.
Lors du Forum économique mondial de Davos, Ursula von der Leyen a exprimé cela comme suit : « Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de concurrence géopolitique acharnée. Les plus grandes économies mondiales se disputent l’accès aux matières premières, aux nouvelles technologies et aux routes commerciales mondiales. De l’intelligence artificielle aux technologies propres, des ordinateurs quantiques à l’espace, du pôle Nord à la mer de Chine méridionale, la course est lancée. »
La force motrice de cette course est la maximisation des profits et le maintien ou l’expansion des multinationales, des entreprises technologiques et des institutions financières occidentales. C’est cela qui est en jeu et c’est finalement ce qui importe.
La carte militaire
L’élite occidentale n’est pas prête à renoncer à cette position lucrative et dominante. L’ancien président du Conseil de sécurité des Nations unies, Kishore Mahbubani, constate que « le monde dans lequel l’Occident pouvait dominer le reste est révolu ». Mais il ajoute que l’Occident ne s’y prépare pas et « continue de croire qu’il peut dominer le monde ».
Pour continuer à garantir cette domination, la carte militaire est jouée et la guerre se prépare. Les dépenses militaires augmentent dans le monde entier, mais c’est surtout en Europe et aux États-Unis que les budgets explosent.
Au cours de la dernière décennie, les pays européens membres de l’OTAN ont augmenté leurs dépenses de défense d’un tiers. Depuis l’invasion de février 2022, ces budgets ont encore considérablement augmenté dans la plupart des pays européens. Trump a annoncé que son pays allait consacrer un montant record de 1 000 milliards de dollars aux dépenses de guerre.
Nous assistons à la création d’une « OTAN mondiale ».
L’OTAN consacre déjà un montant record de plus de 1 500 milliards de dollars par an à la défense, soit plus de la moitié des dépenses mondiales totales. En Europe, il est question de doubler au moins les dépenses militaires à court terme, pour les faire passer de 2 % du PIB à 3,5 %, voire 5 %.[4]
Les alliés de l’OTAN sont également responsables de près des deux tiers des exportations mondiales d’armes. Aujourd’hui, des livraisons d’armes sans précédent sont effectuées à l’Ukraine et Taiwan est également approvisionné en armes lourdes.
La fièvre guerrière continue de gagner du terrain. En Europe, le service militaire obligatoire et un parapluie nucléaire sont à nouveau à l’ordre du jour. Plusieurs pays[5] sont prêts à envoyer des troupes dans les pays voisins de la Russie, dont l’Ukraine.
En Allemagne, le ministre de la Défense Pistorius a déclaré que le pays serait « prêt pour la guerre » (Kriegstüchtigkeit) en 2029 et, l’année dernière, le Premier ministre de l’époque, Rishi Sunak, a mis l’industrie de la défense du Royaume-Uni en « mode guerre » et a annoncé une forte augmentation des dépenses de défense.
Et cela ne s’arrête pas aux dépenses de défense. Au cours des vingt dernières années, les pays de l’OTAN sont intervenus militairement dans des pays tels que l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, le Soudan, le Yémen, la Somalie, le Liban et l’Iran.
L’OTAN n’est plus depuis longtemps une alliance défensive limitée à l’Europe. L’OTAN est de plus en plus présente en Afrique et dans les pays du Golfe. Les alliés patrouillent en mer de Chine méridionale et font pression sur leurs alliés asiatiques pour isoler la Chine.
Au-delà du discours belliciste, on voit une tentative désespérée de maintenir la domination occidentale.
Encerclement militaire de la Chine. Les points représentent les bases militaires américaines. Les flèches représentent les missiles à longue portée prévus.
Ce à quoi nous assistons, c’est la création d’une « OTAN mondiale », une ceinture militaire qui s’étend de la Norvège à la Nouvelle-Zélande, du Canada à la Corée du Sud.
Les véritables motivations
« Nous avons été trahis par Trump et sommes menacés par Poutine, nous devons donc intensifier nos efforts militaires et nous préparer à la guerre ». C’est le discours que l’élite européenne et les médias grand public ne cessent de répéter — et qui trouve un écho favorable auprès d’une grande partie de la population.[6]
Le Kremlin s’est pourtant rapidement enlisé dans l’Ukraine, beaucoup plus faible. En matière de guerre conventionnelle, la Russie n’est en aucun cas à la hauteur d’une Europe beaucoup plus forte, même sans le soutien militaire du Pentagone.
L’idée que nous devons nous préparer à une attaque russe cache les véritables motivations de la militarisation actuelle. En Europe, la militarisation est plus ancienne que l’invasion russe en Ukraine. Pour les bellicistes et le complexe militaro-industriel, cette invasion a été un cadeau du ciel. L’Europe a donc tout fait pour faire échouer les négociations de paix avec la Russie.[7]
En tout état de cause, cette invasion n’aurait pas pu mieux tomber, tout comme les déclarations de Trump selon lesquelles les États-Unis pourraient ne plus fournir de soutien militaire à leurs alliés européens en cas de conflit. Si l’on regarde au-delà de ce discours belliciste, on voit une tentative désespérée de maintenir la domination déclinante de l’Occident.
« Un pays ne compte vraiment sur la scène internationale que s’il est prêt à faire la guerre. »
Afin de préserver la domination économique et de garantir les profits des grands monopoles occidentaux, il faut pouvoir garantir les investissements et les débouchés à l’étranger, ainsi que l’approvisionnement en matières premières bon marché provenant de ces pays, si nécessaire par la force et au détriment de concurrents potentiels.
Pour maintenir la domination du dollar, il faut disposer de leviers permettant de maintenir les pays « récalcitrants » dans le droit chemin.
Dans les deux cas, un appareil militaire puissant est indispensable.[8] Ou, pour reprendre les mots de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder : « un pays ne compte vraiment sur la scène internationale que s’il est prêt à faire la guerre »,[9] une déclaration très cynique de la part du dirigeant politique d’un pays qui a provoqué deux guerres mondiales.
Il existe une deuxième raison importante à la militarisation : elle stimule l’économie. L’économie de guerre ne dépend pas du pouvoir d’achat de la population, mais des choix des dirigeants politiques. Les achats militaires peuvent (temporairement) donner un peu d’oxygène à une partie de l’industrie, mais cela se fait au détriment d’autres secteurs et des dépenses sociales.
La militarisation n’est pas tant une réponse à l’insécurité qu’un modèle économique solide.
C’est ce qu’ont tenté Reagan dans les années 80 avec son programme Star Wars et Hitler dans les années 30. Ce sont les élites financières et les entreprises de défense qui profitent le plus de cette politique belliciste. Les salons de l’armement tournent à plein régime et les investisseurs recherchent avidement les « perles de la défense » en bourse.
Mais les dépenses supplémentaires prévues pour la défense seront très probablement gaspillées dans des technologies d’armement obsolètes et hors de prix. Des innovations technologiques bon marché — souvent développées en dehors de l’appareil de défense traditionnel, parfois même dans des garages — peuvent aujourd’hui causer pour une fraction du coût des projets de plusieurs milliards des grandes entreprises de défense des dégâts équivalents, voire supérieurs.
L’Ukraine semble être un terrain d’essai pour cette évolution : des drones bon marché détruisent des chars coûteux et des hackers neutralisent des missiles Javelin américains hors de prix. En d’autres termes, la vague actuelle de militarisation n’est pas tant une réponse à une menace pour la sécurité qu’un modèle économique solide.
Nécessité d’un mouvement pacifiste fort
Le fort armement de l’Europe et des États-Unis n’est pas un mal nécessaire, mais un choix délibéré des élites qui veulent conserver leur pouvoir. Il est important de dénoncer le bellicisme comme un écran de fumée destiné à masquer la destruction sociale et la domination géopolitique.
Plus que jamais, un mouvement pacifiste fort est nécessaire. Les forces pacifiques doivent s’unir pour promouvoir une autre politique : pour la paix, pour un ordre mondial équitable et pour une économie au service des personnes plutôt que des guerres. Cela signifie investir dans le climat, les soins de santé, l’éducation et la solidarité internationale.
[1] Ce calcul tient compte des différences de prix entre les pays. Il donne une image plus fidèle du volume réel de biens et de services produits dans un pays, car il exprime ce que l’on peut réellement acheter localement avec un dollar. Des institutions telles que la Banque mondiale et le FMI recourent de plus en plus à cette méthode de calcul.
[2] Source : Financial Times. Par « descendants coloniaux », on entend les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie.
[5] Il s’agit notamment de la France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas. Theo Francken n’exclut pas non plus que des troupes belges fassent partie d’une force de paix en Ukraine si un cessez-le-feu est conclu.
[6] Selon un récent sondage (De Stemming), plus de la moitié des Belges jugent « probable » une attaque russe contre un État membre de l’OTAN.
[7] Selon l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett, les États-Unis et leurs alliés ont bloqué un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine au début de la guerre, car ils voulaient affaiblir Poutine plutôt que négocier.
Un peu plus tard, fin mars 2022, Boris Johnson, alors Premier ministre britannique, a fait savoir à Zelensky qu’il fallait « combattre la Russie jusqu’à la victoire et jusqu’à ce que la Russie subisse une défaite stratégique ».
[8] L’exercice de la puissance militaire est coûteux et risqué. C’est pourquoi d’autres moyens de pression sont généralement utilisés en premier lieu, tels que la pression diplomatique, les sanctions économiques, les tentatives de changement de régime, etc. Mais lorsque cela ne suffit pas, les pays impérialistes n’ont pas hésité dans le passé à jouer la carte militaire.
[9]NRC Handelsblad, 15 janvier 2001, cité dans Collon M., « La guerre globale a commencé », dans Herrera, R. (éd.), L’empire en guerre. Berchem 2001, 211-235, p. 233.
By De Wereld Morgen
De Wereld Morgen est un journal en ligne progressiste belge de langue néerlandaise disposant d'une petite équipe journalistique et de chroniqueurs et correspondants citoyens.
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce site, nous supposerons que vous êtes satisfait.Ok