Cette série en trois articles présente une lecture historique des accords de libre-échange et des traités bilatéraux d’investissement. Elle soutient que le colonialisme se trouve à la racine même de l’idéologie du libre marché et des lois qui ont régi le commerce international au cours des trente dernières années. Les relations de pouvoir héritées de l’ère coloniale ont établi les fondements du commerce international moderne. Une analyse approfondie de la nature de ces accords est essentielle pour apporter des réponses aux problèmes qu’ils engendrent. La première partie explore le développement du commerce international à l’aube du colonialisme. La deuxième partie montre comment les États et les entreprises coloniaux ont façonné les règles du commerce international et de l’investissement. Enfin, la troisième partie examine la manière dont les pratiques actuelles de libre-échange reflètent leur héritage colonial.
Points clés :
Le commerce international moderne n’est pas né de manière spontanée ; il a été imposé aux sociétés
Les pratiques du marché concurrentiel sont apparues au niveau international et ont été imposées au niveau local
Le mercantilisme a permis aux États et aux marchands d’étendre leur influence sur les plans national et international
La ville minière de La Oroya, au Pérou, est l’un des endroits les plus pollués au monde [1]. Ses collines stériles et sa rivière toxique témoignent des ravages infligés par un siècle d’activités de fonte et de raffinage de plomb et de zinc dans l’usine métallurgique avoisinante. Presque tous les enfants ont des niveaux élevés de plomb dans le sang et les femmes de la région souffrent de troubles de reproduction [2]. Mais ironie du sort, c’est le groupe américain Renco, dont une de ses filiales a géré l’usine jusqu’en 2009, qui a prétendu être la victime des mauvais traitements de la part des autorités locales. Renco a intenté une action en arbitrage contre le Pérou, réclamant près d’un milliard de dollars américains pour violation de l’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’État péruvien [3].
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Les pratiques commerciales internationales, passées et présentes, imposées par d’anciennes puissances coloniales devenues États riches, ont été un terrain fertile pour l’exploitation des pays du Sud global. Elles ont accordé aux sociétés multinationales le droit d’opérer en toute impunité, laissant les populations locales dans des situations tragiques. Depuis les années 1990, l’Organisation mondiale du commerce, les traités bilatéraux d’investissement et les accords de libre-échange régissent le régime international du commerce et de l’investissement. Mais l’évolution des règles commerciales s’étend sur plus de cinq siècles, où elles ont été façonnées par la géopolitique et les intérêts des entreprises, bien avant qu’elles n’atteignent leur forme actuelle.
La naissance du commerce international moderne
Les théories économiques classiques ont soutenu que l’évolution des marchés, du local à l’international, a été progressive et a résulté de la propension naturelle de tout être humain à échanger, troquer, commercer et chercher le profit. Cependant, des études modernes dans le domaine des sciences sociales ont remis en cause cette vision, montrant que le local n’était pas le point de départ des marchés mondialisés et de la concurrence comptemporains. En réalité, ce sont les marchés internationaux qui ont dicté les conditions et les règles imposées aux niveaux locaux [4]. Cette dynamique n’est pas née de manière spontanée, mais elle est plutôt la conséquence de l’imposition de pratiques commerciales par les États et les entreprises coloniaux, alors en pleines conquêtes territoriales à travers le monde. Il s’agissait d’un « raid » davantage que véritablement du « commerce ». En ce sens, le commerce international n’a pas été le fruit d’initiatives pacifiques, mais le résultat d’agressions étrangères [5].
Vers la fin du Moyen Âge, en Europe occidentale, le commerce local et le commerce international présentaient des caractéristiques très différentes. Les interactions entre les deux étaient limitées. Les marchés locaux avaient tendance à répondre aux besoins de base de la population environnante. Ils constituaient une activité secondaire pour les paysans et étaient régis par des « règles d’éthique » (notamment celles de l’Église) plutôt que par le profit [6]. Quatre-vingt-dix pour cent de ce que la population rurale consommait était produit dans un rayon de cinq kilomètres. Seul un pour cent provenait de l’étranger, bien que cette partie générait le plus de profit [7].
Au niveau national, les barrières autour des villes, des ports ou des fleuves, où des taxes étaient prélevées, entravaient le commerce et la formation d’un marché intérieur, voulu par les marchands bourgeois. Ces marchands se trouvaient confrontés à un problème de croissance, car les marchés internationaux, où ils pouvaient écouler leurs marchandises, étaient limités. Les conquêtes des « nouveaux mondes » leur ouvraient de nouvelles opportunités, mais des débouchés supplémentaires leur étaient également indispensables. Or, les États se trouvaient en pleine période de transition. Le système féodal faisait place à la centralisation du pouvoir, et la bourgeoisie, après des années de révoltes prolétariennes, paysannes, artisanales et féminines, voyait un intérêt à s’allier aux États émergents (c’est-à-dire au Prince) [8].
Le mercantilisme est donc apparu comme une réponse aux défis auxquels les capitalistes et les États étaient confrontés.
Le système mercantiliste a détruit les spécificités locales et le protectionnisme des villes. D’une part, il a permis au Prince d’affirmer son autorité sur l’ensemble du territoire national. D’autre part, l’unification de l’État a ouvert de nouveaux marchés aux marchands, en supprimant les barrières commerciales propres aux marchés locaux. Il a également introduit le concept de concurrence dans un type de commerce qui était essentiellement non concurrentiel, effaçant progressivement les distinctions entre les deux types de marché [9].
La centralisation était également nécessaire pour mettre les ressources nationales au service des affaires étrangères. Au XVIIe siècle, les grandes puissances, que constituaient l’Angleterre, la France et les Pays-Bas, étaient engagées dans des rivalités et des conflits très coûteux au plan financier. Elles avaient besoin de fonds et de réseaux internationaux, que les marchands et les financiers pouvaient fournir. Les capitalistes ont ainsi pu étendre leur influence au sein des appareils étatiques et ont été en mesure de façonner la politique économique nationale dans le sens de leurs intérêts. En retour, le Prince parvint à affirmer son pouvoir sur la scène internationale [10].
Ainsi s’est forgée une alliance entre les États et les marchands.
Le développement du commerce international et la centralisation de l’État furent fondamentalement deux processus liés, mais en aucun cas « naturels ». Des actions délibérées de l’État, sous l’impulsion des capitalistes, ont conduit au développement du mercantilisme. Le capital privé joua un rôle déterminant pour l’unification de l’État et l’expansion du commerce international nécessaire à l’affirmation du pouvoir du Prince. L’idée qu’une petite classe capitaliste a progressivement émergé au sein de la société et a contribué à l’essor du commerce international ne relève que du conte de fées [11]. Cette alliance permit, tant aux États qu’aux marchands, de tirer profit des invasions de nouveaux territoires qui étaient menées.
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La deuxième partie montrera comment les États et les entreprises coloniaux ont façonné les règles du commerce international et de l’investissement.
[2] Ministry of Health, Peru and Dirección general de salud ambiental (direction générale de la santé environnementale) – DIGESA, Blood lead study on a selected group of the population of La Oroya, 1999, http://icsidfiles.worldbank.org/icsid/icsidblobs/onlineawards/c3004/c-075_eng.pdf ; Weill, C., “Impactos diferenciados en hombres y mujeres de la contaminación ambiental por actividades extractivas en el Perú”, Peritaje ante la Corte Interamericana de Derechos Humanos Caso La Oroya, à paraître
[4] Polanyi, K., The great transformation, Beacon Press Boston, 1944
[5] Adda, J., La mondialisation de l’économie, La Découverte, 2001
[6] Ibid. ; Pirenne, H., Histoire économique et sociale du Moyen Age, Presses Universitaires de France, 1963
[7] Adda, J., La mondialisation de l’économie, La Découverte, 2001 ; Chaunu, P., “Des univers à l’univers” et “Conclusion”, in Léon P. (ed.), L’ouverture du monde : XIVe-XVIe siècles, Armand Colin, 1977
[8] Federici, S., Caliban et la Sorcière, Entremonde, 2017
[9] Polanyi, K., The great transformation, Beacon Press Boston, 1944
[10] Adda, J., La mondialisation de l’économie, La Découverte, 2001
[11] Pirenne, H., Les villes du Moyen Age : essai d’histoire économique et sociale, Maurice Lamertin, 1927
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Illustration : Description Русский: Средневековый рынок. Миниатюра к “Ethics, Politics, and Economics” (Rouen I.2 927) Аристотеля. XV век. Date 15th century Source http://www.photo.rmn.fr/LowRes2/TR1/WA67MF/01-021851.jpg Author Nicole Oresme, translation of Aristotle’s Ethics, Politics, and Economics, Rouen (France), Bibliothèque Municipale, Ms. 927, fol. 145. Medieval Market, This is a faithful photographic reproduction of a two-dimensional, public domain work of art. The work of art itself is in the public domain
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