Depuis près de 7 ans, Michel Ansay anime un blog nommé Partage des Savoirs sur lequel il publie des « Lettres » qui synthétisent un sujet qu’il explore à partir de recherches bibliographiques sur le thème retenu. Alors que les sujets abordés sont le plus souvent centrés sur des questions écologiques (Michel Ansay, spécialiste pharmacologie et toxicologie, a été professeur à la faculté de médecine vétérinaire de l’université de Liège), sa 111ème lettre aborde la question des lanceurs d’alerte, leur utilité et la nécessité de les protéger. Puisque POUR fait partie de ceux qui se mobilisent pour défendre Julian Assange, lanceur d’alerte symbolique, aujourd’hui martyrisé à l’initiative des États-Unis car il a permis de révéler les turpitudes l’Oncle Sam, nous relayons volontiers une partie de cette Lettre 111 dont l’intégralité se trouve sur le blog Partage des Savoirs.
Alain Adriaens
Lanceurs d’alerte
Serions-nous emprisonnés ou pour le dire autrement, « sous l’emprise de… » ? Le sociologue ne sera pas en reste et il ne manquera pas d’évoquer l’empire des médias : acheter et consommer pour exister, se développer. Il y a de la prison là-dedans, de l’obéissance aveugle, des contraintes qui enferment; une soumission résignée, parfois enthousiaste à ce que les technologies vont proposer ; de l’ignorance et de l’impuissance quant aux forces économiques, financières…, de l’inquiétude face à l’origine, à la qualité de nos aliments, de l’eau ; des questions face à la durabilité des biens de cette terre; dans quel climat chamboulé, vivront nos enfants demain ? De quoi demain sera-t-il fait ? Mon usine, mon entreprise (qui a « emprise » sur moi) va-t-elle déménager vers des pays aux normes sanitaires, environnementales, sociales plus lâches, moins contraignantes ?
Une réponse à nos questionnements, inquiétudes, contraintes et enfermements : « On s’occupera de vous, dormez en paix ». En d’autres termes, la technologie trouvera au moment adéquat, la solution; des organismes veilleront à la sécurité alimentaire ou seront des gardes-frontières (il s’agit bien de cela quand on parle de « doses admissibles »…) en matière de sécurité chimique; des organismes internationaux vont gérer les échanges de biens au niveau de la planète; des plates-formes scientifiques vont nous informer, voire nous mobiliser sur la question climatique; un journalisme d’inquisition nous fera voir la vérité.
Des mouvements citoyens, des jeunes (et des parents) vont se lever et remplir les rues.
“Voir la vérité”
Il s’agit de cela: que connaissons-nous des politiques qui se préparent, se trament dans les salons du dernier étage ? Que savons-nous de ce que d’autres savent sur nous sur la base de ce système de surveillance généralisée? Il y a des sociétés secrètes. Devant mon écran d’internet, je suis seul, sans intermédiaire, rien à discuter sinon le choix entre le oui et le non (j’aime, j’aime pas). On nous dira qu’il y a des gate-keeping qui filtrent l’information, séparent le bien du vrai. Que savons-nous des arrangements financiers internationaux qui permettent d’échapper à l’impôt?
Nous sommes, nous dit-on, dans l’ère de la post-vérité et de ses avatars : fake news, mensonge planétaire (« les sociétés se construisent sur le mensonge »), négationnisme, rumeurs, hackers, l’expression «tous des menteurs». Crédulité et défiance font le lit du populisme. S’installe une sorte d’indifférence face à la vérité. Qui croire ?
Il faudrait faire le détail de cette lutte gigantesque pour ou contre la vérité, avec les moyens d’aujourd’hui. Quand la vérité n’est même plus de mode.
Nous nous intéresserons plus particulièrement aux «lanceurs d’alerte». En pays anglo-saxons, on parlera plus souvent de Whistle blowers (littéralement, ils soufflent dans un sifflet), le sens est un peu différent. Nous donnerons quelques exemples. Nous dirons leurs difficultés, leur courage. Quelles sont les conditions de leur réussite dans un face à face, David contre Goliath. Un dossier d’ESPRIT (avril 2019) sera notre guide.
Au nom d’un droit à la vérité, à l’intelligence partagées. C’est d’abord une démarche individuelle, suite à une prise de conscience individuelle, à la rencontre douloureuse avec une situation d’injustice fondée sur le savoir de quelques-uns et l’ignorance de beaucoup.
Donner l’alerte, ce n’est pas seulement mettre au jour, c’est plus encore, mettre en question un système qui doit changer, se donner les instruments et les rapports de force législatifs, administratifs, réglementaires nécessaires.
Les rapports de force ! Se mettre en danger soi-même. De multiples manières: santé, fatigues, harcèlements, calomnies…
A la vérité que l’on découvre et partage, d’autres «vérités», d’autres expertises s’opposent avec puissance et détermination.
Un combat inégal qui ne sera rééquilibré que par la participation citoyenne, les comités d’aide, les relais, voire par des lois qui protègent les lanceurs d’alerte.
Les mots de l’alerte, Soljenitsine, Martin Luther King étaient des « lanceurs d’alerte ». Ils étaient des «justes» et leur lutte avait un caractère éthique. Rachel Carson publiait en 1962 son livre aux aspects prémonitoires, Silent Spring, sur les dangers du DDT pour la santé et l’environnement. En 1972, le DDT était interdit aux Etats-Unis. Puis il y eut Ralph Nader et plus récemment, les affaires d’évasion fiscale, Luxleaks, Panama papers… (leaks signifiant « fuites »). Il est vrai que certains agissements ont pu être critiqués en ce qu’ils ont délibérément violé le caractère secret des informations qu’ils mettaient à disposition du public. L’alerte ne se fonde pas sur des données secrètes. Elle expose sur la place publique, demande un débat, avance des faits scientifiques. A la différence sans doute du Whistle blower qui viserait tout d’abord à dénoncer, à mettre au jour des pratiques illégales. Beaucoup de lanceurs d’alerte au sens que nous venons de donner à ce terme sont souvent peu connus du grand public. Il y a pourtant un point commun à ces deux définitions parfois contestées. Poser des questions, c’est s’affronter à des intérêts économiques où sont représentés l’État et ses rentrées fiscales, les employeurs mais surtout le capital obscur, attaché à la promotion de ses seuls bénéfices, au profit de ses seuls actionnaires, sans égard pour les retombées sociales, environnementales, de santé publique. |
Le GIEC (1988) a un statut spécial. Il se présente comme « un groupe d’experts inter-gouvernemental sur l’évolution du climat». Il ne fait pas de recherches propres. Il est difficile de le présenter comme un lanceur d’alerte (individuel, prophétique) tant sa création s’est rapidement imposée suite à des prises de conscience et à des connaissances de plus en plus concordantes au niveau scientifique. Venaient bientôt en relais de grandes organisations mondiales tels l’OMM (Organisation météorologique mondiale) et le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement). Enfin le politique (M. Thatcher et R. Reagan). Le GIEC se veut (et il est) la référence scientifique incontestée en matière de péril climatique. La plateforme wallonne pour le GIEC est un relais au niveau de l’opinion wallonne. Dans son numéro de janvier 2019, elle donne la parole aux étudiants dans un rôle d’observateurs. En ce sens, elle est « un geste démocratique ultime » en faveur de l’intérêt général (F. Chateauraynaud, Esprit, p. 58)[1]. |
Il faut accorder l’asile constitutionnel à Edward Snowden. Edward Snowden est en direct de Russie. Au cours des débats, E. Snowden dénonce l’atteinte à nos libertés individuelles par la surveillance généralisée pratiquée d’abord par les renseignements américains puis par les entités privées (Google, Amazone, Facebook et Apple, les GAFA en un mot). Notre spontanéité de parole va être entravée par le risque d’être écoutés, de devoir se méfier de nos téléphones et de nos ordinateurs. Une surveillance de masse. Aujourd’hui, c’est le temps d’attention disponible que l’on exploite et réduit. C’est le cerveau que l’on essaye d’enfermer par des manipulations subtiles de langage et de martèlement d’informations. E. Snowden est d’abord quelqu’un qui a risqué sa vie pour rendre ce système public. Il faut que nos droits fondamentaux à la liberté de nous exprimer, de penser, de parler, de partager soient garantis. |
Julian Assange, torturé, martyrisé ? Il est né en Australie en 1971. Enfance difficile, errances, 37 écoles différentes, 6 universités. Écrit des logiciels en faveur des droits de l’homme. Il serait un des fondateurs de Wikileaks (leaks : fuites). Il publie sur les modes opératoires de l’armée américaine en Irak. Il constate une asymétrie d’informations entre les pouvoirs publics et les citoyens, c’est la grille de lecture de J. Assange. Il est l’objet de poursuites judiciaires aux États-Unis pour publication de documents classifiés et cela au titre de la loi anti-espionnage de 1917. En 2015, Donald Trump déclare souhaiter qu’il soit exécuté. En 2015, il est poursuivi en Suède pour des délits, bientôt abandonnés ou minimisés) en matière sexuelle. Au même moment, des documents (77.000, confidentiels) publiés par Wikileaks sur le guerre en Afghanistan. Imbroglios judiciaires en Grande-Bretagne. Refuge à l’ambassade de l’Équateur à Londres (2012-2019). Mais un récent changement de gouvernement en Équateur lui ôte cette protection. Assange est arrêté à l’ambassade d’Équateur le 11 avril 2019. Assange est abandonné par la grande presse. Il subit un grand isolement pendant près de 7 ans, dans une prison de 20 mètres carrés, dans des conditions proches de la torture. Le rapporteur spécial de l’ONU (31 mai, cf. l’article de La Libre Belgique) déclare : « Je n’ai jamais vu un groupe d’États démocratiques s’assembler pour isoler, diaboliser et maltraiter délibérément un seul individu pendant une aussi longue période et avec si peu de respect pour la dignité humaine et la primauté du droit». Il n’a volé ni frappé personne, tué personne, corrompu personne. La santé de Julian Assange s’est fortement dégradée. Sera-t-il transféré aux États-Unis où il risque la prison à vie ? |
Entre transparence et secret, La transparence serait devenue l’alpha et l’oméga de toute action publique efficace et légitime. La démocratie repose sur l’équilibre des pouvoirs entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Le secret pourtant permet à l’individu de se construire, lui-même et en société. Il va aussi de soi que le secret de l’avocat, le secret médical ou le secret des correspondances privées ne devraient être levés qu’en dernière minute. Il y a aussi le secret professionnel des travailleurs sociaux par rapport aux besoins étrangers démunis de titres de séjour (inviolabilité des maisons qui les accueillent !). Il est vrai que les réseaux numériques peuvent partager des montagnes d’infos et cela au-delà des frantières. Sur Internet, il n’y a pas de bouton «effacer». Il est difficile d’évaluer à l’avance les effets d’une divulgation d’informations par les plateformes du type leaks (fuites). On peut aussi ainsi manipuler l’espace public au service de puissances étrangères ou d’intérêts privés. Il faut défendre un droit à l’information quand celle-ci concerne des questions « qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention…». Il est difficile de maintenir un équilibre entre secret et intérêt général. Il appartient au journaliste de jouer le rôle d’intermédiaire capable d’évaluer l’intérêt d’une publication pour le public. |
Un autre thème de discussion pourrait concerner la désobéissance: jusqu’où ?lemonde.fr/campus/article/2018/03/07/lanceurs… Les lanceurs peuvent révéler des pratiques illégales et cachées, peuvent attirer l’attention sur des faits connus mais trop peu relayés médiatiquement ou encore interroger la légitimité d’une pratique légale. On peut alors passer dans l’illégalité «pour la bonne cause». On en arrive alors à la désobéissance civile, terme forgé par H. D. Thoreau au milieu de XIXe siècle. «Le citoyen peut-il abandonner sa conscience au législateur ?». Hannah Arendt: «Celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et en s’instituant lui-même porteur d’un autre droit… Il n’entend personnellement pas bénéficier d’un passe-droit». «Il est dans l’air du temps de dire qu’il faut protéger les lanceurs d’alerte. En réalité ils sont d’abord très souvent d’abord poursuivis en justice. On a l’impression qu’il y a une criminalisation grandissante de la contestation». (J.-F. Julliard). |
Michel Ansay
[1] Selon la RTBF(230619), le 23 juin 1988, James Hansen, directeur du Goddard Institute for Space Studies (GISS), un laboratoire de la NASA, tirait déjà la sonnette d’alarme sur les conséquences du réchauffement climatique. 31 ans plus tard, son discours est plus d’actualité que jamais.