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2Si une telle situation peut paraître anecdotique, elle illustre pourtant une inflexion récente et majeure dans l’administration de l’immigration régulière, ou dite « légale » : depuis les années 2000, la codification culturelle du droit à l’acquisition de la nationalité est allée de pair avec l’introduction pionnière, aux Pays-Bas, de cours d’intégration obligatoires pour tout adulte migrant primo-arrivant et non-citoyen européen obtenant un permis de séjour, soit un « droit de cité » préalable à un (très) ultérieur « devenir citoyen » (Balibar, 2001 : 68). Si cette évolution du « paradigme de l’action publique » en faveur d’un certain « tournant civique » a déjà pu faire l’objet d’analyses comparatives internationales (Michalowski, 2007 ; Hachimi-Alaoui et Pélabay, 2020), l’état de la recherche témoigne généralement d’un manque de mise en lien empirique des dispositifs à une échelle européenne, en occultant l’avènement collectif de telles mesures déployées nationalement. Cet article se propose de revenir sur les conditions d’apparition et de diffusion de l’objet « cours d’intégration » à un niveau continental en partant de l’exemple « pionnier » offert par le cas néerlandais, qui a mené au développement d’une littérature abondante. Notre terrain de thèse, réalisé entre 2016 et 2018 en France (Marseille) et en Allemagne (Leipzig), donne matière à une immersion empirique dans les formations relevant du CIR (contrat d’intégration républicaine) français et de leur équivalent du côté germanique (Integrationskurse), dans un cadre comparatif s’appuyant sur un cas d’école ancien, à revisiter. L’opposition classique entre « modèles » français et allemand relevant respectivement du jus soli et du jus sanguini, de la société « inclusive » de citoyens et de la communauté exclusive de nationaux, est devenue obsolète face à une convergence légale de l’administration des étrangers. Une analyse ethnographique de l’administration de l’immigration régulière requiert d’envisager les institutions étatiques en détenant l’initiative sous l’angle d’organisations à la fois concrètes — échafaudant des « écoles d’intégration » pour migrants, objets tout à fait inédits dans l’histoire migratoire — et « morales » (Fassin, 2013 : 23). Un retour sur la généalogie, la mise en œuvre, et le fonctionnement routinier et quotidien de ces technologies de « normalisation » (Foucault, 1975), qui reposent ici sur un système coercitif de sanctions financières et/ou administratives, ne peut faire l’impasse sur l’expérience subjective des migrants adultes qui y sont confrontés et en sont les premiers concernés. Nous reviendrons pour ce faire sur les entretiens réalisés avec eux et nos observations participantes au sein de ces cours — déclinés en formations linguistiques et civiques visant paradoxalement à l’autonomie du public concerné — de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) en France et de son équivalent du BAMF (Bundesamt für Migration und Flüchtlinge) en Allemagne, en exposant les enjeux de cette mise en position d’hétéronomie et de liminalité — sur le seuil de la société d’accueil — pour les apprenants, là où l’institutionnalisation des processus d’intégration tend à produire, finalement, des étrangers. Leur expérience de l’exil, souvent tissée d’errements et de frustrations, se voit renforcée par la contrainte supplémentaire qui leur est imposée par l’administration de l’immigration régulière ; l’obligation qui leur est faite de s’y soumettre se traduit par des effets de résistance subjective, dans le maintien d’un « quant-à-soi » inaudible, car silencieux et résigné face à l’institution.
- 1 Le pluralisme de l’organisation sociale et politique trouve aux Pays-Bas ses racines historiques au (…)
3Si les formations linguistiques et civiques existent de longue date en Amérique du Nord ou en Israël, leur généralisation récente au sein de l’espace européen est le fruit d’une généalogie singulière. Dans son introduction à l’analyse de la diffusion rapide, en Europe de l’Ouest, d’un nouveau « modèle néerlandais » d’administration de l’immigration régulière, la politiste Ines Michalowski (2007 : 9) soulevait la question suivante : « Comment est-il possible d’observer une convergence des politiques d’intégration entre des pays de l’Union européenne qui pendant des décennies ont incarné des modèles opposables par excellence ? ». Sans directive claire de l’Union européenne (UE), les dispositifs nationaux relèvent d’un mimétisme remarquable. L’homogénéisation des pratiques au sein de l’Union repose sur le paradigme obsolète — au regard des velléités postnationales de l’UE et du tournant transnational des études migratoires — de l’État-nation. Elle répond à une forme de « problématisation » collective, entendue — au sens foucaldien du terme — comme relevant de l’identification publique et stratégique d’une « urgence » à résoudre (Foucault, 1994 : 299), ici celle d’un « échec du multiculturalisme ». Les débats engagés par les élites politiques, médiatiques et scientifiques à la fin des années 1990 aux Pays-Bas, premier pays européen à mettre en œuvre un modèle « pionnier » de cours d’intégration, signaient la mise à distance des positions différentialistes et pluralistes, reposant sur un ensemble de discours et une politique concrète de « reconnaissance » des particularismes minoritaires faisant jusqu’ici consensus. S’en remettant dès lors à l’idée que « les bonnes intentions font parfois de mauvaises politiques » (Koopmans, 2003) ayant transformé la reconnaissance de la différence en une généralisation de « l’indifférence » vis-à-vis de la situation socio-économique « réelle » des populations immigrées, la dénonciation du « drame multiculturel » (Scheffer, 2000) en appelait urgemment à l’adoption d’un « nouveau réalisme » ayant le courage de « briser les tabous » de la société néerlandaise (Prins, 2002). Un taux de chômage mesuré comme étant cinq fois plus élevé que celui de la population majoritaire y serait identifié comme le produit collatéral d’un séparatisme ethnoculturel fièrement revendiqué de longue date aux Pays-Bas1, et justifierait un plaidoyer nouveau pour un principe de cohésion.
- 2 Concernant donc tout candidat à l’immigration âgé de plus de dix-huit ans, présent depuis moins de (…)
4Le schème d’institutionnalisation scolaire des processus d’intégration des (im)migrants imaginé dès lors en vue de parvenir à cet objectif peut être considéré comme un « dispositif » : « une formation qui, à un certain moment, avait à répondre à une question » en reposant sur « un ensemble hétérogène de discours publics, d’instances institutionnelles, de décisions, de lois, d’initiatives administratives, d’expressions scientifiques ou philosophiques, ou de jugements moraux » (Foucault, 1994 : 120). Introduit à partir de 1998, le projet « d’encitoyennisation » des nouveaux arrivants, nommé « Wet Inburgering Nieuwkomers » (WIN), prévoyait ainsi une trajectoire standardisée et obligatoire à destination de tout adulte primo-arrivant non européen2 (à l’exception notoire des ressortissants des États-Unis, du Canada, de l’Australie, de Nouvelle-Zélande, de la Norvège et de la Suisse) comprenant 600 heures de cours de langue néerlandaise et d’orientation sociétale et culturelle durant dix-huit mois, sanctionnées par des tests écrits et oraux. Dans l’esprit d’une jonction juridico-administrative pratique des domaines de l’immigration et de l’intégration, la réussite aux examens déterminerait dès lors l’obtention ou le renouvellement des permis de séjour, en assurant une sélection des profils les plus assimilables et l’éviction de ceux jugés inassimilables. Cette réponse à un « problème » d’ordre culturel par une solution politique, considéré a posteriori par certains critiques comme relevant d’un « tournant civique » (Mouritsen, 2008), s’est paradoxalement accompagnée de l’élaboration discursive, aux Pays-Bas, d’une « fixation des origines », par l’utilisation d’une nouvelle rhétorique de l’autochtonie des « natifs », et de l’allochtonie de ceux n’appartenant pas encore à la communauté nationale, laissant ouvert le mystère de l’acquisition en nature d’une autochtonie idéale (Geschiere, 2009).
- 3 Le film produit par les services de l’immigration néerlandais à visée pédagogique s’intitule Naar N (…)
- 4 Certains analystes évoquent même une « racialisation » de la culture néerlandaise, en constatant qu (…)
5Une série d’assassinats politiques survenue au début des années 2000 — dont celui du réalisateur Théo Van Gogh en 2004 par un hollandais d’ascendance marocaine à Amsterdam, lors de la projection du film Soumission visant à dénoncer la « répression des femmes par l’Islam » — a eu pour effet de densifier encore le spectre de l’islamophobie post-11 septembre et de durcir en conséquence l’appareil des cours d’intégration. Les publics « allochtones » seraient dès lors systématiquement confrontés à l’apprentissage de la libéralité et de la tolérance caractérisant la société néerlandaise, par le visionnage très médiatisé de femmes allant topless sur la plage ou de couples homosexuels s’embrassant face à la caméra, et l’information des lois interdisant la polygamie, les crimes d’honneur, la violence domestique, ainsi que les mutilations génitales féminines3. Cette « culturalisation »4 de la citoyenneté néerlandaise (Suvarierol, 2015) est, de plus, allée de pair avec un retrait de l’État : un mouvement de privatisation des formations linguistiques et civiques en est venu à transformer cette offre de service public, celle d’un droit obligatoire, en une formation continue à la charge des publics concernés, tout en leur demeurant nécessaire en vue d’une installation durable. Le marché privé de l’intégration des (im)migrants, mettant en concurrence des écoles de formation jusque-là financées par les municipalités et habilitées à enseigner des programmes définis nationalement, ira cependant jusqu’à proposer à l’achat des « packages » d’apprentissage numériques en vue de préparer en autonomie les examens finaux, de plus en plus exigeants, découplant présence en cours et réussite aux tests non négociable. Ce que certains identifient comme une néo-« stratégie gouvernementale » qui serait le produit combiné d’un détour par un assimilationnisme socioculturel et d’un passage au néolibéralisme économique le plus féroce (Schinkel et Van Houdt, 2010), est apparu en une période de refonte globale du welfare en workfare et de débats houleux rationalisant les « coûts et bénéfices » de l’immigration, tout en « indexant » de façon croissante le caractère d’étrangeté des dits « allochtones » sur leur recours, jugé trop fréquent, aux minima sociaux. Ainsi, la production standardisée de « citoyens-travailleurs » (Suvarierol, 2015) autonomes car adaptés au marché du travail requiert une « activation » des populations primo-arrivantes, en formulant une « responsabilisation » de la citoyenneté néerlandaise, là où la mise en œuvre de « moyens illibéraux à des fins libérales » (Triadafilopoulos, 2010) revient paradoxalement à l’institutionnalisation des parcours en visant leur autonomie. Le caractère néolibéral de l’intégration civique pour migrants, visant à leur « employabilité » dans le pays d’accueil, fait aussi aujourd’hui de l’activité économique un acte « citoyen » dans de nombreux pays européens (Hachimi-Alaoui et Pélabay, 2020 : 18) autres que les Pays-Bas.
6La fabrication d’une « ethnicité fictive » (Balibar et Wallerstein, 1988 : 30) — visant à créer par là même les conditions d’un chevauchement entre espaces politiques et entités culturelles, une adéquation entre Demos et Ethnos vers laquelle tend tout projet nationaliste, du moins au sens anthropologique du terme (Gellner, 1983) — repose sur une unification linguistique et culturelle, notamment par la mainmise institutionnelle du développement d’écoles publiques obligatoires. L’exemple paradigmatique de ce que nous pourrions appeler la « nationalisation » de la société (Balibar et Wallerstein, 1988 : 122) peut être emprunté, dans ce cadre, à la « francisation » plus que tardive des espaces ruraux français sous l’œuvre de la IIIe République et de ses hussards noirs, telle qu’elle a été décrite par l’historien Weber (1976) dans un ouvrage remettant en cause l’idée convenue d’une « intégration » précoce de la société française avant 1914-1918. Le triptyque classique d’une telle fabrication de cohésion — celui de l’État-nation, de ses écoles, et d’étrangers, définis « étrangers » à la fois vis-à-vis d’un État et de sa Nation — semble ainsi mobilisé aujourd’hui non plus à l’adresse des enfants bretons, corses ou provençaux (ou bien d’enfants d’immigrés italiens, polonais ou arméniens), mais d’adultes (im)migrants, arrivants, et ressortissants de pays tiers tels que la Syrie, l’Érythrée, la Russie, la Chine, ou le Brésil. Nous pouvons qualifier ce schème, en somme, de tentative de « nationalisation des étrangers ».
- 5 Durkheim, obsédé par le risque moderne d’anomie, a d’ailleurs également fait œuvre de pédagogue, co (…)
7Si le mot « intégration » est généralement préféré depuis plusieurs décennies à celui, démodé, « d’assimilation », désormais connotatif d’une unilatéralité et d’un autoritarisme producteurs d’ethnocides, il a cependant aussi la fâcheuse tendance à être utilisé exclusivement en ce qui concerne les récentes minorités immigrées postcoloniales, tandis qu’un usage sociologique plus ancien — d’inspiration durkheimienne5 — englobait l’idée d’une intégration de la société en elle-même. Une des innovations importantes du modèle des « cours d’intégration » néerlandais est, outre la confirmation du caractère essentiellement individualisé de l’intégration, d’en faire un objet mesurable en un instant t planifié par l’institution, répondant ainsi parfaitement aux injonctions contemporaines de la « quantification » tout en évacuant le caractère processuel de l’adaptation à un nouvel environnement. Les résultats aux tests finaux standardisés, écrits et oraux, représentent des indicateurs numériques de performance se prêtant au nouveau mode de « gouvernance par les nombres » (Supiot, 2015) quantificateur adopté par l’UE. En effet, le principe « soft » de ladite « Open method of coordination » (OMC) à l’origine de la diffusion rapide du modèle néerlandais matriciel, repose essentiellement sur les pratiques de la comparaison chiffrée propres au Benchmarking et au « New Public Management » sans faire appel à une directive collective claire et contraignante, tout en représentant bien un instrument redoutable de transfert des « policies » d’un État à l’autre. Une étude de 2006, provenant de la firme de consulting danoise Rambøll Management, évaluait ainsi les résultats chiffrés des cours d’intégration aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche, au Danemark et en Suède comme étant encourageants, puisqu’ayant contribué à réduire le taux de chômage des immigrés (Michalowski, 2007 : 154). En comptant sur de tels outils de comparaison chiffrée, l’expérience pionnière des Pays-Bas rencontrerait rapidement l’intérêt de ses pays voisins, s’approvisionnant en techniques et compétences par l’envoi de délégations internationales visant à une imitation.
8Depuis le début des années 2000 donc, la généralisation du modèle de cours d’intégration « sous injonction » (Gourdeau, 2013) a modifié les conditions de « l’accueil » des « primo-arrivants » en Espagne, en Grèce, en Italie et jusqu’à l’intégralité des pays scandinaves, en passant par la Belgique et l’Angleterre jusqu’à la Hongrie et la Pologne. En 2005, l’Allemagne suivait l’exemple néerlandais en instaurant — et ce après des décennies d’admiration vis-à-vis du modèle multiculturaliste pratiqué aux Pays-Bas (Thränhardt, 2002) — des programmes dénommés littéralement Integrationskurse, organisés et financés à un niveau national par l’organisme étatique du BAMF, dépendant du ministère de l’Intérieur fédéral. En 2007, la France inaugurait à son tour le contrat d’accueil et d’intégration (CAI) — rebaptisé d’ailleurs depuis contrat d’intégration républicaine (CIR), dans une évolution sémantique loin d’être neutre — organisé et financé par l’OFII, organisme étatique également dépendant du ministère de l’Intérieur, en laissant transparaitre la visée sécuritaire du dispositif. Déléguées à des associations prestataires sélectionnées selon un cahier des charges déterminant l’attribution des financements au sein d’un marché (encore) public, les formations linguistiques et civiques du BAMF et de l’OFII, alignées sur des programmes prédéfinis par les organismes centraux, reposent sur la transmission et l’apprentissage standardisés de la langue officielle, de l’histoire, du système institutionnel, de la « culture » et des « normes et valeurs » des pays d’installation. Une ethnographie comparée de la production symbolique générée par ces organismes étatiques peut être combinée à celle de la mise en œuvre organisationnelle de dispositifs équivalents dans deux « ordres nationaux des choses ». Si des délégations franco-allemandes œuvrent à une convergence des directives d’organisation, des divergences notoires existent encore dans les exigences affichées par les dispositifs des deux côtés du Rhin : le niveau de langue requis (B1 contre A1 selon la classification européenne) et la longueur des formations (jusqu’à une année contre deux à trois mois) font de la variante allemande la plus contraignante.
- 6 Une hésitation est palpable dans la façon dont doivent être nommés les publics participant à ces fo (…)
9J’ai donc entrepris d’observer et participer au quotidien de formations linguistiques et civiques du BAMF et de l’OFII dans les localités de Leipzig (Saxe) et de Marseille. Les difficultés d’accès au terrain constituent les premiers éléments informant le caractère « fermé » de ces centres de formation que l’on voudrait « ouverts », avec, cela dit, des variations nationales inaugurant les prémisses d’une forme « d’ethnographie de l’État ». Si les appréhensions des associations prestataires du BAMF allemand à ouvrir leurs portes aux observateurs extérieurs sont nombreuses, elles tiennent davantage du surmenage structurel de leurs équipes travaillant en permanence à flux tendus, qu’à une référence à l’autorité de l’organe central situé à Berlin. Ainsi, après avoir essuyé le refus d’une dizaine d’entre elles à Leipzig, je pourrais obtenir l’autorisation de participer (plus que d’observer) à un cours pendant deux mois en tant qu’élève étrangère dans une petite structure dont la directrice me dirait « qu’elle n’a rien à cacher », et ce sans avoir à s’en référer à l’organisme étatique. La fermeture des associations équivalentes habilitées par l’OFII en France tient au contraire à une hiérarchie « pyramidale » dominée par le siège parisien, dont les émanations régionales peuvent décider de retirer les prestataires d’un marché public local : pendant une année, il m’aura ainsi fallu négocier avec la direction de l’organisme située à Paris, l’école marseillaise s’en remettant à la décision prise. Une fois mon accès aux formations assuré — en position de « stagiaire en observation » — l’école se replierait dans une logique perpétuelle de rétention de l’information, prétextant toujours le risque de se voir réprimandée par la direction de l’OFII en se voyant retirée de la liste habilitée. Une interdiction de photographier et de filmer, ou celle de communiquer avec les « stagiaires »6 participant aux cours — et de les rencontrer en dehors du cadre formel de mon « stage » — laissent transparaitre une culture instituée de la suspicion, loin d’un service public doué de transparence.
- 7 Les prénoms des participants aux formations apparaissant ici ont, bien sûr, été modifiés par souci (…)
10Les associations prestataires des cours d’intégration répondent à une typologie assez homogène, à savoir celle de centres de formation aux antipodes de toute culture militante, espaces neutres de pédagogie s’adressant à des publics variés et ainsi disposés à appliquer les directives d’État. Les enseignants de ces formations pour migrants sont majoritairement des enseignantes de FLE (français langue étrangère) et DAF (Deutsch als Fremdsprache), dont le style pédagogique peut d’ailleurs sensiblement varier entre individus et générations, bien que les matériaux et les méthodes mobilisées soient le plus souvent inadaptés. Mon expérience primordiale de cette infantilisation serait celle de mon immersion en salle de classe allemande dans la position d’apprenante, face à une « institutrice » peu scrupuleuse de tutoyer d’emblée ses « élèves » en les interpellant continuellement, sur un mode de distribution arbitraire de la parole créant une ambiance anxiogène. Si des enseignantes plus jeunes peuvent user de méthodes pédagogiques plus « horizontales », celles-ci reposent souvent sur une participation « ludique et motivée » des apprenants peu adaptée à la situation et non moins problématique. Lors de nos entretiens ultérieurs, les participants aux cours sont revenus sur les conditions d’enseignement qui les mettaient dans une position inconfortable. Michel7, un élève libanais se faisant réprimander par l’enseignante marseillaise plus jeune que lui pour ses prises de parole non autorisées (en le menaçant de « lui mettre du scotch sur la bouche »), me dit :
« Au Liban, je n’accepterais jamais ça, c’est sûr : je suis un homme de trente-huit ans, pas un enfant. Mais bon, en France, je suis obligé de m’adapter, je sais que je dois accepter tout ça… »
11Baram, un autre participant aux cours de l’OFII à Marseille, kurde de Turquie, ancien instituteur dans son pays, me dit lui aussi :
« J’ai l’impression qu’on fait avec moi ce que je faisais avec mes élèves à Istanbul. »
- 8 Le cahier des charges d’attribution du marché public de l’OFII comprend d’ailleurs l’équipement en (…)
12Il est par ailleurs intéressant de noter, au sein de ces structures, une reproduction des rythmes scolaires nationaux : les élèves y sont engagés tout au long de la semaine, du lundi au vendredi (sauf le mercredi en France) en moyenne cinq-six heures par jour, tantôt concentrées en matinée du côté allemand, tantôt étalées sur des journées entières du côté français, la pause de midi étant dès lors planifiée8. Aux exigences d’une présence assidue et d’une participation quotidienne et active s’ajoute aussi celle de faire les « devoirs à la maison » distribués d’un jour sur l’autre, exercices écrits faisant l’objet d’une correction collective par questions orales en début de cours.
- 9 En assistant à une journée entière en « plateforme d’accueil » de l’OFII à Marseille, j’ai par aill (…)
- 10 Les réfugiés bénéficient en Allemagne d’une prise en charge à hauteur de 400 euros par mois, alors (…)
13L’orientation des « élèves » vers les formations s’effectue de la façon la plus précoce possible, et leur niveau de langue est soumis à un premier test en « plateforme d’accueil » collective, au sein des locaux régionaux de l’OFII et du BAMF. Là leur est prescrit un nombre d’heures selon l’évaluation de leurs « besoins » par des fonctionnaires (s’élevant respectivement à 200 et 600 heures au minimum) sur la base d’un test écrit et d’un entretien individuel, des dispenses aux formations linguistiques pouvant dès lors être accordées à ceux dont la maitrise du français ou de l’allemand est jugée suffisante, bien que les formations civiques demeurent non négociables. À ce prétest en plateforme se rajoute une visite médicale obligatoire s’assurant de leur état de santé général — mais surtout du risque épidémiologique potentiel qu’ils pourraient représenter — pratiquée par des médecins généralistes au sein même des locaux d’accueil9, ceci rappelant les pratiques d’administration de l’immigration autrefois en usage à Ellis Island. Une fois les (im)migrants « accueillis », l’administration doit encore s’assurer qu’ils participent en bonne et due forme aux formations prescrites au sein des écoles prestataires du marché public, au travers de sanctions instituées menaçant leurs permis de séjour et/ou leurs couvertures financières d’État. Si les participants aux formations, dont les statuts définis sont très hétérogènes, bénéficient déjà d’un premier « droit de cité » délivré, une absence prolongée (de plus de trois jours consécutifs) et injustifiée (à savoir sans preuve écrite) leur ôte le droit à un renouvellement de leurs permis — ce qui nécessite, pour les enseignantes, de devoir faire scrupuleusement l’appel à chaque début de cours et de rapporter chaque absence à leur hiérarchie, qui s’en réfère dès lors à l’organisme. En Allemagne, les demandeurs d’asile « reconnus » (anerkannte Asylbewerber) se voient quant à eux menacés d’une coupure simple et nette de leurs ressources financières mensuelles en cas de non-coopération avérée, selon un échelonnage administratif précis10. Les cours d’intégration sont intégrés dans un complexe institutionnel dont relèvent permis de séjour et minima sociaux.
- 11 L’histoire de la République démocratique allemande socialiste n’est abordée que de façon succincte, (…)
14Le contenu des programmes scolaires définis par les organismes étatiques, parfois sous la forme de manuels standards, notamment dans le cas des formations civiques allemandes, détient invariablement un caractère normatif, dont le point commun à l’échelle européenne est d’insister sur les normes et valeurs des thématiques de l’« égalité hommes-femmes » et de la « tolérance », notamment à l’égard de l’homosexualité (Michalowski, 2007). Les formations linguistiques sont en elles-mêmes prétexte à aborder de tels sujets de façon indirecte, au travers d’exercices de grammaire ou de jeux de rôle dialogués. Les formations civiques les abordent de façon beaucoup plus directe et explicite, en énonçant des normes et valeurs — toujours définies nationalement — à acquérir, sous-entendant en creux celles qui leur sont opposables et à bannir. Le traitement de la laïcité et de la devise républicaine (« Liberté, Égalité, Fraternité ») donne lieu en France à des scènes de « catéchisme » dans lesquelles l’histoire de la Révolution de 1789 avec son vocabulaire spécifique (Prise de la Bastille, Sans-Culottes) est évoquée de façon mythifiée et téléologique devant des participants qui, pour la plupart, sont débutants en langue française ; la séparation de l’Église et de l’État de 1905 est une date martelée de façon régulière. L’histoire de la République fédérale d’Allemagne11 débute, elle, en 1945, l’évocation de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme venant illustrer la nécessité d’une « responsabilité historique » (geschichtlische Verantwortung) qui serait à transmettre aux nouveaux arrivants. Les principes de la « diversité et de la tolérance religieuses » viennent légitimer une présence publique compartimentée de la religion, bien que la sécularisation y soit un thème récurrent. Les efforts de relocalisation sont temporels et spatiaux, en ce qu’ils engagent à apprendre des topographies et toponymies nationales allant des nombres et noms de pays limitrophes, régions, chefs-lieux, villes principales, des fleuves et montagnes, paysages naturels et identités locales, des spécialités gastronomiques et festivités. L’organisation du calendrier national est elle aussi abordée, les fêtes chrétiennes étant explicitées. Les éléments d’un ordre institutionnel et politique se voient ainsi souvent mêlés au « culturel », bien que l’inflexion proprement « civique » des discours soit encore mieux affirmée en France.
- 12 Mon enseignante en formation civique me dirait, lors de notre entretien, qu’elle et ses collègues n (…)
- 13 Les participants aux formations du BAMF me confieraient de façon unanime, entre deux unités de cour (…)
15Ce qui ressemble à première vue à un enseignement disciplinaire digne des écoles primaires de la IIIe République — au sein duquel les institutrices se métamorphosent en porte-voix d’une identité nationale — tend à se complexifier lorsqu’un dispositif s’avère en dissimuler un autre. En Allemagne, l’injonction à une présence assidue en cours et le recours échéant à des méthodes coercitives afin de contraindre les participants, se voient justifiés par une rhétorique des droits et devoirs — le droit se voyant transmué en « privilège » instaurant un devoir : se tisse, ici, une « économie morale » institutionnelle incriminant les réfractaires au dispositif sous le sceau d’une incivilité. Les agents du BAMF, dont le corps enseignant fait partie, considèrent que ces Integrationskurse sont bien un « privilège » généreusement prodigué par les contribuables allemands12. Les migrants, quant à eux, estiment plutôt qu’ils y sont obligés en vue de répondre aux attentes du Jobcenter13. Mon immersion au sein des formations du BAMF m’informerait donc progressivement de la présence d’un tiers acteur organisationnel jouant un rôle central par-delà la collaboration routinière entre ministère de l’Intérieur et « écoles d’intégration » prestataires : l’agence d’emploi y fonctionne comme une instance de contrôle locale habilitée à mettre en œuvre des sanctions adéquates en cas de manquement à la règle, les migrants étant d’abord définis comme chômeurs, et donc demandeurs d’emploi. Suivis en parallèle de leur scolarisation par un « conseiller personnel » du Jobcenter les aidant à formuler des stratégies de carrière, les « clients » — tel est le nom qui leur est donné par l’agence d’emploi — doivent considérer les Integrationskurse comme une formation continue leur permettant d’être plus concurrentiels sur le marché du travail allemand. Un tel complexe à figures de Janus explique par ailleurs la présence résiduelle, en cours de langue et de civisme, de migrants intraeuropéens — grecs, espagnols, portugais, polonais ou encore italiens — venus travailler en Allemagne et s’y retrouvant accidentellement au chômage, sans maitrise suffisante de la langue de Goethe. Le caractère extracommunautaire se voit donc ici surpassé par celui de l’inactivité professionnelle dans la définition de leur extranéité et l’intégration devient avant tout « réinsertion ».
- 14 Je cite ici les mots du chancelier lui-même (« Es gibt kein Recht zu Faulheit in unserem Land ») pa (…)
16En l’occurrence, cette mission de « management de carrières » confiée au Jobcenter depuis son apparition en 2004, dans la foulée des réformes « Hartz » figurant sur l’agenda néolibéral de l’ère Schröder, s’adresse autant aux résidents étrangers qu’aux nationaux, là où l’identification d’une « faillite du multiculturalisme » correspondait dans le temps avec celle de la nécessité de réduire le taux de chômage : « Il n’y a pas de droit à la paresse »14, donc, et surtout pas pour les nouveaux arrivants. Le principe de leur « activation » repose supposément sur leur volonté de se « mobiliser » tout en s’épanouissant en quête d’eux-mêmes : ici se dessine une morale de l’empowerment typique du « troisième esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999) et d’une gouvernementalité enjoignant au développement de techniques de soi (Foucault, 1988). Dans une salle de classe au sein de laquelle la carte des Bundesländer côtoie un poster intitulé « Au supermarché », les programmes scolaires se doivent d’ajuster leurs contenus en proposant des exercices de recherche d’emploi par petites annonces, de création de curriculum vitae, de simulation d’entretiens d’embauche, ou encore des conseils de communication avec supérieurs hiérarchiques et collègues, ou d’auto-entrepreneuriat vertueux. Les thèmes de la consommation reviennent de façon systématique dans les manuels de langue et de civisme, faisant appel à une imagerie de pratiques « healthy » allant du jogging et du yoga à des recettes de smoothies frais. Le travail et le shopping semblent être devenus les deux points d’accès obligatoires à une forme de citoyenneté « active » (Rose, 1999) formulant le projet d’une société libre car responsable, une injonction paradoxale au regard des méthodes auxquelles a recours l’institution.
17Les observations participantes ou « participations observantes » menées en cours d’intégration français et allemands entre 2016 et 2018 sont un préalable, dans notre enquête, à la tenue d’entretiens semi-directifs approfondis avec les migrants concernés par le dispositif, afin de mieux comprendre, de façon intime, la réception qu’ils et elles en font. Les participants aux cours avec lesquels les entretiens ont été menés — une vingtaine à Leipzig et à Marseille — ont, à l’image de la composition très hétérogène de la salle de classe, des profils extrêmement variés ; il s’agit autant de réfugiés syriens et érythréens ou de demandeurs d’asile afghans, de femmes migrantes géorgiennes, que de conjoints de Français, Uruguayens, Chiliens, Libanais, Marocains ou Algériens ; leur seul point commun est d’être étrangers ressortissants de pays extérieurs à l’UE et légalement définis comme « adultes », car âgés de plus de dix-huit ans. Ma position en tant qu’élève étrangère apprenante — en situation de « participation observante » — en cours d’intégration allemand pendant près de trois mois m’a permis de nouer une connivence avec mes enquêtés en partageant leur quotidien, y compris en dehors de l’institution et des heures de cours. Du côté français, mon immersion en tant que « stagiaire en observation » et française a réclamé de ma part un travail récurrent de mise à l’écart des soupçons latents concernant mon affiliation présumée à l’OFII : les entretiens n’étaient possibles, en somme, que lorsqu’il était devenu clair pour eux et elles que je n’étais pas un agent de l’État supplémentaire, et que mes préoccupations à leur égard étaient bien différentes. Ces entretiens, qui s’ajoutent à nombre de conversations informelles, ont été menés à l’extérieur de l’institution, le plus souvent et dans la mesure du possible dans un cadre domestique et convivial. Lorsque cela était praticable, nous avons aussi privilégié l’usage de leur langue maternelle, en recourant au service d’interprètes.
18Malgré la très grande hétérogénéité du public concerné selon les continents et pays d’origine, les statuts administratifs (demandeurs d’asile en quête de protection subsidiaire et en bonne voie de l’obtenir, réfugiés d’ores et déjà bénéficiaires, migrants « économiques », sujets au rapatriement familial) et les niveaux de scolarisation, l’obligation commune d’une participation active qui leur est faite en échange du droit et des moyens de s’installer durablement amenuise le sentiment général d’une inadéquation. La docilité apparente de ces « stagiaires » se fissure dans les espaces et moments de relâche : les échanges informels aux pauses café ou déjeuner, et les entretiens menés avec les participants en dehors des couloirs de l’institution, permettent d’accéder à leurs situations et leurs préoccupations réelles, éléments d’un discours inaudible lors des leçons de grammaire ou des séances de conseil au Jobcenter. Les pauses café entre les classes, le plus souvent accompagnées de cigarettes pour les nombreux fumeurs, étaient à cet égard des moments privilégiés d’échange entre deux heures de cours, et le « coin fumeur » un endroit important de mon enquête : leur critique, muette en temps normal et face à l’institution, pouvait s’y aiguiser dans l’entre-soi de ce moment où les langues maternelles des participants reprennent leur droit, à l’abri du regard réprobateur de l’enseignante. Les arts de la résistance « infrapolitique » (Scott, 1990) subjective et discursive, ne sont audibles que dans les interstices et les répits, dans les prises de parole formulées « dans le dos » des agents institutionnels.
- 15 Le temps d’attente avant de pouvoir participer aux formations peut parfois aller jusqu’à une année, (…)
- 16 Fazal, un d’entre eux, ayant aussi perdu son père et ses deux frères dans des attentats commis par (…)
19Les « métaphysiques de sédentarisme » (Malkki, 1992) contenues dans les programmes et les tests des cours d’intégration, entreprenant une relocalisation des appartenances, attachements et références identitaires des participants idéalement15 dès leur arrivée sur le territoire national — dans une conception volontariste, individualiste et linéaire de l’intégration et de la citoyenneté républicaines entendues comme « plébiscite quotidien » — sont en premier lieu en inadéquation profonde avec les conditions d’ancrage et d’accès aux ressources locales des « publics » migrants. Le premier malentendu repose ici sur l’idée convenue que les personnes s’engageant dans des processus d’installation ont « choisi » leur pays d’accueil pour ses qualités intrinsèques, ce qui devrait justifier leur motivation à déployer des efforts en vue de s’y établir en actes et en pensée, faisant fi de tous les aléas de trajectoires migratoires souvent tissées d’errements, de confusion, d’allers-retours et de contraintes. Les cas de demandes d’asile finalement rejetées ou de permis de séjour n’étant pas renouvelés ne sont pas rares à l’issue des formations, et fréquents sont les « redoublements » de cours d’intégration entre pays européens, faisant passer les migrants de l’apprentissage d’un ordre national des choses à un autre, en un mimétisme toujours réajusté. Tel était notamment le cas de deux demandeurs d’asile afghans âgés d’une vingtaine d’années, ayant d’abord assisté aux cours d’intégration suédois, puis allemands, avant de devoir se réfugier en France, et de s’y voir obligés à suivre, de nouveau, les cours de l’OFII à Marseille16.
20Une fois le permis de séjour assuré, se pose encore la question de son adéquation avec des processus intimes — longs et complexes — de « sédentarisation » subjective : en l’occurrence, le manque et l’absence de proches, en situation d’exil alourdies par des souvenirs traumatiques, rendent le « plébiscite » encouragé par l’institution en temps court difficilement envisageable. L’anecdote la plus représentative d’un tel décalage entre exigences ordinaires de l’institution, interdisant le recours aux téléphones portables en salle de classe, et les préoccupations « extra-ordinaires » de certains participants, est celle de deux jeunes réfugiés syriens ayant fui le service militaire de leur pays, en 2016, à Leipzig, et tentant désespérément de joindre leurs familles restées à Damas, prises sous les bombardements, en se faisant réprimander par une enseignante désireuse de « boucler le programme ». Après le cours, l’un des deux jeunes me dit :
« Madame K. n’a aucune idée de notre vie, de ma vie non plus. Une fois, elle m’a demandé en cours comment j’étais arrivé en Allemagne, alors je lui ai raconté mon histoire, mais elle ne me croyait pas, elle pensait que j’étais arrivé en avion, juste comme ça […]. »
21Selim avait fui la Syrie seul à l’âge de dix-sept ans en échappant à la noyade en mer Méditerranée. Un autre participant syrien plus âgé avait déjà obtenu son statut de réfugié à Leipzig et attendait depuis un an le rapatriement de sa femme et de ses trois enfants, restés au pays. Seul et désemparé, Marwan souffrait de sévères problèmes de concentration et faisait la nuit des cauchemars répétés. Ce phénomène « d’absence subjective », récurrent chez les participants n’ayant pas encore eu la possibilité de se « sédentariser » — et non pas seulement chez les réfugiés ayant subi des traumatismes — explique la réception souvent manquée ou du moins tronquée qui est faite des contenus transmis en cours d’intégration. Les conditions dans lesquelles ces enseignements prennent place, du choix de leur temporalité à la discipline qu’ils instaurent, font souvent obstacle à la transmission des contenus. Beaucoup d’entre eux me disent ainsi n’avoir pas compris ou n’avoir pas entendu des leçons entières.
22Plus problématique encore est peut-être l’absence de prise en charge en dehors de « l’école », notamment en France : le problème structurel d’accès au logement pour les demandeurs d’asile et réfugiés à Marseille produit des situations où les participants, fatigués par des nuits passées chez des connaissances, ou dans la rue, ou sur les escaliers de la gare, doivent tout de même être présents et participer activement en cours, tout en ayant fait leurs devoirs de la veille. Ainsi Eyasu, réfugié érythréen participant aux cours de l’OFII à Marseille en 2018, sans domicile fixe :
« It is too much for me now, with the school: I have to go here and there all the time, I need to rest, I’m tired… »
23D’autres, sans ressources financières, se doivent de travailler en dehors du temps scolaire en négociant avec leur employeur, et disent donc n’avoir « pas de temps pour l’intégration » : cette formule était utilisée par deux de mes enquêtés, l’une demandeuse d’asile géorgienne en Allemagne, Lali, et l’autre travailleur tunisien dans le bâtiment à Marseille, Saïd — forcés l’un comme l’autre de jongler entre obligations scolaires et travail salarié, outre leurs « carrières de papier ». Dans le meilleur des cas, l’organisme central prévoit cependant des aménagements pour les « stagiaires » salariés, sous la forme de cours du soir ou du samedi, bien que la plupart soient engagés en formule intensive étalée sur la semaine, du lundi au vendredi.
24Les rythmes scolaires intensifs imposés par les formations linguistiques et civiques tendent à renforcer un état de « liminalité », entre-deux conduisant à l’absence subjective des « élèves » malgré leur présence physique en salle de classe, en contredisant la nécessité de leur motivation. Si la plupart des agents institutionnels émettent une relation d’équivalence entre les dispositions des participants en situation scolaire et leurs capacités d’intégration réelle en dehors de l’école, les intéressés émettent plutôt une distinction nette entre les deux, allant jusqu’à considérer ces cours obligatoires comme un frein à leur adaptation sociale, dû à l’enfermement qu’ils suscitent. Bien conscients cependant de la nécessité qui est la leur de réussir les tests finaux à la fois écrits et oraux, certains se heurtent aux limites de l’idéal « méritocratique » diffusé par l’institution, en premier lieu ceux les plus dépourvus en habitus scolaire et/ou capital culturel, ou ceux ne se sentant plus en âge d’apprendre ; ceci est le cas de Bassem et Hayat, un couple de réfugiés syriens retraités et âgés de soixante-dix ans en cours de l’OFII à Marseille, et qui me disent à la pause-café :
« We are too old now to learn a new language like that, we just want to live in peace here. »
25Environ un tiers des participants n’atteignent d’ailleurs pas les objectifs fixés par les examens organisés à l’issue des formations, un échec aux conséquences sérieuses, allant du « redoublement » des heures de cours prescrites au non-renouvellement de leur permis de séjour. L’injonction à l’autonomie et l’empowerment qui leur est faite ici, sur le mode kantien du « vouloir ce que l’on doit pour pouvoir », entre a priori en contradiction avec les raisons mêmes de leur présence forcée sur le territoire national : le cas des travailleurs migrants intraeuropéens en Allemagne provenant du Sud et/ou de l’Est du continent confirme le décalage réellement existant, parfois, entre « ce que l’on doit et ce que l’on veut » ; leurs décisions individuelles d’émigrer ne sont pas dégagées de toute forme de contrainte socio-économique structurelle de type push and pull. Elena, une participante espagnole originaire d’un village d’Andalousie et installée à Leipzig avec son mari, me dit ainsi lors de notre entretien :
« Nous n’avions pas d’autre option que de partir, chez nous il n’y a plus de travail. »
- 17 Lorsque, par exemple, une enseignante en formation civique allemande situe les valeurs de « toléran (…)
- 18 Les programmes du BAMF répètent ainsi inlassablement la fonction, la démarche et les bienfaits du t (…)
- 19 Notamment en se rendant compte, et de façon empirique, que les normes et valeurs décrites sont bien (…)
26Le couple projetait de rentrer en Espagne dès que possible. Dans de telles circonstances de liminalité et d’hétéronomie, la discipline et le contenu des cours d’intégration semblent renforcer les difficultés généralement associées à l’expérience de l’exil, comprenant des phases de « désorientation, de frustration, de rejet et d’isolation » (Kronsteiner, 2003). Les programmes nationaux, ces « scripts » officiels — et leurs « descriptions » (Akrich, 1987) fréquentes et officieuses, mais toujours situées17, par les enseignants en salles de classe — proposent un modèle figé, souvent arbitraire et réducteur, du pays d’accueil, de ses nationaux, et de leur « conception relativement naturelle du monde », tendant à encourager plus encore les participants à ne pas « se sentir obligés d’aduler les idoles de la tribu » (Schütz, 1944 : 38). Le principe de répétition de thèmes et de concepts abordés crée un système de « références » et de « pertinences »18 qui tendent à être prises au sérieux par les (im)migrants, surtout si trop peu de possibilités leur sont offertes de relativiser l’image transmise en faisant d’autres expériences19 significatives et contradictoires. Ce processus de « typification » à l’œuvre — pendant une année de formation en Allemagne — peut laisser penser que les cours d’intégration contribuent à réifier une vision d’un « autre » collectif, homogène et externe chez les participants, et par là même un schème d’opposition entre « Nous » et « Eux », leur rendant une « identification » plus difficile encore. En cette situation prolongée de « mise en altérité » (Gourdeau, 2013) vis-à-vis de la société nationale — et sur fond de « double absence », en une dissonance de n’être plus « là-bas » par le corps et de n’être pas encore « ici » en pensée (Sayad, 1999) — sont réactivés des réflexes de repli typiques de l’exil, sous la forme d’une nostalgie ou d’un auto-exotisme.
27Tout en n’oubliant pas les raisons rationnelles ayant motivé leur décision d’émigrer, la plupart des participants tendent à développer une image idéalisée et sensuelle de leurs pays d’origine, en l’opposant à celle, en miroir, d’un « pays d’accueil » froid et inhospitalier : les réfugiés syriens à Leipzig évoquaient « une sécurité sans sentiments » à l’évocation de leur nouvelle vie en Allemagne, malgré toute la reconnaissance qu’ils pouvaient par ailleurs adresser à ce pays. Tout en reconnaissant la nécessité qui peut être la leur d’apprendre ici le français ou l’allemand, un rejet de la langue — ici apprise à renforts de leçons de grammaire, de dictées ou de simulations d’entretiens d’embauche, avec des matériaux souvent inadaptés — est également palpable à l’issue de ces formations linguistiques. Comme l’écrivait l’exilé Schütz (1944 : 30), il faut peut-être avoir rédigé des « lettres d’amour » dans la langue du pays d’installation pour en faire la sienne. Le travail narratif déployé par les exilés en dehors de ce monde institutionnel, vécu comme factice et aliénant, constitué surtout de grilles de performances, de listes et de sigles, qu’est devenue l’administration de l’immigration régulière en Europe, nous laisse conclure que cette entreprise de production standardisée de « citoyens-travailleurs » tendrait plutôt à devenir, de façon contre-productive, la fabrique d’étrangers développant des relations essentiellement instrumentales, ou même hostiles envers leur « pays d’accueil ». Ceci est particulièrement audible dans le fait que la plupart des participants déclarent, à l’issue des formations, ne pas vouloir, dans un futur lointain ou proche, devenir « national » en faisant une demande de naturalisation, si ce n’est afin de pouvoir sécuriser leur statut, et ce alors que les cours d’intégration y sont pensés comme un préalable. Il semblerait que la nationalité allemande et française ne soit pas pour eux-mêmes une « réalité imaginable » (Fassin et Mazouz, 2007).
- 20 La gratuité est, en l’occurrence, à géométrie variable et cède de plus en plus le pas à des cours p (…)
28La « nationalisation des étrangers » est un dispositif paradoxal reposant à la fois sur des idéaux explicites et des motifs latents entrant en contradiction les uns avec les autres (Bonjour, 2020 : 135). L’intégration civique et linguistique des migrants au sein des espaces nationaux européens semble, à première vue, réactiver des ambitions de « cohésion » assimilatrice par le biais d’un apprentissage scolaire public, gratuit20, et surtout obligatoire — à destination d’adultes étrangers. L’aspect « saugrenu » d’une telle entreprise de scolarisation devient moins étonnant lorsqu’est comprise la visée sélective autour de laquelle s’organise ce dispositif (im)migratoire : le tri des migrants extraeuropéens sur le critère de leur « assimilabilité », mesurée ici à l’aune de leur comportement en cours et quantifiée par le biais de leurs résultats écrits et oraux à l’issue des examens, produit indéniablement une tension entre démarches « inclusive » et « exclusive » (Bonjour, 2020 : 136). Le fait de réserver les enseignements principalement aux étrangers non européens peut ici susciter une lecture postcoloniale de ces politiques migratoires européennes, à travers le prisme d’une réaffirmation des frontières symboliques entre « Nous » et « Eux ». Les contenus des programmes, bien que redéfinis nationalement, détiennent le point commun d’être orientés contre une altérité non européenne, avec pour figures repoussoirs communes celles du fondamentalisme musulman et des violences tribales, dont témoignent les discours sur le genre ou sur les fondamentaux démocratiques d’une séparation du religieux et du politique, véhiculés par les programmes d’intégration. Si toute comparaison trop hâtive avec la situation coloniale doit ici être évitée (Sayad, 1994 : 10), les paradoxes d’une « inclusion exclusive » propres à la « mission civilisatrice » du projet colonial, antérieur à l’immigration des anciennes populations colonisées au sein de l’espace européen, semblent présents dans les dispositifs d’intégration civique actuels (Bonjour, 2020 : 135), en une « mise en altérité » des publics concernés, enjoints de s’intégrer afin d’effacer leur différence (Gourdeau, 2013). Les politiques de la « mimétique coloniale » (Bhabha, 2004 : 122), comme celles de l’assimilation, donnent des objectifs de similarité, voire d’identité à atteindre, tout en pointant le dissemblable.
29La généalogie singulière, au sein de l’UE, du paradigme de l’intégration civique, répond à une contagion du retour à la promotion des « identités nationales », en contradiction avec les ambitions actuelles d’une citoyenneté européenne « post-nationale ». La plupart des analyses convergent pour constater que le « tournant civique » correspond bien, en réalité, à un « épaississement », sous forme de « renationalisation » de la citoyenneté, reposant ici sur des ferments culturels particuliers (Hachimi-Alaoui et Pélabay, 2020 : 13). Cette substantification culturelle va de pair avec le caractère néolibéral d’un dispositif visant à une réduction des coûts de l’immigration en misant sur l’accès à l’emploi et l’autarcie économique rapide des migrants, tout en insistant sur la nécessité de leurs responsabilité, motivation et mobilisation individuelles. La matrice du « modèle néerlandais » contenait déjà cette association « innovante » entre logiques d’assimilation culturelle et d’insertion par le travail, généralement dissociées. La diffusion des pratiques en vigueur aux Pays-Bas atteste de la perméabilité des « modèles » habituellement divergents en matière d’intégration, tout en rappelant l’interdépendance des pays européens en la matière, et ce même sans la mise en œuvre d’une directive collective claire et contraignante.
30Notre immersion au cœur des dispositifs français et allemand permet, outre une appréhension empirique du fonctionnement routinier et quotidien de ces « écoles d’intégration », une interrogation des différences pouvant subsister entre deux pays ayant incarné pendant longtemps des logiques contradictoires de « gestion » de la différence. Les résultats obtenus relativisent, à notre sens, les constats « franco-centrés » faisant de cette « contractualisation » de l’intégration une dérive récente de l’esprit universaliste assimilateur ; le modèle allemand présente, dans les contenus de ses programmes et leur mise en application par les enseignantes, une conception germanique beaucoup plus marquée de la « Nation culturelle », là où la « francité » se définit encore essentiellement au travers des valeurs républicaines. Par ailleurs, la formule mise en œuvre par le BAMF est bien plus fidèle au modèle néerlandais dans l’application économique et néolibérale du dispositif.
31Surtout, interroger la réception subjective que font les migrants concernés par ces formations, confrontés à une discipline coercitive sous peine de sanctions menaçant leurs conditions d’existence, porte un éclairage intime et central sur le phénomène. Les rythmes soutenus des enseignements obligatoires surviennent dans des temporalités biographiques précisément déjà en proie à l’expérience de l’exil. Les témoignages portant sur les conditions d’enseignement, plus encore que sur leurs contenus, nous laissent paradoxalement entrevoir chez eux une exacerbation des sentiments d’isolement, de frustration et de nostalgie, jusqu’à accentuer la sensation d’être étrangers à cette société d’accueil.