Pour souligner tout l’intérêt du livre que nous propose l’historien Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, je pourrais raconter l’histoire suivante.
Il était une fois, en 1955, dans la ville de Montgomery (Alabama), symbole de l’Amérique de la ségrégation raciale, une ouvrière noire du nom de Rosa Parks qui, épuisée par sa journée de travail, refusa obstinément de céder sa place dans le bus à un homme blanc. Par ce geste aussi spontané, inédit que rebelle, et grâce à un pasteur noir du nom de Martin Luther King, elle lança bien involontairement le mouvement non-violent des droits civiques qui allait changer le visage de l’Amérique.
Tout est vrai dans mon récit : l’année, le lieu, le geste fort, Parks et King, le mouvement des droits civiques. Tout est vrai et pourtant rien n’est juste. Comme le souligne la préfacière :
les lacunes et simplifications occultent des pans entiers des mouvements noirs en un récit qui se veut largement consensuel et apaisé.
La classe ouvrière noire a joué un rôle majeur dès lors que la porte des syndicats lui fut ouverte et que la répression étatique ne la marginalisa pas complètement
Dans ce livre, l’auteur s’en prend au récit dominant qui met en avant des figures masculines, héroïques et charismatiques, issues de la petite élite intellectuelle noire, qui insiste sur le rejet de la violence comme moteur du changement social et donc sur les vertus du dialogue pour faire évoluer la société américaine. Olivier Mahéo resitue le mouvement des droits civiques dans l’histoire longue du combat émancipateur au sein duquel la classe ouvrière noire
1 a joué un rôle majeur dès lors que la porte des syndicats lui fut ouverte et que la répression étatique ne la marginalisa pas complètement.
Les femmes ont joué un rôle majeur au sein d’un mouvement dominé par les hommes
Ces prolétaires, parfois communistes et pro-soviétiques, ne partageaient pas la quête de respectabilité de la bourgeoisie (médecins, professeurs ou avocats), qui entendait montrer que l’égalité des droits ne remettrait pas en question l’ordre économique, social… et patriarcal. Car les femmes ont joué un rôle majeur au sein d’un mouvement dominé par les hommes qui entendait les contenir dans des tâches subalternes ou de représentation. Rosa Parks ne décida pas sur un coup de tête de rester assise parce que physiquement, elle était éreintée par sa journée de travail : « Ce dont j’étais fatiguée, c’était de céder » a-t-elle écrit. Quadragénaire, militante depuis longtemps et qui jamais ne cessa de l’être, critique d’un mouvement pas assez radical et actif à ses yeux, Rosa Parks se préparait depuis des mois à commettre ce délit et à en faire une question politique centrale. Les médias, nous dit l’auteur, l’ont « figée dans le courage d’une unique journée » alors qu’elle incarnait l’engagement politique d’une génération qui n’avait pas attendu le pasteur King pour entrer en lutte.
La mémoire des vaincus a beaucoup à nous apprendre…
En ressuscitant les voix de ces militantes et militants, incarnations de la « gauche noire » défaite, Olivier Mahéo nous rappelle que le mouvement fut parcouru par de multiples tensions et ce, tout au long de son histoire : bourgeoisie contre classes populaires du ghetto, hommes fiers de leur masculinité contre féministes luttant pour ne plus jouer les utilités, quadragénaires libéraux modérés qui veulent conserver le leadership et lier leur sort aux libéraux américains contre jeunes pousses radicales qui veulent s’émanciper d’une tutelle sclérosante et qui se retrouveront bientôt dans le discours des Black Panthers. La mémoire des vaincus a beaucoup à nous apprendre…
Patsy, AlterNantesFM
Historien (de formation), lecteur pathologique, militant (sans Dieu ni maître), chroniqueur pour AlterNantes FM, et accessoirement vieux punk
[version audio disponible]
Source : https://blogs.mediapart.fr/christophe-patillon/blog/220524/une-histoire-populaire-des-mouvements-noirs-americains-1945-1970
Image d’illustration : In 1963, Martin Luther King Jr. gave his most famous speech; I Have a Dream.
CC BY-NC – Bilde: TT Nyhetsbyrån, NTB scanpix
1Je vous renvoie à la lecture de : Peter Cole, « Black and white together… ». Le syndicat IWW interracial du port de Philadelphie (montée et déclin 1913-1922), Les Nuits rouges, 2021. ; Dan Georgakas et Marvin Surkin, Detroit : pas d’accord pour crever. Une révolution urbaine, Agone, 2015 ; David R. Roediger, Le salaire du blanc. La formation de la classe ouvrière américaine et la question raciale, Syllepse, 2018.