Ce qui me tracasse et me peine plus que les déferlements de bêtise et de haine auxquels on assiste en ce moment, c’est le silence de ceux qui pensent ne pas en savoir assez pour s’y opposer. Que peuvent bien avoir en commun la mort de Mawda, les Palestiniens abattus par l’armée israëlienne, ou les questions qui entourent la sortie du nucléaire ? Cette inertie de la grande masse des citoyens perdus dans l’apparente complexité du monde. Dans tous les cas, pourtant, il reste possible et relativement simple de se positionner, en ne se contentant pas d’attendre que « des experts » ou des « gens de loi » décident de ce qui est juste ou pas : la loi a été faite par les hommes, elle évolue, est interprétable, et n’est pas synonyme de justice infaillible.
Toute la différence entre ce qui est légal et légitime est une affaire de morale, et continue à nous appartenir à tous: cela impose de revenir sans cesse à ses valeurs fondamentales, celles sur lesquelles on tente de bâtir sa vie, celles qu’on essaye de transmettre à ses enfants, si on en a, ou si on en a pas, celles qui constituent la trame de nos rêves pour demain. Ce petit exercice permet de ramener chacune de ces histoires en cours à une équation basique.
La mort de Mawda, quoi que conclue l’enquête sur les faits eux-mêmes, est indubitablement la conséquence d’une politique anti-migratoire qui prend appui sur l’idée qu’il n’est pas possible de partager nos ressources et de vivre ensemble en paix. Si on prend un peu de distance, on se rend compte qu’à terme, nous DEVRONS, vivre ensemble et partager les ressources de la planète. Si le monde est global dans son exploitation, il est indispensable que pour maintenir la paix, il soit aussi global dans la redistribution de ses ressources. Et qu’on le veuille ou non, ce qu’on nous présente comme une « crise migratoire » aujourd’hui n’en est pas une, au regard de celle, véritable, qui nous pend au nez, provoquée par les changements climatiques auxquels s’additionnent les effets de notre course folle et aveugle dans l’exploitation des ressources.
Concernant le conflit israëlo-palestinien, c’est la même question de la paix qui est en jeu. Comme le soulignait Michel Staszewski, membre de l’ Union des Progressistes Juifs de Belgique – UPJB dans une interview sur Vews : les historiens savent qu’aucun conflit ne dure éternellement. Faut-il attendre qu’il y ait encore plus de sang versé pour réclamer cette paix ? Tout le monde sait que trouver une solution sera complexe, mais abdiquer devant cette complexité, au point de ne même pas oser réclamer la paix, c’est de la responsabilité de chacun. Chaque tué ou blessé dans ce conflit comme dans les autres, ou, je vais oser une comparaison qui fera bondir certains, mais à mes yeux c’est la même chose, chaque victime d’une catastrophe nucléaire est aujourd’hui réduite par notre silence au rang de «pertes et profits acceptables » de ces situations, tant qu’elles ne nous touchent pas personnellement. Les propos sur la guerre du philosophe Alain, publiés en 1933, restent d’une actualité criante, à ce sujet : « Trente morts de trop ? Mais qui donc compte les morts devant la victoire ? Il est hors de doute que les pères, et même les mères, étaient résolus à y mettre le prix. Et comme disait ce large bourgeois : « C’est un principe premier qu’à la guerre on tue des hommes ». Il est clair que si ce principe était universellement refusé, il n’y aurait pas de guerres. Vous demandez comment les choses iraient. Je n’en sais rien. La paix n’a jamais été essayée.”
La paix, cette affaire de “béni-oui-oui”, peut-on entendre ou lire aujourd’hui de la part de commentateurs cyniques, qui se moquent de ceux qui osent la réclamer et même parfois la mettre en oeuvre dans leurs actes quotidiens les plus modestes. Ces tristes gens se gardent pourtant généralement bien de prendre des risques pour eux-mêmes et leurs proches lorsqu’ils sont eux-mêmes confrontés à la violence du monde : ce sont les premiers à fuir, se cacher, voire même collaborer pour sauver leur peau, égoïstement. Ce sont ces âmes tristes qui aujourd’hui osent pointer du doigt ceux qui cultivent l’ utopie d’un monde plus juste pour tous. On ne sait que trop bien à quel point l’humanité a du mal à tirer des leçons de l’histoire. Je veux croire que c’est surtout parce qu’on a gardé plus de traces des malheurs du monde que des épisodes durant lesquels on a réussi à s’y opposer. La paix fait moins parler d’elle que la guerre. Mais ce que l’histoire nous apprend, dans le cas de ses pires heures, c’est qu’elles ont souvent été rendues possibles par le silence de la masse aveuglée.
« Le mal qui fait aujourd’hui l’objet d’une production de masse, exige une division du travail de plus en plus complexe, si bien que plus personne ne peut être tenu directement responsable des horreurs ayant cours », a écrit l’historien Howard Zinn dans « La bombe ». La conclusion de cet ouvrage qui démontre que de nombreux morts auraient pu être évités, notamment à la fin de la Seconde Guerre mondiale, peuvent s’appliquer aux situations actuelles qui nous déchirent ou nous paralysent : « Cependant, tout le monde porte une responsabilité négative, car n’importe qui peut tenter d’enrayer la machine. Bien entendu, rares sont qui disposent des outils nécessaires, mais il reste aux autres leurs mains et leurs pieds. La capacité de nuire à cette terrible progression est donc inégalement répartie, si bien que le sacrifice à consentir varie selon les moyens donc chacun dispose. Dans cette transformation perverse de la nature qu’on appelle société (la nature semble outiller chaque espèce selon ses besoins propres), plus grande est la capacité d’un individu de s’opposer au mal, moins pressant est son désir de le faire.
Ce sont les victimes désignées, celles d’aujourd’hui comme celles de demain, qui en éprouvent le plus grand besoin et qui ont le moins de moyens à leurs disposition. Il ne leur reste que leurs corps (ce qui pourrait expliquer pourquoi la rébellion est un phénomène si rare). Voilà qui pourrait inciter ceux d’entre nous qui, non contraints à l’usage de leurs seules mains nues, souhaitent le moindrement voir la machine s’enrayer, à s’engager dans la recherche d’une issue à l’impasse sociale. Il est possible qu’un tel choix exige de dénoncer les croisades mensongères, ou à tout le moins telle ou telle opération ayant lieu dans le cadre d’une campagne légitime. Il ne faut cependant jamais se laisser paralyser par les gestes d’autrui, par les vérités d’une autre époque. Il faut agir en son âme et conscience, au nom de notre humanité commune et à l’encontre de ces abstractions que sont le devoir et l’obéissance.”
Alors oui, soyons des béni-oui-oui. Osons désobéir au nom de l’amour! L’amour comme la paix ne sont pas des gros mots, ni des choses simplistes. Osons sortir du silence, et réclamer la paix, ici et là-bas. C’est peu de choses, mais nous avons ce pouvoir. Celui de nos corps et de nos mots. Chacun à notre mesure. Pas demain. Aujourd’hui !
Isabelle Masson-Loodts