Malaise dans la décolonialité – Débats au sein des critiques du colonialisme

Il n’y a pas « une » mais « des » pensées décoloniales. Selon les auteurices du livre « Critique de la raison décoloniale », un courant en particulier, né dans les universités étasuniennes et influent sur le continent américain, s’accapare toutefois le domaine. La sortie de l’ouvrage en français est l’occasion pour l’historien Jérôme Baschet d’identifier les nœuds de cette controverse et d’appeler à un débat plus ample.

À propos du livre collectif Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, paru aux éditions de L’Échappée en 2024, traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin et préfacé par Mikaël Faujour.

Ce livre est la traduction partielle d’un volume collectif coordonné par Pierre Gaussens et Gaya Marakan, et publié en 2020 par l’Universidad Nacional Autónoma de México avec un titre affichant sa référence à Franz Fanon : Piel blanca, Máscaras negras. Crítica de la razón decolonial. De ce volume ont été conservées l’introduction des deux coordinateurs et quatre contributions (sur douze), auxquelles a été ajouté un texte issu d’un autre ouvrage collectif, paru en Argentine en 2021. Quant à l’avant-propos de Mikaël Faujour, il propose une présentation critique de la réception de la pensée décoloniale en France.

 


Notes

  1. Voir notamment, dans cette optique, Philippe Colin et Lissell Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Paris, Zones/La Découverte, 2023. Précisons aussi qu’il convient d’établir une nette distinction entre l’approche décoloniale et les perspectives post-coloniales (notamment celles des études subalternes nées en Inde). Ces courants ne sont pas du tout discutés dans le présent livre, mais les positions d’auteurs comme Dipesh Chakrabarty pourraient être utilement convoquées dans la discussion.[]
  2. Voir « Le décolonial en question », par David Castañer, En attendant Nadeau, 29 novembre 2024.[]
  3. Barriga retrace son propre parcours, depuis son adhésion initiale au courant décolonial (dans un contexte où l’hégémonie d’un marxisme orthodoxe provoquait une « indigestion ») jusqu’à ses premiers doutes et son regard résolument critique, à mesure qu’elle approfondissait l’analyse de la pensée décoloniale[]
  4. Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016. Il a été, en revanche, attaqué par les auteurs décoloniaux qui estiment qu’écrivant depuis le Sud de l’Europe, il ne peut atteindre la plénitude de la critique décoloniale, réservée aux auteurs du vrai Sud.[]
  5. Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. Une écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018.[]
  6. Toutes les citations sont reprises de Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, [1952] 2015.[]
  7. Le présent texte est étroitement lié à mon expérience au Chiapas depuis 1997, dans la proximité de la lutte zapatiste. Par ailleurs, dans les séminaires de l’Universidad de la Tierra (à San Cristobal de Las Casas), entre 2008 et 2019, nous avons lu et discuté notamment les œuvres d’Immanuel Wallerstein et d’Ivan Illich, les classiques de l’anticolonialisme (Aimé Césaire, Franz Fanon, etc.), mais aussi les auteurs décoloniaux comme Walter Mignolo, Ramon Grosfoguel, Catherine Walsh, Santiago Castro-Gomez, Arturo Escobar et d’autres. En 2008, à l’occasion d’une présentation détaillée du livre de Walter Mignolo, La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial (Barcelone, Gedisa, 2007), Rocío Martínez et moi avons partagé la pertinence de penser depuis une « blessure coloniale » toujours ouverte, tout en formulant de nombreuses critiques, en grande partie similaires à celles qu’énonce le livre ici commenté : données empiriques biaisées et vision historique squelettique, essentialisation de l’Occident, occultation du potentiel critique interne à l’Europe, absolutisation de la « matrice coloniale du pouvoir » condamnant à scinder les luttes des dominés et à s’enfermer dans la dichotomie coloniale du monde, etc.[]
  8. Claude Bourguignon, « Silvia Rivera Cusicanqui »Un dictionnaire décolonial.[]
  9. La notion d’extractivisme épistémologique est l’occasion de signaler les divisions qui ont émergé au sein du groupe Modernité/Colonialité. Ainsi, en 2013, Grosfoguel, initialement adepte du concept de « colonialité du pouvoir », comme de l’ensemble de l’œuvre de Quijano, s’en détourne et fait siennes les analyses de Rivera Cusicanqui ; puis, en 2019, il s’éloigne d’elle, en raison de son attitude critique envers le gouvernement d’Evo Morales, et prétend la disqualifier en la traitant d’« intellectualiste, métisse et occidentalisée » – alors que Grosfoguel, comme la plupart des auteurs décoloniaux, a été un soutien inconditionnel des gouvernements dits progressistes d’Amérique latine, y compris lorsque leurs politiques extractivistes se retournaient contre les peuples indigènes qui les avaient initialement soutenus (p. 122-126, 222 et 241).[]
  10. Barriga (p.184) est particulièrement choquée par l’affirmation de Quijano qui prétend que les possessions espagnoles s’étendaient jusqu’à la Terre de Feu, alors que les territoires mapuches n’ont été soumis qu’à la fin du 19e siècle.[]
  11. En réalité, l’idée de l’Europe comme ensemble continental est bien antérieure (les cartographies médiévales dites « en T » divisent les terres en trois parties : Europe, Asie et Afrique). Quant à l’Amérique, son invention ne saurait dater de 1492, puisque Colomb reste convaincu jusqu’à sa mort d’avoir posé le pied sur des terres proches du Japon ou de la Chine, dont il cherchait à rencontrer l’empereur afin de le convertir au christianisme (voir Jérôme Baschet, « Le Journal de bord de Christophe Colomb », dans Patrick Boucheron (dir.), Une histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 582-587). Par ailleurs, au cours de la période coloniale, le continent est principalement appelé « Indes occidentales », nom qui conserve la marque de la vision du monde de Colomb et de son erreur.[]
  12. Quijano juge ainsi que la « destruction culturelle » a été moindre en Asie et en Afrique (p. 189).[]
  13. Christopher Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, L’Atelier-Le Monde Diplomatique, 2007 et Keneth Pomeranz, Une grande divergence. L’Europe, la Chine et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010. Dussel en vient à reconnaître que la centralité mondiale de l’Europe ne date que du 18e siècle, à rebours de sa vision initialement focalisée sur 1492 (p. 53-54). Il est dommage qu’Inclán lui reproche cette judicieuse évolution.[]
  14. Voir la thèse d’un long Moyen Âge prolongé jusqu’au 18e siècle : Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014.[]
  15. Voir Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? De la société féodale au monde de l’Économie, Albi, Crise et Critique, 2024, où je lie la formation du capitalisme comme système et comme civilisation au triple basculement industriel, anthropologique et géopolitique de la seconde moitié du 18e siècle.[]
  16. Le volume aide à cerner cette notion, qui désigne l’ensemble des rapports de pouvoir constitutifs de la domination européenne et, tout particulièrement, le rôle qu’y joue l’hégémonie de l’épistémè moderne.[]
  17. Voir tout particulièrement Jean-Fréderic Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2021. Sur l’existence historique de différentes conceptualisations de la race et de plusieurs types de racisme, voir aussi Claude-Olivier Doron et Élie Haddad, « Race et histoire à l’époque moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2021, 68/2, p. 7-34 et 68/3, p. 7-36.[]
  18. Jérôme Baschet, Quand commence, op. cit., p. 92-105 et 191-193.[]
  19. Il en va de même des auteurs latino-américains imprégnés de culture européenne, comme par exemple Euclides da Cunha, que Mignolo réduit à l’idéologie raciste de l’élite brésilienne, alors que Cortés montre qu’il transforme son point de vue initial et finit par dénoncer la barbarie répressive de l’armée et par faire l’éloge des insurgés, dans lesquels il voit le ferment d’une nation métisse à venir (p. 144-145).[]
  20. Castro rappelle notamment l’insistance de José Aricó sur l’émergence de courants anti-européistes en Europe même, la thèse de Susan Buck-Morss selon laquelle la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel devrait beaucoup à la révolution haïtienne, ou encore l’intérêt du Marx tardif pour les communautés paysannes russes, qu’il valorise à rebours des valeurs de la modernité (p. 150-151).[]
  21. Bartolomé de Las Casas, Apologética historia sumaria, éd. E. O’Gorman, Mexico, UNAM, 1967.[]
  22. L’ouvrage n’est pas exempt d’allégations historiques discutables, notamment en ce qui concerne la Conquête (p. 34 et 234). On est plus surpris encore de lire que la société de l’Europe médiévale « était divisée en castes » (p. 195).[]
  23. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raison d’Agir, 2001.[]
  24. Guillermo Bonfil Batalla, Mexique profond. Une civilisation niée, Bruxelles, Zone Sensible, 2017.[]
  25. Inclán cite approximativement : « Somos hijos de 500 aňos » (p. 62, dans l’édition de l’UNAM), ce que la traduction française, pourtant de grande qualité, rend par « nous sommes les enfants de 500 ans de colonisation » (p. 67), là où les zapatistes se réfèrent à « 500 ans de lutte », notamment contre la colonisation.[]
  26. Voir Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, réédition mise à jour et augmentée d’une nouvelle postface, Paris, Champs-Flammarion, 2019, chapitre 3.[]
  27. Pour ce qui suit, voir Jérôme Baschet, « Autonomie, indianité et anticapitalisme : l’expérience zapatiste »dans Les Amériques indiennes face au néolibéralisme, Actuel Marx, 56,2014, p. 23-39 et La rébellion zapatiste, op. cit.[]
  28. La rébellion zapatiste, op. cit., p. 230-240.[]
  29. Walter Mignolo, « La revolución teórica del zapatismo : sus consecuencias históricas, éticas y políticas », Orbis Tertius, 2/5, 1997, p. 63-81.[]
  30. « Nous ne pouvons pas combattre le racisme contre les indigènes en pratiquant un racisme contre les métis » ; « Certains ont la peau claire et la douleur foncée. Avec eux chemine notre lutte. Certains ont la peau brune et la superbe blanche ; contre eux aussi est dirigé notre feu. Notre cheminement armé d’espérance n’est pas contre le métis, mais contre la race de l’argent. Il ne s’avance pas contre une couleur de peau, mais contre la couleur de l’argent », cités dans La rébellion zapatiste, op. cit., p. 253.[]
  31. Enlace zapatista, « Sexta parte: una montaña en alta mar ».[]
  32. Ibid.[]
  33. Un trait en partie similaire concerne les femmes zapatistes, qui mènent leur combat propre contre la domination patriarcale, tout en concevant en même temps une lutte commune avec les hommes.[]
  34. La rébellion zapatiste, op. cit., p. 305.[]
  35. Pour l’importance d’une approche anti-identitaire (y compris pour déborder les identités déniées ou opprimées que les luttes sont parfois amenées à revendiquer), voir John Holloway, Hope in Hopeless Times, Londres, Pluto Press, 2022.[]
  36. Ainsi, lors d’une conférence à l’Universidad de la Tierra (13 octobre 2008), et en réponse à une question que je lui posai, W. Mignolo a répondu qu’à ses yeux la lutte zapatiste était décoloniale mais pas anticapitaliste – ce qui est en contradiction flagrante avec les abondantes déclarations de l’EZLN en la matière, comme avec sa pratique.[]
  37. Immanuel Wallerstein, L’Universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Démopolis, 2008.[]
  38. Par exemple Arturo Escobar, Ashish Kothari, Ariel Salleh, Federico Demaria et Alberto Acosta (dir.), Plurivers.        Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.[]
  39. Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 48.[]
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A LIRE, en accès libre.
■Sur le site du CETRI.
●”Pensées décoloniales en Amérique Latine : analyse critique”, Frédéric Thomas, 25 mai 2023.
■Sur le blog de Jean Marie Harribey, économiste, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC France.
●”Sur la critique de la pensée décoloniale”, 28 décembre 2024 (publié également sur EntreleslignesEntrelesmots).

Illustration : Rencontre zapatiste, 1996. Julian Stallabrass, Wikimedia.


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