Introduction Cette série de trois articles interroge et critique la politique d’accès au logement adoptée par l’État, qui place l’accès à la propriété privée au centre et s’en remet ainsi aux banques. Ce faisant, l’État se fait le promoteur d’un endettement croissant des habitant·e·s d’un côté et le soutien indéfectible des bénéfices des banques de l’autre. Pendant ce temps, de plus en plus de personnes n’ont pas la possibilité d’habiter un logement décent, voire de tout simplement se loger. Une situation intenable qui a été exacerbée par le confinement et par ses conséquences économiques et sociales. Ce 2ème article prend le contre-pied du premier, qui traitait de la centralité des banques et de notre dépendance au crédit hypothécaire pour accéder à un logement digne. Ici, nous aborderons la dépendance des banques à leurs débiteurs et débitrices et proposons de retourner nos représentations du rapport de force entre banques d’un côté et locataires et propriétaires-occupants de l’autre. Dans la 3ème partie de cette série, nous nous projetterons dans des scénarios renversants : que se passerait-il si nous arrêtions de payer les loyers, de rembourser les crédits ? Une manière d’illustrer ces tensions sociales dans lesquelles nous sommes pris.es individuellement et de penser les moyens de s’en libérer, collectivement. |
La propriété privée, panacée pour accéder au logement ?
Partie 2
Partie 2
La centralité et l’apparente toute-puissance économique et politique du système bancaire et financier est possible parce que nous acceptons de nous soumettre au remboursement de nos dettes, quoiqu’il nous en coûte. Il en va de même de l’accumulation de propriétés immobilières par une minorité: cette accumulation n’est possible que parce que nous payons nos loyers. Ce système dépend donc entièrement de notre obéissance et de notre respect de la discipline qui nous est imposée. Les lois sont là pour nous rappeler que cette injonction à rembourser, à payer, en d’autres termes à honorer la propriété privée, prime sur le droit au logement. Police et huissiers se font les agents du maintien de cet ordre des choses. Payer est indispensable sans quoi nous serions puni·e·s. Les procédures en justice suivies de leur lot de saisies de biens ou d’expulsions en attestent.
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Les banques ont besoin de nous
Les banques ont besoin de nous car elles ont besoin de vendre des crédits pour faire leur beurre. Les crédits immobiliers sont particulièrement importants pour elles: ils sont un produit de fidélisation de la clientèle (vous resterez longtemps auprès d’une banque à qui vous devez de l’argent pendant 20 ou 30 ans, temps pendant lequel elle apprendra à vous connaître et cherchera à vous vendre assurances, services de découvert, cartes de crédits, etc.) ; les crédits immobiliers sont par ailleurs considérés comme “sûrs” (les gens paient, et au pire, les biens sont hypothéqués); et puis ces crédits peuvent être revendus à des investisseurs, via les marchés financiers. Pour ne prendre qu’un exemple : en Belgique, les crédits aux particuliers de la banque Belfius représentent 1/3 des crédits octroyés par la banque (les 2/3 restants étant des crédits aux entreprises, et des crédits au secteur public et associatif), et parmi ces crédits aux particuliers, la grande majorité sont des crédits hypothécaires. Ceux-ci sont donc au cœur de l’activité des banques: ils leur sont indispensables. Ajoutons à cela que comme toute entreprise capitaliste, les banques cherchent à maximiser leurs profits. De ce fait, plus il y a d’emprunteurs, plus les prix de l’immobilier (et donc les montants empruntés) sont élevés, plus leurs affaires tournent.
Le système actuel qui vise à protéger les détenteurs de capitaux, permet aux plus riches de s’endetter à moindre coût (taux d’intérêts plus bas, meilleures conditions…)[2]. Ils paient donc moins que les pauvres. Ce sont par conséquent tous ces petits crédits qui contribuent à l’enrichissement des banques. Ce sont les petits débiteurs qui font la richesse des banques. D’où la nécessité d’octroyer des crédits à un maximum de personnes même si leur capacité de remboursement n’est pas entièrement garantie. Ces personnes dépendent pour la plupart des revenus de leur travail : sans revenus stables, elles auront du mal à rembourser. Or, le marché du travail qui se flexibilise n’offre pas les meilleures conditions pour assurer des revenus stables. Cela contribue à pousser certains ménages à s’endetter encore plus pour rembourser des crédits antérieurs ou simplement couvrir leurs dépenses quotidiennes[3]. C’est ce qu’on appelle le cercle vicieux de la dette. Ce cercle vicieux est très important car alors qu’il participe à rendre fragile le système bancaire, il est au cœur de son fonctionnement.
C’est pour cela qu’elles ont besoin de nous, les débiteurs. Pour nous attirer à elles, elles ont deux stratégies:
1) nous pousser à devenir propriétaire de notre logement ;
2) nous inciter à considérer le logement comme un “placement”, comme un “investissement” lucratif et donc comme une destination désirable pour notre épargne.
Ces stratégies sont appuyées chacune par de la publicité, et par un travail d’influence politique (lobbying) qui permet la mise en place d’incitants fiscaux et autres mesures qui rendent le crédit hypothécaire plus attractif (voir mesures décrites dans la première partie de cette série).
Avec l’aide de l’État, les banques belges actives en Belgique détiennent aujourd’hui un stock de 179 milliards € de crédits hypothécaires[4]. Elles ont donc une emprise sur une part conséquente du parc de logement. En plus de ces montants, les banques ont “titrisé” (c’est à dire, revendu sous forme de titres financiers) 45 milliards de crédits, pour l’essentiel des crédits hypothécaires[5]. A titre de comparaison, la dette de l’État belge est de 450 milliards € et le produit intérieur brut (richesses produites et mesurées chaque année) est d’un montant équivalent.
Les banques sont fragiles…
Notre force à nous débiteurs réside dans le fait que tout le système bancaire repose sur le postulat que nous pouvons et que nous « acceptons » de rembourser, que nous acceptons également de considérer qu’un bien existant puisse prendre de la valeur avec le temps même si rien n’est produit sur ce bien, aucun travail, aucune transformation, que nous acceptons donc le principe de spéculation.
Nous concevons cela comme une force, une puissance, puisque si nous ne sommes plus capables de rembourser, ou si nous refusons de le faire, les banques s’effondrent. Dire cela c’est nous sortir d’une position de dominé·e·s, face à une institution qui serait toute puissante, immuable, inébranlable, et que nous ne pouvons pas atteindre. Or c’est tout le contraire : si un trop grand nombre d’emprunteurs se retrouve dans l’impossibilité de payer ces mensualités, c’est la viabilité même de la banque qui est mise en danger, et donc sa toute-puissance qui est remise en question.
Cette affirmation mérite toutefois quelques explications, et mérite aussi de nous “rassurer”, car depuis 2008, la possibilité que les banques fassent faillite nous donne des sueurs froides : qu’adviendrait-il alors de nos économies, aussi maigres soient-elles ? Est-ce que la faillite des banques ce n’est pas, irrémédiablement, la promesse d’un chaos ?
Les banques remplissent certes des fonctions essentielles dans nos économies capitalistes. Elles ont été placées en leur centre. Il suffit de penser aux comptes courants, à l’épargne et aux moyens de paiement (billets, cartes et virements bancaires) pour s’en convaincre. C’est ce qui entretient l’idée qu’une faillite des banques est impossible. En cas de difficulté, “il faut” les sauver. Sauf que la question qu’on ne pose pas assez, c’est QUI les sauve, c’est-à-dire qui assume le risque que les banques prennent en nous inondant de dettes, en ne nous laissant que l’endettement comme possibilité d’accéder à un logement.
Dans leur structuration actuelle, les (grandes) banques financent leurs activités de 3 manières : leurs fonds propres (qui représentent moins de 5% du total, et qui sont détenus par les actionnaires), les dépôts des clients (c’est-à-dire nous, propriétaires et locataires qui représentons entre 1/3 et la moitié du total) et… des dettes qui représentent le reste, soit entre la moitié et 2/3 du total, qui sont détenues par des investisseurs[6].Autrement dit, les banques nous endettent massivement, mais elles sont elles-mêmes massivement endettées auprès de ces gros investisseurs. En cas de risque de faillite, ce n’est donc pas auprès des États (de nous) qu’il faut aller chercher l’argent, comme on l’a vu entre 2008 et 2011, mais bien auprès des personnes qui profitent le plus des activités bancaires, ces investisseurs, et qui en ont très largement les moyens ! Penser cette possibilité, c’est se donner de puissants moyens de reprendre la main sur le secteur bancaire, et surtout, se donner les moyens de se libérer de l’endettement massif qui nous empoisonne, en en faisant payer le prix à la minorité qui détient le capital : les personnes les plus riches. C’est une question de justice sociale, à laquelle nous pouvons aspirer[7].
Tout risque d’ébranlement des édifices que sont le crédit et la propriété provoque une crispation des pouvoirs
Avec le récent choc économique et social provoqué par la pandémie de Coronavirus et les réponses politiques qui y ont été données (confinement, mise à l’arrêt d’une partie de la production, injection massive de capitaux dans l’économie, à commencer par les grandes entreprises…) on a vu à quel point ces édifices sont fragiles et qu’il en faut peu pour les ébranler. Les pertes de revenus auxquels ont été confrontés (et sont toujours confrontés) des pans entiers de la population, notamment les plus précarisé·e·s, ont montré que de nombreux débiteurs ne pourraient pas payer leur loyer ou leurs mensualités à la banque.
Afin d’éviter que les banques n’aggravent la situation en abandonnant les ménages (et les entreprises) à leur déroute et en exigeant des remboursements/paiements qui les mettraient dans des situations impossibles, des garanties publiques d’un montant de 50 milliards ont été octroyées aux banques belges sur décision du gouvernement fédéral (toutes autres mesures liées au logement ont été prises à l’échelle des régions). Ces garanties permettent aux banques non pas d’annuler les remboursements des crédits hypothécaires devenus impayables, mais elles permettent aux banques de reporter le paiement de ces crédits, en octroyant de nouveaux crédits pour le paiement des montants dus ! Sans cette garantie publique, les banques n’auraient jamais accepté cette concession mineure, qui a pour seul effet d’augmenter encore le niveau d’endettement de la population. En d’autres termes, c’est contre la promesse d’une telle garantie (vitale pour les banques : si les emprunteurs ne paient pas, c’est l’État qui assumera cette perte) qu’un report de paiement des crédits a pu être négocié.
Du côté des propriétaires, la peur d’un non-paiement était telle que le syndicat des propriétaires belges (SNPC) faisait référence dans un communiqué à la grève des loyers alors qu’elle répondait à une situation sociale grave et n’en était qu’à ses débuts sur la toile, en parlant des différents collectifs de locataires comme d’adversaires, et en mettant en exergue la nécessité d’un lobbying auprès du gouvernement: les loyers devaient être payés coûte que coûte, et il fallait tout mettre en œuvre pour éviter que des locataires “n’abusent” de la situation (!).
Pour éviter la panique des propriétaires-rentiers, Bruxelles a décidé d’octroyer une prime unique de 214€ aux locataires dont les revenus étaient bas. Cette somme ridicule a pu servir de justificatif aux pouvoirs publics pour responsabiliser les “mauvais locataires”. Si l’on pouvait traduire cette “aide” par une phrase, on imagine celle-ci : ” Ils ont reçu des miettes, qu’ils paient !”
Nous pouvons nous penser comme une force politique
Nous ne voulons pas d’un désastre économique et social, c’est pourquoi nous pensons que ce n’est pas aux débiteurs (locataires et emprunteurs) de porter le poids des fragilités du système bancaire sur leur dos mais bien aux banques de limiter les crédits qu’elles octroient, à hauteur de leurs moyens. C’est quelque chose qu’il nous faut exiger.
Tout ça ne résoudra pas le problème du logement, il nous faut ramener la question du logement à sa dimension collective. L’étalement de la propriété privée nous a en effet amené à une situation où la question du logement a été individualisée, que ce soit en tant que locataire, vis-à-vis des propriétaires de nos logements, ou en tant que propriétaire, vis-à-vis de la banque à qui nous sommes sommé·e·s de rembourser nos crédits. Pendant le confinement, une bataille a opposé locataires et propriétaires pour que les loyers continuent d’être payés d’un côté, pour que les loyers diminuent ou soient annulés de l’autre, pour que les crédits continuent d’être remboursés. Les banques ont été épargnées de ce conflit et pourtant c’est elles qui tirent le plus grand bénéfice de cette situation : en cultivant le statu quo, nous les maintenons dans leur situation de pouvoir.
Or on le voit : dans des situations de crise comme aujourd’hui, le problème apparaît clairement comme un problème collectif. C’est donc bien à l’État/à la collectivité de promouvoir l’accès au logement par d’autres biais que l’accès à la propriété, par des moyens qui réduisent notre dépendance au crédit bancaire et qui permettent de limiter voire d’arrêter le gonflement des dettes dont nous, endetté·e·s et locataires, portons le poids.
En tant que débiteurs nous devons exiger des pouvoirs publics et des banques des explications sur la montagne de dettes hypothécaires qui n’a cessé de grandir ces dernières années. Car si en temps de crise, nous nous retrouvons incapables de rembourser nos crédits ou de payer nos loyers, la propagande médiatique nous pointera du doigt comme les seuls responsables des fragilités du système alors que tous ces crédits hypothécaires sont le résultat d’un manque criminel de considération pour un de nos droits les plus fondamentaux : l’accès à un logement digne et abordable.
Si propriétaires-occupants et locataires décidaient d’agir ensemble, ce sont les banques qui seraient le plus affectées, la question du logement pourrait être ramenée à sa dimension collective, et il s’agirait alors de mettre les banques face à leur responsabilité car elles octroient trop de crédits, créent trop de capitaux. La propriété privée d’un logement ne doit pas devenir non plus le privilège des riches, si elle pouvait bénéficier à certain·e·s, ce serait d’abord aux débiteurs qui occupent les biens pour lesquels ils s’endettent.
Plutôt que d’exiger de nous des preuves de notre capacité à rembourser les banques, il faudrait exiger un renversement de la charge de la preuve, tous les propriétaires ont-ils besoin de nos loyers pour subvenir à leurs besoins ? Les banques ont-elles besoin d’octroyer autant de crédits ? Comment assument-elles la montagne de capitaux qu’elles créent, peuvent-elles en assumer les conséquences ? Et si on leur demandait des comptes ? Toutes ces questions nous mettrons face à ce dans quoi nous sommes pris·e·s, dans toute sa complexité. C’est pourquoi il nous faut penser, écrire, se raconter des scénarios : que se passerait-il vraiment si nous arrêtions de payer et de nous soumettre ? Que nous faudrait-il repenser ?
À suivre…
Aline Fares, Eva Betavatzi, Sarah Delaet, Charlotte Renouprez[1]
[1] Aline Fares (Chroniques d’une ex-banquière), Eva Betavatzi (architecte, CADTM) Sarah Delaet (géographe), Charlotte Renouprez (éducation permanente, Équipes populaires) sont membres d’Action logement Bruxelles.
[2]Selon Manuel Aalbers, l’immobilier considéré comme produit est très attractif car il est le seul à pouvoir être marchandisé de deux manières différentes : location et vente. Avec la titrisation, nous comptons trois manières d’accumuler du capital à travers un même bien immeuble (bâtiment ou autre construction) : la location, la vente et la vente de titre. Ensuite, un bien immeuble est situé sur un terrain qui lui-même peut être source de valeur… Très peu de « produits » offrent ce type de rendement sur le marché. Le logement étant vital, il représente le marché immobilier le plus sûr. La densification des villes, leur « touristification » aussi, participe à augmenter la demande en logement urbains.
[3]Un médiateur de dette témoignait, par exemple, que depuis la crise de 2008, de plus en plus de personnes sont surendettées alors qu’elles ont un salaire ou qu’elles sont propriétaires de leur logement. « Ce sont des nouvelles catégories sociales que je ne voyais pas avant. Je vois aussi de plus en plus d’étudiants qui parfois arrêtent leurs études car ils doivent tout de suite travailler pour payer leurs dettes liées au coût du logement et des études »(Source : CADTM).
[4]Source: bulletin statistique de la Banque nationale de Belgique, données février 2020, p.169.
[5]La BNB ne fournit pas les informations sur le type de crédits titrisés. Cela dit, on sait que les banques ont des prêts d’une valeur de 203 milliards auprès des particuliers, dont près de 90% sont des crédits hypothécaires. On suppose donc que les 43 milliards de crédits titrisés (qui s’ajoutent aux 203) sont composés en grande majorité de crédits hypothécaires.
[6] Voir la courte explication dessinée.
.[7]Pour plus de détails sur cette analyse, voir l’article “Prochaine crise financière: faire dérailler le scénario du désastre”.