Depuis une dizaine d’années déjà, mais toujours de manière plus prégnante, une évolution s’est opérée dans le lexique des commentateurs politiques pour parler de l’extrême droite… Un changement qui intervient en parallèle de la stratégie de « dédiabolisation » de ces partis et qui accentue et renforce celle-ci dans la période néolibérale.
C’est en 1984 que Pierre-André Taguieff[1] utilisa le terme de « national-populiste » pour (re)nommer le Front National de Jean-Marie Le Pen. Cette nouvelle appellation fut assez rapidement reprise par les commentateurs, journalistes et intellectuels dominants ce qui permit de laisser tomber la référence au fascisme pour nommer le Front National (aujourd’hui appelé Rassemblement national). L’expression reléguée au passé fut presque bannie du fait qu’elle impliquait le renvoi vers un mouvement politique bien circonscrit dans l’histoire et qu’on n’observait plus de référence à celui-ci dans le chef des partis d’extrême droite aujourd’hui.
Ce changement lexical ne se limite pas à un débat sémantique entre intellectuels, il provoque plusieurs conséquences éminemment politiques. Dans un premier temps, on observe une euphémisation de l’extrême droite provoquée par le concept de « national-populisme » (ou « populisme » de manière plus générale). Deuxièmement, ce terme fait clairement preuve d’un manque de consistance et de rigueur scientifique. Comment, suite à ce constat, définir et parler des partis d’extrême droite sans renier leur origine mais en prenant en compte l’inopérante utilisation du terme « fasciste » au XXIe siècle ? Une piste de réponse sera proposée à la fin de cet article.
Le concept de « national-populisme »
A la suite de Taguieff, de nombreux chercheurs et chercheuses ont défendu la pertinence de ce concept… Cynthia Fleury[2], par exemple, le définit en une suite de caractéristiques : l’appel au peuple, la critique des élites, mais surtout des intellectuels qui seraient déconnectés du peuple et l’association approximative et variable entre nationalisme et socialisme. Ce populisme se caractérise comme une « idéologie par défaut », réactionnaire et davantage basée sur l’opposition aux programmes des adversaires que sur la construction d’une proposition.[3]
Jean-Yves Camus[4] définit, quant-à-lui, « les populismes comme étant un style de gouvernement, une philosophie politique (…) qui oppose le peuple vu dans sa globalité, considéré comme une entité qui n’est pas traversée par des clivages sociaux-économiques, le peuple qui aurait naturellement conscience de ce qui est bon pour lui et qui serait opposé à des élites dévoyées qui auraient détourné à leur profit l’intérêt général. »[5] Plus tard, le politologue ajoute que « les populistes veulent aller au-delà de la démocratie représentative, ils veulent aller vers la démocratie directe », une pratique qui, dans les pays qui n’ont pas cette tradition politique, pourrait « aboutir sur une dictature des sentiments, des passions, à mon avis. (sic) »
Jean-Yves Camus réaffirme cette position au micro de France Culture[6] en soulignant que le populisme est un « style de gouvernement par lequel un dirigeant, souvent charismatique, ou qui essaye de l’être, tente d’établir un lien direct avec le peuple et de gouverner par-dessus les corps intermédiaires, par-dessus les parlements, dans une optique plébiscitaire. »
Cette nouvelle appellation pour caractériser les partis d’extrême droite serait légitimée de par le fait que la nature idéologique de ces partis politiques est devenue floue et que ceux-ci auraient abandonnés des caractéristiques considérées comme indispensables pour être classé à l’extrême droite du spectre politique : « le mouvement antifasciste militant, mais aussi des spécialistes avertis, classent encore [les formations national-populistes dites de la « troisième vague »] parmi les mouvements d’extrême droite traditionnels, voire fascistes. A tort : nous assistons plutôt au succès d’une droite extrême atypique qui a abandonné le culte de l’État pour l’ultralibéralisme, le corporatisme pour le jeu du marché, et même parfois le cadre de l’État-nation pour les particularismes régionaux ou purement locaux. »[7] Mais l’extrême droite traditionnelle se distingue-t-elle réellement du national-populisme de par le fait que son corpus idéologique serait stable et clairement défini ?
Déconstruction du concept
La définition du populisme que nous livre Fleury a le mérite de faire preuve de cohérence et de déterminer un classement politique clair, mais cette catégorie n’est alors qu’un synonyme et ne fait que se substituer à celle du poujadisme[8]… De plus, la conception de Jean-Yves Camus se hisse au rang de vision dominante et la plus partagée du « populisme », et ce, dû à l’expertise du politologue.
Un peu plus de 15 ans après la publication de l’article de Camus, on peut constater un nouveau revirement, en tout cas pour le Rassemblement National, concernant la place que doit avoir l’État pour les partis d’extrême droite… Ainsi le RN, avec l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête en 2011, a fait marche arrière concernant l’abandon du « culte de l’État pour l’ultralibéralisme ». Il considère depuis que celui-ci doit plutôt régler les excès du mondialisme c’est-à-dire, à la fois, les flux de capitaux et l’extension du marché mais aussi et, surtout, le flux de population, c’est-à-dire l’immigration.
Il faut tout de même préciser que, malgré ce repositionnement, la tendance libérale, certes minoritaire, perdure dans le parti et révèle ainsi quelques incohérences. Ainsi, au moment des débats concernant la loi Travail en juin 2016, David Rachline et Stéphane Ravier déposaient au Sénat des amendements devant renforcer le caractère libéral de la loi : relèvement des seuils sociaux, encadrement de l’activité syndicale, facilitation des accords d’entreprise, défiscalisation des heures supplémentaires, suppression du compte pénibilité et de l’article assouplissant le régime de preuve en cas de harcèlement… Un mois auparavant, Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard avaient déjà proposé des amendements quasi identiques qui n’avaient pas été défendus à l’Assemblée nationale, puisque le texte était passé en force par l’entremise du 49-3. Des amendements qu’ils proposeront à nouveau en deuxième lecture avant de les retirer sous l’injonction de Marine Le Pen. En effet, cette loi avait été fortement critiquée par la présidente du Rassemblement National et par Florian Philippot pour la précarisation du travail qu’elle allait induire. Du côté du Parlement européen, les eurodéputés du Rassemblement National se montrent bien timides pour lutter contre les mesures dénoncées au niveau national. En avril 2014, Marine Le Pen s’abstiendra au moment de voter la directive sur les travailleurs détachés alors qu’elle n’a cessé de la dénoncer pendant la période électorale. Elle se fera également remarquer pour son absence en commission « Commerce International » lorsqu’il s’agira de se prononcer sur le Traité transatlantique (TTIP) ou sur le traité de libre-échange avec le Canada (CETA). Les eurodéputés RN voteront au printemps 2016 en faveur de la directive « secret des affaires » puis, à l’exception de Florian Philippot, contre une résolution pour des solutions de lutte contre la désindustrialisation en octobre 2016.[9]
On constate alors qu’en effet l’extrême droite n’est pas construite sur des fondements idéologiques forts et que ceux-ci peuvent varier au cours du temps… Le mouvement Ordre Nouveau, à la base de la création du FN en 1972, s’inspirait des mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres nourris par la volonté de proposer une alternative au communisme et au capitalisme. Ils furent en quelque sorte les précurseurs du « ni gauche, ni droite », repris aujourd’hui par les partis dits national-populistes, et corde raide sur laquelle à marcher le Rassemblement National tout au long de son histoire.[10] Cette thèse de la fin du clivage gauche/droite, remplacé par le nouveau clivage élites/peuple, a gagné beaucoup de terrain dans la bataille des idées ainsi que sur le plan médiatique… Il s’agit d’une analyse biaisée qui reflète un champ politique recomposé mais trompeur où les enjeux économiques sont écartés. (voir infra.)
Une fois analysées les variantes de formes prises par l’extrême droite au cours de son histoire, il lui reste tout de même une base invariante, celle qui constitue le cœur même de son projet politique, sa matrice politique comme la définit l’historien Enzo Traverso[11]. Il s’agit de l’identité nationale, et de « l’idée d’une irréductibilité des différences culturelles »[12], comme vision structurante du monde et s’opposant ainsi à la vision universaliste ou à celle de l’histoire de la lutte des classes. L’organisation du parti étant très centralisée, il s’agit alors, pour définir la ligne politique, d’une concurrence entre les positionnements personnels des différents cadres du parti qui puisent dans le large corpus politique dont s’est doté l’extrême droite et qui peuvent s’exprimer par l’intermédiaire d’actions individuelles : dépôt d’amendements, votes, déclarations dans les médias, discours, etc.
L’illusion du nouveau clivage
Au-delà de l’effet euphémisant de cette nouvelle appellation, le concept de « populisme » influence également la vision que nous avons de la structure de l’échiquier politique… Jérôme Fourquet[13], comme de nombreux autres intellectuels suivis par les médias dominants, parle « d’un nouveau clivage politique central [à rajouter aux quatre clivages structurants de Stein,Rokkan[14]] que l’on pourrait qualifier d’ouvert/fermé, et qui correspond à une nouvelle évolution socio-économique des sociétés occidentales. »[15]
En substituant le clivage peuple/élites au traditionnel clivage gauche/droite, on engendre un certain nombre de conséquences politiques non négligeables. La principale naturalise les politiques économiques du néolibéralisme, à l’instar des libéraux, et renvoie toute critique de son cadre économique aux adeptes du populisme, celui-ci est alors utilisé comme un adjectif discréditant.[16] C’est ainsi, comme l’ont montré Halimi et Rimbert dernièrement, que les causes sociales et économiques structurant la société et les enjeux politiques sont éclipsées au profit d’éléments symboliques… « Cette fracture divise les classes dirigeantes. Elle est mise en scène et amplifiée par les médias qui rétrécissent l’horizon des choix politiques à ces deux frères ennemis. Or les nouveaux venus visent tout autant que les autres à enrichir les riches, mais en exploitant le sentiment qu’inspirent le libéralisme et la social-démocratie à une fraction souvent majoritaire des classes populaire : un écœurement mêlé de rage. »[17]
Par ailleurs, il faut également souligner, comme l’a magnifiquement détaillé la sociologue Annie Collovald[18], que l’emploi du terme « populiste » renvoi à une conception réactionnaire et élitiste de la démocratie… En utilisant ce terme pour dénoncer les risques qu’il fait planer sur la démocratie, ses adeptes pointent clairement la provenance de la menace démocratique : le peuple. Dépossédé de son rôle d’acteur historique de la démocratisation, le peuple est jugé ainsi et rendu coupable sous prétexte que ses fractions populaires seraient soumises « au ressentiment irrationnel né de leurs différents “manques” : manque d’emploi, manque de revenus, manque d’éducation, manque de points de repère politique. » [19] On assiste là à un magnifique retournement doublé d’un mépris de classe permettant aux élites (économiques, sociales et politiques), en plus de se dédouaner de toute responsabilité politique, de se réconforter dans une position de surplomb moral où leurs capitaux économiques et culturels les vaccineraient contre la tentation de l’extrême droite… Mais les faits sont têtus et l’histoire nous enseigne qu’il s’agit de prétentions infondées.[20]
Du fascisme au post-fascisme
Si nous pouvons concéder à Jean-Yves Camus que la catégorie « fasciste » n’est plus adéquate pour parler des partis d’extrême droite aujourd’hui, quoique nous pourrions également discuter cette thèse[21], il nous semble que celle de « populiste » ou « national-populiste » n’éclaircit en rien la question, que du contraire… En plus d’être une catégorie fourre-tout, celle-ci accompagne la normalisation des partis d’extrême-droite et évince, ou décrédibilise, la critique économique et sociale du néolibéralisme lorsqu’elle instaure une nouvelle grille de lecture de l’échiquier politique.
La proposition du concept de « post-fascisme » définie par Enzo Traverso[22] semble plus légitime pour fournir une analyse claire de l’extrême droite aujourd’hui. Elle reconnaît le caractère hétérogène de ces partis et met en avant le « régime d’historicité particulier (…) qui explique son contenu idéologique fluctuant, instable, souvent contradictoire dans lequel se mêlent des philosophies politiques antinomiques. » Un concept qui reconnaît « la matrice fasciste » comme fondement historique de ces partis d’extrême droite tout en admettant leur émancipation vis-à-vis de celle-ci et leur évolution de partis subversifs vers des partis normalisés… Mais sans évincer la possibilité politique d’une reconversion néofasciste pour ces partis dont la forme fluctuent au gré de l’histoire.
Sébastien Gillard
[1] Pierre-André Taguieff est politologue, historien des idées et directeur de recherche au CNRS.
[2] Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste, Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la Chaire “Humanités et Santé”.
[3] Fleury, C. (2010), Ce soir (ou jamais !) : « Populiste, Mélenchon ? », France 3, émission du jeudi 14 octobre 2010.
[4] Jean-Yves Camus est un journaliste et politologue français. Il est spécialiste de l’extrême droite. Il a récemment contribué à l’ouvrage collectif Le retour des populismes (Ed. La Découverte).
[5] Camus, J-Y. (2018), L’invité du jour : « Populismes en Europe. Jean-Yves Camus, causes et messages des extrêmes droites. France 24, émission du mercredi 12 septembre 2018.
[6] La Grande Table idées : « Les populistes, des interlocuteurs indésirables mais incontournables ? ». France Culture, émission du 28 août 2018.
[7] Camus, J-Y. (2002), « Métamorphoses de l’extrême droite en Europe », Le Monde diplomatique.
[8] Wikipedia : poujadisme.
[9] Ducourtieux, C. (2017), L’activité réelle du FN au Parlement européen sous la loupe d’une eurodéputée PS, Le Monde.
Petitjean, O. (2017), Au Parlement européen, les votes méprisants du FN et de Marine Le Pen à l’égard des travailleurs, Bastamag. Ces deux derniers paragraphes sont issus de mon travail de fin d’étude en journalisme à l’IHECS : L’extrême droite face à la mondialisation : un repositionnement idéologique ou stratégique ? (2017).
[10] Kauffmann, G. (2016), Le nouveau FN, Paris, Editions du Seuil.
[11] Traverso, E (2017), Les nouveaux visages du fascisme, Lonrai, Les éditions Textuel.
[12] Kauffmann, G. (2016), Le nouveau FN, Paris, Editions du Seuil.
[13] Jérôme Fourquet est analyste politique français et directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop.
[14] Rokkan, S., Lipset, S. M. (2008), Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, Bruxelles, les éditions de l’Université de Bruxelles.
[15] Fourquet, J. (2018), Le nouveau clivage, Paris, Les éditions du Cerf.
[16] Gillard, S. (2018), Le populisme, de quoi parle-t-on ?, POUR.
[17] Halimi, S., Rimbert, P. (2018), Métamorphoses de l’extrême droite en Europe, Le Monde diplomatique.
[18] Collovald, A. (2004), Le Populisme du FN, un dangereux contresens, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.
[19] Ibid.
[20] Voir par exemple Kershaw, I. (2013), “Hitler n’aurait pu prendre le pouvoir sans la complicité d’élites bourgeoises“, L’Obs.
[21] Palheta, U. (2018), « Notre temps n’est nullement immunisé contre le cancer fasciste », Entretien avec U. Palheta, Contretemps.
[22] Voir supra.