L’Europe, déclarait J.D. Vance à Munich, n’est plus démocratique, et ses dirigeants ont peur des peuples. Son discours a scandalisé le centre et ravi l’extrême droite, mais aussi la « gauche souverainiste ». Mais de quel peuple J.D. Vance se fait-il le défenseur ?
Je suis de ceux pour qui la crise grecque fut un point de bascule vers une Europe « austéritaire ». Il est étonnant, soit dit en passant, que cet adjectif soit passé dans le langage commun pour signifier « austère » alors qu’il avait été forgé par la contraction d’ « austère » et « autoritaire ». Si l’Europe est austéritaire, elle n’est pas démocratique. Faut-il, pour autant, considérer que Vance tint un discours de vérité en assénant aux dirigeants européens qu’ils avaient peur de leurs peuples, raison pour laquelle ils les musèlent?
J.D. Vance, un défenseur de la liberté d’expression ! Elle est bien bonne. Les martyrs de la liberté selon Vance sont les militants anti-avortement et les brûleurs de Coran. Qui peut se laisser prendre à ces fariboles ? Serait-il impossible d’insulter l’islam en Europe ? Sur CNews, on est payé pour ça. Vance ne dit rien, en revanche, de ceux qui sont réellement persécutés pour leurs actions, par exemple les militants écologistes ou les défenseurs des Palestiniens, et pour cause : son régime s’apprête à les criminaliser comme jamais.
J.D. Vance, un défenseur de la démocratie ! Il est piquant d’entendre le vice-président d’un homme qui n’a jamais accepté sa défaite électorale de 2020, et qui était prêt au coup d’Etat pour rester au pouvoir, expliquer qu’il faut savoir perdre une élection. Il est grotesque de recevoir des leçons de démocratie d’un membre du Parti Républicain qui fait tout pour entraver l’exercice du droit de vote par les minorités Etats-Uniennes.
J.D. Vance, un défenseur du peuple ! C’est faux par définition puisque le peuple inclut les minorités et les immigrés, de quelque confession qu’ils soient. Si, dans ce peuple, les blancs se tournent contre les autres, alors ce sont ces derniers qu’il faut défendre, selon le principe élémentaire que c’est toujours à partir de la plebs que se définit le populus.
La gauche Trumpiste criera à la stratégie « Terra nova » et moquera les principes hors-sols d’un bobo cosmopolite refusant d’admettre que les aspirations populaires ne correspondent pas à ses grands principes. Quelle pitié que ces réactions ineptes.
Le bobo, disent les souverainistes, regarde l’immigré mais ne voit pas l’ouvrier ; on pourrait évidemment leur retourner l’accusation. Mais il faut surtout rejeter l’idée que les aspirations populaires sont un donné auquel la gauche devrait se conformer. Et pour cela rappeler que le « peuple » n’existe pas, il n’est que la cristallisation politique de la population. Il est très rare que cette cristallisation se fasse selon les principes de liberté, d’égalité, de fraternité.
De tous temps, la construction du peuple fut un combat : au dix-septième siècle, lorsque le prolétariat urbain contesta le pouvoir de la bourgeoisie, celle-ci se tourna vers les travailleurs des campagnes, et les travailleurs des villes tentèrent de repousser les paysans. Au dix-neuvième siècle, le patronat mit les femmes au travail pour contrecarrer les revendications ouvrières, et les ouvriers affirmèrent que la place des femmes était à la cuisine. Au vingtième siècle, le patronat importa sa main d’œuvre d’Afrique du Nord et le Parti communiste répondit qu’il fallait limiter l’immigration. La situation actuelle n’a strictement rien de nouveau ; il n’y a pas, comme je le lisais encore hier sous la plume d’un partisan de la gauche souverainiste, de « mutation anthropologique des peuples », il y a des solidarités à construire.
De ce point de vue, J. D. Vance est évidemment un ennemi. Il ne fait pas que constater les aspirations nationalistes des peuples : il œuvre à les renforcer. J. D. Vance est le visage policé du Trumpisme, travaillant de concert avec l’ultra-conservateur Tucker Carlson, l’évangéliste hallucinée Paula White et le fasciste transhumaniste Elon Musk. Il est au cœur d’un dispositif qui est en train de mettre la dernière main à une transformation des sociétés patiemment élaborée depuis l’après-guerre.
Les néolibéraux, originellement libertariens, ont rapidement compris qu’ils ne pouvaient parvenir à leurs fins qu’en promouvant un modèle organiciste de la nation : à la lutte des classes devait succéder la guerre des cultures ; à la solidarité ouvrière, l’inféodation au patron ; au peuple politique, le peuple ethnique.
A ce projet, les centristes ont prêté la main, inconscients qu’ils ne pouvaient reprendre à leur compte les doctrines économiques des néolibéraux sans favoriser leur agenda idéologique. C’est pourquoi le discours de J.D. Vance porte une part de vérité. Nous y entendons une dénonciation de leur hypocrisie : puisqu’ils sapent depuis quarante ans les fondements de la démocratie sociale, préparant ainsi la régression xénophobe de leurs propres nations, qu’ils en assument pleinement les conséquences !
Nul doute qu’ils n’y manqueront pas : partout, on règle les derniers détails de l’alliance entre l’extrême-droite et l’extrême-centre. Quant à nous, quelque jouissance obscure que nous puissions puiser dans l’humiliation de la technocratie arrogante, nous n’oublierons pas que J.D. Vance et ceux qu’il insulte sont en réalité du même bord, qu’aucun n’est démocrate, et que leur peuple n’est pas le nôtre.
Olivier Tonneau,
Enseignant-chercheur à l’Université de Cambridge
Source : https://blogs.mediapart.fr/olivier-tonneau/blog/170225/le-miroir-menteur-de-jd-vance