La tragédie d’une association altermondialiste : le déclin d’Attac Allemagne.

Après sa création en 2000, Attac Allemagne a été, avec Attac France, pendant près d’une décennie l’une des forces les plus importantes de la famille internationale d’Attac. Pendant cette période, l’organisation était à la tête d’un bloc anti-néolibéral qui était hégémonique dans la gauche allemande1 et perçu dans la société comme un contrepoids au néolibéralisme

dominant. Elle a donné des impulsions novatrices et initié des mobilisations qui ont pu faire descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes. Les grands médias étaient obligés de prendre compte sa critique du capitalisme financier, de la politique commerciale néolibérale et de ses conséquences sociales et politiques.

Tout cela est désormais terminé. Après un déclin d’abord insidieux après la crise financière de 2008, l’organisation est entrée dans un véritable processus de désintégration au cours des cinq dernières années. Elle existe toujours, mais n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était autrefois.

Les raisons de cette évolution sont nombreuses. D’une part, il existe un type de facteurs objectifs puissants sur lesquels Attac n’a pas eu d’influence, notamment les modifications du capitalisme néolibéral, les bouleversements dramatiques de l’environnement international et du système politique dans le pays. La gauche dans d’autres pays est également confrontée à ces problèmes2.

D’autre part, il est bien sûr important d’examiner si la génération qui a assumé la responsabilité

de l’organisation au cours des 15 dernières années a compris les bouleversements à temps, et si oui, comment elle y a réagi. Pour comprendre comment on en est arrivé à la situation actuelle, on ne peut pas faire abstraction de la dialectique entre les processus objectifs et les comportements subjectifs.

Dans cette perspective, le présent texte

ne doit pas être mal interprété comme un « règlement de comptes » avec des « erreurs » dont certaines personnes ou organes seraient responsables, ni comme une hagiographie sur la génération des fondateurs qui agissait dans un autre contexte, mais plutôt comme une esquisse historique matérialiste de la montée et du déclin d’une organisation de la gauche.

 

Conditions de succès spécifiques en Allemagne

Le succès d’Attac Allemagne dans ses premières années repose d’une part sur le mécontentement massif face aux effets bien connus du capitalisme financier, tels qu’ils sont apparus dans d’autres pays, comme l’érosion de l’État social ou de la démocratie, et qui ont été imposés par la pensée unique sous le dogme du « There is no alternative ». Au niveau international le succès

d’Attac France3, les protestations contre le G8, à Gênes, ainsi que le mouvement des forums sociaux de Porto Alegre à Florence lui ont donné le vent en poupe.

 

Mais il y avait aussi des conditions spécifiquement allemandes. Deux d’entre elles étaient particulièrement importantes :

1 Dans l’usage allemand, on entend sous « la gauche « tous les acteurs, de la gauche radicale à la gauche traditionnelle et communiste en passant par la social-démocratie non néolibérale jusqu`à des milieux religieux, y compris des partis, les syndicats, des associations et ONGs et les mouvements sociaux.

2 Cf. Aguiton, Christoph, La gauche du 21e siècle. Enquête sur une refondation, Paris, 2017.

3 Un représentant d’Attac France a participé à la réunion fondatrice en janvier 2000 à Francfort.

 

  • Avec la victoire de l’Occident dans la Guerre froide et la réunification allemande, tout ce qui était considéré d’une manière ou d’une autre comme étant de gauche était énormément discrédité. Après des années de dépression, la formation d’Attac a représenté pour la première fois un espoir et une chance pour la gauche de se faire entendre
  • en tant que force politique importante ;
  • Lors des élections fédérales de 2002, le parti postcommuniste PDS n’a pas franchi la barre des cinq pour cent, de sorte que la coalition SPD-Verts dirigée par Schröder n’avait plus d’opposition de gauche au Bundestag. Le déficit de représentation parlementaire a fait d’Attac le rassemblement extraparlementaire de la gauche de toutes couleurs.

De plus, Attac Allemagne s’est dotée de structures et de procédures qui étaient alors novatrices en Allemagne. Il s’agit notamment du caractère de réseau ouvert et démocratique de base

au lieu d’une structure associative traditionnelle, ainsi que du principe de consensus pour les décisions politiques importantes4. Ainsi, la contradiction entre démocratie et efficacité, récurrente pour tous les projets politiques, a pu être amenée à un équilibre productif grâce à un mélange entre mouvement avec ses structures plutôt floues et les avantages d’une organisation structurée.

 

Tout cela rendait le réseau attractif pour toutes les générations et permettait une pluralité de gauche, allant de la gauche radicale aux Verts et aux libéraux de gauche, en passant par la gauche traditionnelle et des sociaux-démocrates non-néolibéraux. Il y avait près

de 30 000 membres individuels, environ 170 groupes locaux et de nombreux membres corporatifs, dont le plus grand syndicat des services d’Europe, Ver.di. L’organisation avait donc également une fonction de pont entre la gauche politique et les organisations de salariés5.

Le conseil scientifique, composé de 120 membres dont d’éminents professeurs comme Altvater, Hickel et Huffschmid, jouait également un rôle important.

Il existait également à l’époque une caractéristique structurelle dont beaucoup dans la gauche, avec leurs hautes prétentions à la démocratie interne, n’aiment pas tellement parler : un centre stratégique informel qui remplissait de facto une fonction de direction. La direction n’était certes pas basée sûr une attitude autoritaire, mais

consistait dans la capacité de coordonner, de motiver, d’organiser et de rassembler les différences. Non seulement ceux qui ont l’expérience de la vie interne

des organisations, mais aussi la sociologie des organisations, savent que cela existe pratiquement dans toutes les organisations et mouvements sociaux6. Dans notre cas, il s’agissait d’une poignée de personnes ayant une longue expérience politique acquise dans des contextes antérieurs : la gauche radicale,

la gauche traditionnelle, voire communiste, et les Verts, qui disposaient à la fois de la volonté et du savoir-faire pour coopérer. Avec ces trois courants politiques, le centre stratégique était aussi, grosso modo, représentatif de l’ensemble des membres. Il a fonctionné sur la base du récit hégémonique de la critique de la mondialisation néolibérale jusqu’au premier changement de génération en 2008.

 

Le contexte politique change

Le krach financier de 2007/2008 a marqué un tournant dans l’histoire de la mondialisation néolibérale. Certes, le néolibéralisme, les marchés financiers et leurs problèmes n’ont pas

 

 

4 Cela ne signifie pas un accord à 100 %, mais plutôt un droit de veto pour les positions minoritaires au-delà d’un certain pourcentage. Au cours des premières années, les vetos n’ont eu lieu que dans de rares cas.

5 Contrairement à la France, il existe sous le toit de la DGB (Confédération allemande des syndicats) de grands

syndicats unitaires organisés par secteur économique.

6 Un ancien membre du CA, Pedram Shahyar, a écrit une thèse sur ce sujet : Führung in sozialen Bewegungen. Mechanismen von Führung und Repräsentation anhand der Erfahrung der

globalisierungskritischen Mobilisierung gegen den G8-Gipfel in Heiligendamm 2007. 2024, Norderstedt (Leadership dans les mouvements sociaux. Mécanismes de leadership et de représentation basés sur l’expérience de la mobilisation altermondialiste contre le sommet du G8 à Heiligendamm en 2007).

 

disparu, mais des modifications complexes ont été apportées au modèle d’accumulation capitaliste, qui auraient en fait nécessité d’adapter la critique aux nouvelles circonstances. Les réformes financières sous Obama et pendant l’ère Juncker de l’Union européenne sont certes restées fragmentaires, mais l’impression de changements substantiels est apparue jusque dans les milieux libéraux de gauche.

La crise a signifié une défaite du One World unipolaire sous hégémonie américaine. La dimension

géopolitique de la mondialisation est apparue de plus en plus clairement. La création – non par hasard – des BRICS en 2009 en est un indicateur. Depuis, l’érosion de l’ordre mondial dominé par

l’Occident s’est accélérée. Aujourd’hui les motifs géopolitiques dominent la plupart des domaines politiques. Cela a également des conséquences sur la critique de la mondialisation.

La création du parti Die Linke en 2007 et son développement assez réussi au début ont constitué un deuxième changement très lourd de conséquences pour Attac. En 2009, ce parti a obtenu 11,9 % des voix lors des élections au Bundestag. Mais pour Attac, cela signifiait qu’il existait désormais un acteur qui représentait le programme anti-néolibéral dans le système parlementaire – avec un rayonnement important dans la société.

De nombreux militants d’Attac ont rejoint le nouveau parti, et certains ont même fait carrière comme députés. Au début, il en a résulté des effets de synergie, par exemple l’accès à des ressources financières via la Fondation Rosa Luxemburg (RLS) 7. Mais cela a également eu pour conséquence de réduire le poids politique d’Attac.

Les changements tectoniques dans le système international et les changements de politique intérieure étaient bien entendu très au-delà des possibilités d’intervention d’Attac. Toutefois, business as usual n’était plus possible et il aurait été nécessaire de s’adapter aux nouvelles conditions.

 

Début de la crise

Certes, lors du congrès en automne 2011, il y avait encore un débat au cours duquel il y avait un large consensus qu’Attac se trouvait en crise. Cependant, l’analyse des causes s’est arrêtée à des symptômes superficiels, tels que le rapport entre les militants et l’appareil professionnel (le bureau central de Francfort comptait parfois

une dizaine de salariés), les techniques de publicité, la gestion des médias sociaux, etc. Ces problèmes sont plutôt d’ordre technique et organisationnel et moins d’ordre stratégique. Lorsqu’un groupe de travail chargé d’élaborer des propositions de réforme a présenté ses résultats six mois plus tard, aucun consensus n’a été trouvé et rien n’a changé.

Une étude financée par la Fondation Rosa Luxemburg a ensuite diagnostiqué en 2016 que les symptômes de crise s’accumulaient. « Les différentes forces au sein de l’organisation tendaient à s’éloigner les unes

des autres, de sorte qu’il manquait de plus en plus une définition stratégique commune du rôle politique d’Attac »8. La perte de la capacité à résoudre les conflits de manière solidaire a été particulièrement fatale. Comme c’est souvent le cas lorsqu’une organisation est en crise, il y a tendance à en chercher la responsabilité en premier

 

 

7 Une pratique qui n’existe sous cette forme qu’en Allemagne. Elle consiste à doter les partis représentés au Bundestag de fondations, financées par l’État. Cela donne aux partis, tant dans le pays qu’à l’étranger, une marge d’action

considérable. En 2015, la Fondation Rosa Luxemburg a reçu 53,4 millions d’euros. En outre, 20 millions étaient destinés à la construction d’un siège à Berlin. La même année, la Fondation Friedrich Ebert du SPD a reçu 157,9 millions d’euros et la Fondation Heinrich Böll des Verts 57,4 millions d’euros.

8 Sander, Hendrik (2016) : Die Zukunft von Attac. Stärken, Probleme, Handlungsoptionen (L’avenir d’Attac. Forces, problèmes, options d’action). Berlin. p.36. L’auteur appartient à un courant de la gauche radicale (Interventionistische Linke) et était membre d’Attac.

 

lieu dans ses propres rangs, à désigner des coupables et à concentrer son énergie sur le conflit interne. L’étude RLS a donc diagnostiqué une « culture de débat non solidaire » avec « des décisions peu orientées vers la discussion, une méfiance répandue, des structures de groupe bien rodées et, en conséquence, des personnes socialement difficiles »9.

Même une priorité thématique n’était plus visible à ce stade et « l’éventail des thèmes s’était élargi bien au-delà des thèmes centraux initiaux ». La critique de la mondialisation néolibérale avait été remplacée

par un « magasin de bricolage « d’un certain arbitraire thématique10. Mais l’étude de la RLS aussi, tout comme la tentative de réforme trois ans auparavant, est restée sans conséquences.

Même sur d’anciens thèmes centraux, comme la critique de la politique commerciale néolibérale, Attac avait perdu son rôle d’avant-garde et sa capacité de mobilisation. Lors d’une grande manifestation

contre les traités de libre-échange TTIP et CETA en octobre 2015, qui a réuni plus de 200 000 personnes à Berlin, Attac participait, mais d’autres forces avaient déjà l’hégémonie.

Ce schéma s’est généralisé depuis, par exemple lorsque la crise financière s’est transformée en crise de l’euro et que la troïka composée de l’Europe de Schäuble, de la BCE et du FMI a soumis

la Grèce à ses diktats, ou dans le débat sur le Brexit. Contrairement à d’autres organisations de la famille Attac en Europe11, la critique de l’UE en tant que projet de domination des élites capitalistes a été remplacée par l’adaptation insidieuse à une politique de réforme « constructive ».

Les symptômes déjà constatés par l’étude de la RLS se poursuivent : perte d’adhérents, les activités des groupes locaux se réduisent ou les groupes disparaissent parfois complètement. Même

dans des métropoles comme Hambourg ou Francfort, le nombre de militants a fondu à quelques personnes qui ne sont plus que rarement en mesure de mener des actions par leurs propres moyens. La plupart des organisations membres ne participent plus, beaucoup ne savent même plus qu’elles sont toujours mentionnées sur le site internet d’Attac en tant qu’organisation membre. La fonction de pont entre mouvement social et les syndicats s’est complètement perdue. Le vieillissement s’est également fait de plus en plus sentir. Les jeunes

ne s’engageaient plus guère dans Attac.

Cette évolution se reflète également dans l’évolution des finances. En 2007, alors qu’Attac était encore au sommet de son succès, le budget était de 1,9 million d’euros, dont 230 000

euros pour les salaires des permanents. En 2023, les dépenses s’élevaient à 2 millions, mais les frais de personnel ont connu une croissance supérieure à la moyenne et ont plus que doublé pour atteindre 538 000 €. C’est un signe typique de bureaucratisation. En même temps, il y a eu un déficit de 400 000 € en 2023 qui a mené à quelques mesures d’austérité.

Certes, tout cela fait partie d’un type de problèmes qui touche aussi d’autres organisations dans des situations similaires. Les mouvements sociaux suivent des cycles et des conjonctures politiques. Certains disparaissent à la fin d’un cycle, d’autres continuent d’exister sous forme bureaucratisée. Les structures innovantes mentionnées ci-dessus ont également montré leur côté dialectique dans les nouvelles conditions : elles ont rendu Attac vulnérable à l’ascension rapide d’individus dans les organes centraux et par là à l’influence d’acteurs extérieurs.

Cependant, un autre facteur d’importance majeure s’est ajouté à la crise d’Attac Allemagne : la désintégration générale du bloc anti-néolibéral et la division de la gauche, à l’instar du parti Die Linke.

 

 

9 Ibid. p. 22

10 Ibid. p. 40

11 Cf. Attac Autriche (2017): Entzauberte Union. Warum die EU nicht zu retten und ein Austritt keine Lösung ist (L’Union désenchantée. Pourquoi l’UE ne peut pas être sauvée et pourquoi la quitter n’est pas une solution. Wien/Berlin

 

 

Désintégration du bloc anti-néolibéral et scission de la gauche allemande

Le bloc anti-néolibéral était la base sociale du mouvement altermondialiste. L’enchaînement des crises à partir de 2010 – la défaite de Syriza/Grèce, l’ouverture des frontières

à l’immigration de masse en 2015, la montée de l’extrême droite, les bouleversements

du système international et la pandémie – ont mis de nouveaux problèmes sur l’agenda. Dans l’ensemble, cette multitude de crises a entraîné un énorme réchauffement du climat politique dans la société et une polarisation aiguë des débats publics.

Cela s’est également répercuté sur la gauche, qui a toujours tendance d’être un peu plus querelleuse. Il n’y avait plus guère de réponses communes aux crises et il s’est donc produit

une érosion du consensus anti-néolibéral. La gauche s’est effilochée et a perdu de plus en plus d’influence. L’indicateur spectaculaire était que la part des salariés ordinaires dans la base électorale du Parti de gauche diminuait

à chaque élection, tandis que celle des classes moyennes diplômées dans les villes universitaires restait relativement stable. Sous l’étiquette

« politique des identités versus politique de classe », des divergences profondes sur l’orientation stratégique ont éclaté12. Bien sûr, il s’agissait ici d’une simplification qui mettait en plate contradiction la dialectique des rapports de force macroéconomiques et politiques d’une part et les attributions culturalistes d’identités discriminées d’autre part13. Comme souvent dans l’histoire de la gauche, le débat a rapidement pris des allures d’hostilité irréconciliable, la polémique et la diffamation remplaçant les analyses objectives et impartiales.

Pourtant, Attac aurait théoriquement pu être un espace dans lequel un débat ouvert mais loyal aurait été mené et où l’on aurait cherché des moyens de préserver « la gauche mosaïque » – terme populaire à l’époque pour désigner une gauche plurielle. Avec l’idée de « l’éducation populaire », autrefois un pilier dans l’activité d’Attac, il aurait peut-être même été possible d’obtenir à nouveau une certaine influence vers l’extérieur. Mais l’occasion n’a pas été saisie, il n’y a pas eu de documents, pas de tables rondes,

pas de séminaires qui auraient permis de travailler sur la controverse. Au lieu de cela, les organes centraux ont pris parti sans discussion pour la ligne politique « identitaire » et ont ainsi mis fin au pluralisme de la gauche.

Les raisons pour lesquelles cela a réussi sont, entre autres, les suivantes :

  • Les structures décentralisées avaient déjà conduit, au cours des années précédentes, à ce que de nombreux groupes locaux se soient détachés de la centrale. L’étude RLS avait également déjà constaté que « dans la pratique, le niveau local et le niveau fédéral apparaissent toutefois comme deux mondes relativement séparés l’un de l’autre »14. De nombreux groupes locaux ne participaient déjà plus guère aux processus de décision centraux. Il en résulte que des positions totalement différentes de celles défendues par le siège central sont parfois défendues sur place.
  • La composition politique du centre stratégique informel ne représentait plus la pluralité de gauche. D’un côté il n’avait plus la force de réinventer Attac, mais il suffisait de l’autre à cimenter un rapport de force interne à sa faveur.
  • Ainsi, les instruments habituels de la politique de pouvoir sont devenus en vogue, comme la monopolisation des moyens de communication internes (site internet, liste

 

 

12 . Wahl, Peter: En Allemagne deux lignes pour un même camp. Dossier Pourqui la gauche perd. Le Monde Diplomatique, N° 814, janvier 2022, p. 16/17

13 Il n’y a pas de place ici pour approfondir le sujet. Un texte clé est toujours Fraser, Nancy : The End of

Progressive           Neoliberalism,.            In :            Dissent           Magazine,            January           2,                               2017.

https://www.dissentmagazine.org/online_articles/progressive-neoliberalism-reactionary-populism-nancy-fraser/

14 Sander …: p.28

 

de mails, etc.), le contrôle des ressources financières et de l’appareil des salariés, l’abolition du principe de consensus, etc. Cela allait depuis quelques années jusqu’à la menace de sanctions juridiques et l’exclusion d’individus ou de groupes. En fin de compte il s’agit ici de symptômes typiques d’une dérive vers un certain sectarisme.

 

L’autodissolution du Conseil Scientifique

L’autodissolution du Conseil Scientifique en mai 2021 a été particulièrement spectaculaire. La cause extérieure était une controverse sur la gestion de la pandémie.

Il va de soi que l’on ne peut exiger d’une organisation altermondialiste une expertise virologique, épidémiologique et médicale. Au niveau fédéral, Attac s’était ainsi associée aux mesures prises par le gouvernement Toutefois, des aspects problématiques de la politique gouvernementale en ce qui concerne

leur caractère (non-)démocratique ont ainsi été acceptés sans aucune critique. En revanche, des protestations très hétérogènes sur le plan politique et idéologique s’étaient élevées

dans la société. Outre des forces sérieuses, il y avait également des ésotéristes, des opposants fondamentaux à toute vaccination ainsi que des tentatives de récupération de la contestation par l’extrême droite. Des

critiques à l’encontre du gouvernement ont également été exprimés au sein d’Attac, y compris par quelques membres du Conseil scientifique. Celles-ci ont cependant été qualifiées de « conspirationnistes » et de

« complicité avec l’extrême droite » par la centrale d’Attac. Lorsqu’il est question de

« complot » en Allemagne, l’accusation d’au moins un « antisémitisme structurel » n’est pas loin.

Toutefois, le conflit sur la pandémie n’a fait que faire remonter à la surface les problèmes plus profonds du Conseil scientifique, qui couvaient déjà depuis des années. La crise générale de la gauche ne l’avait pas épargné et ses activités s’étaient déjà fortement réduites. Beaucoup lui avaient tourné le dos ou étaient devenus inactifs.

Officiellement, la demande d’autodissolution était justifiée pour permettre un redémarrage d’un nouveau Conseil scientifique. Mais en coulisses, on disait qu’Attac n’était plus adaptée à la situation historique actuelle et n’avait donc pas d’avenir. 52 membres ont participé au vote, 39 ont voté pour la dissolution,

11 se sont abstenus, deux ont voté contre. Un consensus remarquable s’est tout de même dégagé : les protagonistes des camps opposés ont voté d’un commun accord pour la dissolution.

Le redémarrage n’a pas eu lieu. Aujourd’hui, les intellectuels et les universitaires ne s’intéressent plus à Attac.

 

L’instrumentalisation de l’accusation d’antisémitisme au sein d’ATTAC

On ne comprendra pas complètement ce qui s’est passé sans connaître un phénomène typiquement allemand, qui n’existe pas ailleurs sous cette forme extrême, et qui a joue un rôle important dans la tragédie : les soi-disant « anti-allemands »15. Il s’agit d’un courant politique qui, sous le slogan « Plus jamais d’Allemagne ! » est né au début des années 1990 au sein de la gauche radicale pour protester contre la réunification.

Son principal argument était alors de contester la légitimité de la réunification en se référant à la Shoah, ce crime singulier de l’histoire de l’humanité. Cela s’accompagnait d’une définition de l’antisémitisme qui allait bien au-delà de la judéophobie traditionnelle, mais s’étendait à des concepts tels que « l’antisémitisme structurel », « l’antisémitisme secondaire », etc. en référence à des auteurs comme, par exemple, le marxiste canadien Moishe Postone, qui voit

 

 

15 En allemand : Antideutsche.

 

dans le concept du « fétichisme de la marchandise » chez Marx la source de l’antisémitisme contemporain16.

Sur le plan politique, cela a permis de qualifier d’antisémites une partie de la gauche, parce qu’elle aurait une analyse du capitalisme financier « raccourci » qui conduirait à l’antisémitisme17.

Entre-temps, la gauche radicale s’est toutefois résignée à la réunification, mais l’accusation d’antisémitisme est restée et est devenue, dans une utilisation inflationniste, un terme

de combat pour stigmatiser des adversaires politiques18. Puisque des étiquettes telles que

« stalinien » ou « trotskiste » étant démodées, on ne peut, sur l’arrière-plan de l’histoire allemande, faire à quelqu’un à gauche un reproche plus grave que celui d’antisémitisme.

En fait, au fil des années, on a assisté à une instrumentalisation abusive de l’accusation d’antisémitisme, dont la fonction politique n’est même pas tant de lutter contre l’antisémitisme en Allemagne que de justifier la politique étrangère israélienne – et ce bien avant que le soutien inconditionnel à Israël ne soit déclaré « raison d’Etat allemande » par Mme Merkel, et bien avant l’aggravation actuelle au Proche-Orient, où le gouvernement allemand et les médias mainstream comptent parmi les plus proches alliés de Netanyahou.

Mais qu’est-ce que cela a affaire avec Attac ? Dans la direction informelle actuelle, plusieurs personnes sont au moins proches de cette idéologie sinon des protagonistes. Les membres

d’Attac moins expérimentés et informés se laissent intimider par la prétention à la supériorité morale de telles positions et n’osent pas contredire. C’est pourquoi il n’y a pas eu de résistance

à la critique de la politique gouvernementale pendant la pandémie, puisque celle-ci a été déclarée en bloc « théorie du complot » et ainsi assimilée à « l’antisémitisme ». Sûr cet arrière-fond il n’est pas surprenant que la position du CA sur la guerre actuelle au Moyen- Orient reste si vague qu’elle est encore compatible avec celle du gouvernement.

 

Perspectives d’avenir ?

Selon un truisme, rien ne réussit mieux que le succès. L’inverse semble également vrai : l’échec crée une dynamique négative vers le bas. Attac Allemagne se trouve dans cette spirale

tragique. Certes, il y avait déjà des tentatives d’opposition pendant les dernières années – même si elles étaient très timides. Mais un mélange d’absence de perspectives stratégiques, de faible disposition au

conflit et de désintérêt croissant de beaucoup de militants a fait que ces approches ont de nouveau abouti à rien. Si aujourd’hui quelqu’un veut se battre contre le nœud gordien des multiples crises il ne le fait plus dans Attac.

Néanmoins, si l’on regarde le site internet de l’organisation, aucun problème n’est visible. On présente toujours des campagnes, par exemple « Tax the Rich », ou en faveur du tournant énergétique. En soi, ce sont bien sûr des thèmes

pertinents et très légitimes. Mais outre le fait qu’ils sont initiés et dirigés par d’autres acteurs, ils ne mobilisent plus personne au sein d’Attac, à moins qu’on considère comme tel une poignée d’activistes portant une banderole devant le siège du chancelier avec la photo correspondante dans l’internet. L’université d’été 2024, qui a réuni 130 (cent-trente) participants, y compris les intervenants, est une preuve récente que derrière la façade il en va autrement.

 

 

16 Postone, Moishe (1979): Nationalsozialismus und Antisemitismus. Ein theoretischer Versuch. In: Krisis – Kritik der Warengesellschaft.

http://www.krisis.org/1979/nationalsozialismus-und-antisemitismus

17 Déja en 2004, le Conseil scientifique était obligé d’aborder ce sujet en détail dans une brochure.

18 Il existe aujourd’hui de nombreuses publications à ce sujet. L’essentiel se trouve déjà dans: Zuckermann, Moshe (2020) : ‘Antisemit‘ Ein Vorwurf als Herrschaftsinstrument. (« Antisémite » Une accusation comme instrument de pouvoir.), Vienne.

 

L’Allemagne a longtemps été considérée comme un îlot de stabilité. Ce n’est plus le cas. Le système des partis est en proie à des bouleversements dramatiques, le modèle économique est confronté à des défis dont il n’est pas du tout certain qu’ils soient relevés, la décarbonatation se déroule

sans concept cohérent et risque d’échouer et, last but not least, un nouveau militarisme allemand sous un déguisement postmoderne est en train d’émerger. Dans de telles circonstances, une gauche forte serait plus nécessaire que jamais. Bien sûr, il est impossible de prédire sérieusement comment les choses vont se développer en ces temps chaotiques. Mais il parait assez sûr qu’Attac Allemagne ne jouera pas un rôle dans les luttes à venir.

 

Peter Wahl, journaliste, co-fondateur d’Attac Allemagne et conseiller du Conseil de Direction d’Attac Allemagne, animateur au Conseil Scientifique d’Attac France et membre du Comité de direction de l’ONG World, Economy, Ecology & Development (WEED) , 26 septembre 2024.

A LIRE, sur la Vie des Idées, en accès libre, le débat dans la gauche radicale allemande sur la question de l’Etat d’Israël.
Depuis la réunification de l’Allemagne, la gauche radicale allemande est divisée en 2 grands courant, le courant dit “antiallemand” et le courant antiimpérialiste. Si ces 2 courants ont pu s’accorder depuis 35 ans sur les grands luttes sociales (notamment à Berlin, les puissantes luttes des locataires), écologiques (notamment dans toute l’Allemagne, les puissantes manifestations antinucléaires) et politiques (les luttes antifascistes), menées par la gauche radicale allemande depuis 35 ans,  la situation à Gaza et la mise en cause de la responsabilité de l’Etat d’Israël ont fait éclater ce consensus, le courant “antiallemand” soutenant (au départ de ses  positions marxistes et antifascistes prises dans les années 1990 quant à l’analyse de l’Etat allemand, de sa responsabilité dans la Shoah et de la possibilité de l’émergence d’un 4eme Reich) inconditionnellement l’Etat d’Israël et le courant antiimpérialiste s’y opposant.
L’article en lien retrace la genèse du courant “antiallemand” et des motifs de son soutien à l’Etat d’Israël ainsi que  la division actuelle de la gauche radicale allemande, notamment dans une ville comme Berlin qui compte la plus importante communauté de réfugiés et d’expatriés Palestiniens (entre 35000 et 45000) en Europe.
■ “Allemagne. Antideutsch contre antiimperialistes”, Juliette Monvoisin, 20 mai 2025.
A LIRE, sur Reporterre.net, en accès libre.
Just Stop Oil est un groupe activiste britannique pour le climat  qui utilise les actions de vandalisme (projections de peinture sur des toiles ou des monuments), d’obstructions de la circulation, de résistance civile et d’action directe, pour contraindre le gouvernement britannique à arrêter l’exploitation d’énergies fossiles et l’octroi de licences.
En avril 2025, Just Stop Oil, dont plus de 2000 militants ont été arrêtés et plusieurs centaines condamnés,  cessent ses actions médiatisées.
■”Just Stop Oil met fin à ses actions. Succès ou désaveu pour le mouvement écologiste ?”, Laure Van Ruymbeke, 28 avril 2025

 


By Les Possibles

Les Possibles est la revue trimestrielle en ligne du Conseil Scientifique d'Attac France.