Aude Lancelin avait obtenu, en 2016, le prix Renaudot pour son essai Le Monde libre, dans lequel elle fustigeait l’entre-soi et la pusillanimité du milieu des médias parisiens. C’était féroce et jubilatoire.
Pour son premier roman, inspiré d’une tragique histoire vraie, elle revient sur le mouvement social le plus important depuis 50 ans en France : la mobilisation des Gilets jaunes, interrompue, au grand soulagement de certains, par la crise sanitaire du Covid, après avoir été sauvagement réprimée par la police.
Eliel est un jeune journaliste en quête d’un bon sujet. Loin d’éprouver de la sympathie pour les Gilets jaunes, au départ, il les perçoit plutôt comme des coupeur∙euse∙s de têtes. Mais, plongé dans le mouvement et dans la réalité sociale qui en est l’origine, son point de vue va changer. D’autant plus qu’il va rencontrer Yoann, un homme de son âge dont le destin a basculé quand il a été condamné à une peine de prison avec sursis pour avoir lancé un pavé lors d’une manifestation sur les Champs Élysées. La sympathie croissante entre ces deux hommes jeunes est au cœur du roman : l’un est un jeune électricien au chômage, devenu une figure emblématique du mouvement ; l’autre, jeune intello parisien, découvre progressivement qu’il vit dans une bulle avec laquelle sa rupture finale sera sans appel.
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Son évidente sympathie pour le mouvement des Gilets jaunes n’empêche pas Aude Lancelin de donner la parole à un préfet de police avec qui Eliel entretient des rapports ambigus, comme à Laurent Bourdin, intellectuel donneur de leçon jusque-là « maître à penser » d’Eliel.
L’aspect peut-être le plus interpellant du roman est la mise en parallèle de deux mondes qui, en théorie, devraient s’entendre, mais entre lesquels le malentendu est total : le peuple en révolte, et les intellectuel∙le∙s de gauche. Chez ces dernier∙e∙s,
le désir de justice était purement une élaboration conceptuelle (…) Chez les Gilets jaunes, c’était tout autre chose. Le désir de justice s’ancrait dans une privation matérielle qui s’était aggravée au fil du temps jusqu’à devenir une lutte quotidienne pour la survie, et même une longue agonie pour certains.
C’est cette ignorance des conditions de vie concrètes du peuple, doublée, sans doute, d’un profond préjugé de classe, qui a rendu le monde des intellectuel∙le∙s de gauche circonspect∙e∙s, pour ne pas dire hostiles, aux Gilets jaunes.
Les intellectuels dont tu parles sont des révolutionnaires de papier, Eliel. Ils n’aiment pas le peuple. Le vrai, je veux dire, avec sa sale gueule, avec ses naïvetés (…). Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’ils n’en sont pas, ou parce que les rares qui en viennent ne veulent surtout pas y retourner.
Ah certes, les Gilets jaunes sont loin d’être estampillé∙e∙s « de gauche ».On en trouve même qui sont un peu xéno- ou homophobes. Mais Aude Lancelin cite Lénine :
Quiconque attend une révolution sociale pure ne vivra jamais assez longtemps pour la voir.
On peut regretter que, très lucide, donc, sur le milieu intello dont elle est issue, l’auteure semble parfois en profiter pour régler quelques comptes personnels. Il reste que La Fièvre est un des rares romans, excellent, sur ce puissant mouvement social dont on perçoit qu’il n’a pas dit son dernier mot.
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