Haïti : la fabrique d’une communauté de semblables

Trop rares sont les intellectuel·les haïtien·nes qui, au-delà de l’analyse critique, se risquent à dégager des pistes pour sortir de la crise actuelle en Haïti. Raison de plus pour saluer l’essai Haïti : la fabrique d’une communauté de semblables. Des solutions pour l’avenir de Jacques Nesi. [1]

Jacques Nesi, docteur en sciences politiques à l’Université des Antilles et codirecteur de L’affaire PetroCaribe. La corruption dans les pays du Sud. Entre la science et la politique (Paris, CIDIHCA, 2022), vient de publier Haïti : la fabrique d’une communauté de semblables. Des solutions pour l’avenir. La situation haïtienne y est analysée sans concession : « Haïti donne l’image d’une société coloniale, dont les richesses sont capturées par une minorité dominante, bénéficiant de l’appui des puissances impérialistes » (page 53).

La jeunesse ? Elle a été mise hors-jeu à partir de 2016, suite à l’accélération de la migration qui constituait une tendance lourde depuis plusieurs décennies. L’État ? Il est prédateur, « démissionnaire de ses responsabilités », « se cache derrière une prétendue érosion de la capacité institutionnelle (police, justice), [et] est installé au cœur de la destruction de l’Haïtien » (page 70). La classe politique ? Peu représentative, sans vision ni programme, dont il est impossible de faire en sorte qu’elle rende des comptes et qui est par ailleurs issue d’élections qui sont autant de « farces », avec pour résultat paradoxal, affirme l’auteur, que « plus Haïti renouvelle l’expérience électorale, plus on observe une prise de distance de l’Haïtien au vote » (page 181). La classe dominante ? Elle se réduit à des élites « délinquantes » et « anti-nationales », reproduisant le schéma colonial, « alliées des puissances externes qui en font les relais de leur domination » (page 50).

Un tel concours de défaillances et de complicités destructrices enferme le pays dans une descente en enfer sans issue. Ainsi, alors qu’Haïti est vulnérable aux aléas climatiques et connaît une grave crise environnementale, Jacques Nesi s’interroge : « Pourquoi la problématique de l’environnement ne s’est jamais posée ? » Et de répondre sans ambages : « Parce que les mesures qu’elle appelle font obstacle à la défense des intérêts catégoriels ; il y a une économie de la destruction de l’environnement avec ses ramifications, ses réseaux, ses patrons et ses ouvriers » (page 113). L’analyse se conclut dès lors par un constat global et « implacable : jamais Haïti n’avait été si près de l’abime » (page 214).

Face à un tel constat, pour ne pas céder à l’impuissance, il convient, comme le reconnaît l’auteur, d’engager un combat qui « exige la construction d’un récit optimiste » et de se doter d’« un enthousiasme débordant capable de vaincre les obstacles et [de] triompher des prédictions de Cassandre » (page 123). Il existe heureusement des points d’appui dans la société haïtienne : ainsi en va-t-il de son histoire issue d’une révolution réussie d’esclaves noirs, de l’attachement tenace à l’idée de communauté, de la marge de manœuvre dont disposent les acteurs locaux face à la « communauté internationale » (dont Jacque Nesi discute la définition) et, enfin, de « l’aspiration à la justice [qui] demeure intacte » (page 106), malgré la corruption, l’impunité et l’échec de « la justice transitionnelle » au lendemain de la dictature des Duvalier.

Revenant sur l’histoire d’Haïti et s’appuyant sur des encadrés qui réunissent autant de réflexions ponctuelles et d’exemples (souvent africains), Jacques Nesi dessine une série de politiques à mettre en place – certaines plus directement applicables que d’autres – à différents niveaux : proposer un « pacte de responsabilité » aux acteurs de l’économie nationale, valoriser les ressources locales, rompre avec la dépendance alimentaire, développer un filet de sécurité pour les plus fragiles, se rapprocher de la Chine et de l’Afrique, etc. L’objectif global étant de construire une société égalitaire et un État social. Et, au-delà, de restaurer la dignité des Haïtiens et Haïtiennes. En amont de ces mesures ciblées, s’impose une stratégie d’ordre général que l’auteur synthétise avec justesse : réactiver le principe de souveraineté auquel Haïti a été contraint de renoncer en partie et duquel ses dirigeants ont consenti « par irresponsabilité et lâcheté » à se débarrasser en partie ; une souveraineté qui a été captée par des puissances dominantes (page 162).

Bien sûr, certaines des propositions avancées dans ce livre ainsi que le projet d’une social-démocratie adaptée à la réalité haïtienne sont sujets à débats. De plus, à défaut d’une analyse de la configuration des forces sociales à même de porter les mutations auxquelles cet essai aspire, le danger est d’en rester au vœu pieux ou à un vain appel moral à ce que la classe politique et l’oligarchie changent d’attitude. Il n’empêche qu’avec ce livre, Jacques Nesi assume « prendre des risques », c’est-à-dire « se mettre au service du bien commun, de la cause des âmes souffrantes » et « contribuer au sauvetage d’Haïti ». Souhaitons que nombreux seront les Haïtiens et Haïtiennes qui prendront à leur tour le risque de discuter de ces propositions et de débattre des pistes de solutions et de la fabrique d’une communauté à hauteur des « indésirables  ».

 

Frédéric Thomas et Jacques Nesi,
3 juin 2025
Recension par Frédéric Thomas (Haïti : notre dette).

Notes

[1Jacques Nesi, Haïti : la fabrique d’une communauté de semblables. Des solutions pour l’avenir, Clamecy, 2025, éditions Gouttes-Lettres.
Source :

Publication intégrale avec  l’aimable autorisation du CETRI.

Illustration : Manifestation dans le but de réclamer des comptes sur la gestion du fonds PetroCaribe, le dimache 9 septembre 2018 a Port-au-Prince. Date 9 September 2018 Source Own work Author Rony D’Haiti. This file is licensed under the Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.