Coupables, mais non poursuivis au nom du droit

C’est la décision de justice dont ont bénéficié les professionnels du droit et du chiffre, sans lesquels l’affaire Verbruggen n’aurait pas existé.

Une affaire publique, mais des audiences à huis-clos. La Région de Bruxelles-Capitale, première victime publique, absente.

Plantons le décor pour ceux qui n’ont pas eu loisir de lire les onze épisodes de l’enquête Verbruggen et ses deux derniers développements (La justice procrastine à nouveau et Disparitions en tous genres, nominations étranges, troublantes coïncidences.)  :

Comment la justice peut-elle être frappée d’une impuissance aussi invraisemblable
Au bout de près de vingt années, les institutions judiciaires bruxelloises ne sont toujours pas parvenues à faire émerger la vérité et la succession de ce richissime notaire bruxellois n’est toujours pas liquidée. La Région de Bruxelles-Capitale n’a toujours pas encaissé le moindre centime sur les 50 à 100 millions d’euros de droits de succession qui auraient dû contribuer au bien commun, d’autant plus cruellement absents que la pandémie du Covid 19 fait exploser les besoins de toutes sortes à financer. Alors que les audiences judiciaires continuent à se tenir à un rythme qui pourrait conduire à la disparition naturelle de tous les héritiers avant que la justice ne se décide à trancher, le citoyen lambda, soucieux de comprendre comment on a pu en arriver là et comment la justice peut être frappée d’une impuissance aussi invraisemblable, se voit opposer par cette dernière le huis-clos, comme si cette affaire, qui le concerne pourtant au plus haut point, était à ranger parmi celles qui nécessitent l’interdiction du public, dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale.

Cette affaire n’est plus, depuis longtemps, une affaire privée !
Cette affaire n’est plus, depuis longtemps, une affaire privée. Elle est une affaire publique à double titre : par les enjeux financiers qu’elle représente pour les caisses publiques et par ce qu’elle montre de la capacité des personnes très fortunées à échapper à ce qui s’impose au citoyen lambda. Des informations récentes nous rappellent, avec l’Affaire Joassart[1] qui commence, que ce problème d’évasion fiscale aux droits de succession est toujours d’une brûlante actualité. Elle l’est également par la défiance qu’elle provoque chez tout citoyen quant à la capacité des institutions judiciaires à faire respecter l’intérêt général. Tout au long de ces presque vingt années, il y en a pourtant eu de nombreux procureurs et avocats généraux en charge de veiller aux intérêts de la société !

 

La justice paralysée par l’inavouable ?

Pourquoi une affaire finalement très simple d’évasion fiscale aux droits de succession se perd-t-elle en d’interminables batailles juridiques donnant lieu à des dizaines et des dizaines de millions d’euros d’honoraires facturés par des professionnels du droit et du chiffre[2] qui finissent par faire oublier qu’ils constituent eux-mêmes, par leurs coûteuses interventions de plusieurs dizaines de millions d’euros, la preuve vivante (le temps passant – et le temps c’est de l’argent pour les professionnels en question – il y a déjà eu des morts parmi eux, les cinq héritiers anti-droits de succession ont été eux-aussi touchés tout dernièrement par la disparition de l’une d’entre eux) de la fausseté de la déclaration de succession du richissime notaire, dont il faut tout de même rappeler qu’elle reste figée, ne rions pas, au montant de 117.000 euros.

Pourquoi l’expertise judiciaire ordonnée depuis le 29 janvier 2015 est-elle bloquée par d’interminables arguties juridiques, qui pourtant ne résistent pas au fait qu’il s’agit tout simplement de disposer des pièces nécessaires (notamment comptables) de trois sociétés de famille de droit belge et d’une autre immatriculée au Liechtenstein, pour enfin déterminer le montant de la succession ?

Il n’est plus possible de faire émerger la vérité tant elle serait accablante pour un bon nombre des acteurs 
Pourtant, quand la volonté existe (peu importe ce qui l’a fait naître, serait-on tenté de dire), il est possible de faire éclater le scandale, on le voit pour l’affaire Nethys[3] où il s’est pourtant agi d’auditer des kyrielles d’entités juridiques, ce qui n’a pas nécessité vingt années, mais quelques mois seulement.

Et si la réponse à ce pourquoi obsédant était la suivante : il s’est passé successivement tant de choses inavouables tout au long de cette saga toujours inachevée qu’il n’est plus possible de faire émerger la vérité tant elle serait accablante pour un bon nombre de ses acteurs ?

Les tricheurs ont fabriqué une gigantesque toile d’araignée aux rets innombrables et infiniment denses afin de piéger tous ceux qui voudraient y voir clair. Ils n’avaient en effet pas d’autre choix que de brouiller les pistes pour masquer ce qui, sinon, aurait sauté aux yeux. L’affaire est ainsi tellement complexifiée  qu’il serait vain, en quelques pages, de vouloir dresser la liste de toutes ces choses inavouables, inavouables à un point tel que la justice donne le sentiment de tout faire pour ne pas avoir à les connaître. Alors, pour faire court, saisissons-nous dans l’inavouable d’un morceau de choix, celui dans lequel la justice blanchit, au nom du droit, ceux sans lesquels l’affaire Verbruggen n’aurait jamais existé, ceux sans lesquels la région de Bruxelles-Capitale n’aurait pas été privée de plusieurs dizaines de millions d’euros depuis près de vingt ans et gardons-le en mémoire pour le jour où tous ceux-là seront enfin démasqués. 

Le morceau de choix est suffisamment aride, tant il est constitué de savantes arguties juridiques, pour tenter d’en parler en filant la métaphore afin de le rendre moins indigeste. Personne ne verra malice à ce que l’analogie choisie soit celle de la recette de cuisine qui peut tout aussi bien conduire au sublime qu’au répugnant.

Nous allons, donc, vous conter une « recette de cuisine judiciaire » qui, au nom du droit, entérine l’injustice en blanchissant ceux qui ont triché. Et blanchir en cuisine, c’est un verbe que les amateurs connaissent.

 

Recette de cuisine judiciaire ?

Si l’on partage la définition d’une recette de cuisine telle que la donne un éminent spécialiste de la question[4] , à savoir qu’une recette de cuisine est le point de convergence de cinq éléments (cinq comme les héritiers anti-droits de succession) : les séquences, les proportions, les ingrédients, les gestes, et les interactions, l’on se dit que, oui, l’affaire Verbruggen répond bien à cette définition de la recette culinaire.

 

Les séquences : l’art de l’organisation du rythme judiciaire.

Le calendrier judiciaire n’est ni le fruit du hasard, ni celui d’un algorithme sophistiqué
L’affaire Verbruggen est longue, extrêmement longue, mais cette lenteur de la justice n’a pas été constante, bien au contraire. L’institution judiciaire a même été capable d’accélérations vertigineuses. Le notaire richissime est décédé le 12 avril 2002. La fameuse bande des cinq est condamnée à cinq mois de prison (avec sursis) le 27 janvier 2011, soit près de neuf années après. Il n’aura fallu que 20 mois à peine pour que la Cour d’Appel les acquitte, le 18 septembre 2012. Pour le moins étonnant par rapport aux délais d’appel moyens en vigueur à l’époque. Et la Cour de Cassation confirmera l’acquittement 5 mois et demi après, le 6 mars 2013. Doit-on rappeler que le calendrier judiciaire n’est ni le fruit du hasard, ni celui d’un algorithme sophistiqué, mais bien le fruit des décisions d’un homme au rôle déterminant, le maître des horloges judiciaires.  

Des séquences de recettes de cuisine mal ordonnancées peuvent valoir au cuisinier de devoir tout recommencer à zéro ou de ne pas servir de repas à ses invités. Pas de retour en arrière possible pour les acteurs de la recette judiciaire Verbruggen, ils sont condamnés (!) à dérouler parfaitement les séquences afin de parvenir à ce qui deviendra intangible et permettra d’invoquer à toutes fins : « l’autorité de la chose jugée », « les décisions coulées en force de chose jugée » qui s’imposeront alors à tous, peu importe la manière dont ils y seront parvenus.

 

Les gestes : ce qu’il faut d’audace pour commettre ce qui sera fatal aux victimes.

Point n’est besoin de multiplier les exemples. Ils sont nombreux. Deux suffiront à les illustrer.

– Les interventions de Bâtonniers et ex-Bâtonniers, y compris en pleine audience.

En 2010, Me Jean-Pierre Buyle (Bâtonnier de 2010 à 2012), un ténor du Barreau, ordonne purement et simplement à Maître Xavier Magnée, alors avocat de Luc Verbruggen, de retirer les courriers (de véritables aveux) de l’avocat- expert en planification successorale, M° Emmanuel de Wilde d’Esmaël, de son dossier, malgré la décision du Procureur du Roi. Cinq années auparavant, c’était le Bâtonnier Jean Cruyplants qui avait imposé sa loi à la juge d’instruction Verstreken, associé (dans tous les sens du mot) à Maître Robert De Baerdemaeker au sein du Cabinet Cruyplants, lequel conseillait les cinq héritiers. Maître Robert De Baerdemaeker avait lui-même été Bâtonnier de l’Ordre des avocats francophones de 2006 à 2008. Quant à Maître Xavier Magnée, il l’avait été de 1990 à 1992.

Les deux Bâtonniers présents ont alors fait interdiction verbale aux avocats des parties civiles de se référer de quelque manière que ce soit au contenu desdits courriers litigieux 
À la suite d’un incident d’audience du 5 octobre 2010 relatif à ces mêmes  courriers litigieux et à d’autres retranscriptions libres déjà présentes au dossier, les Bâtonniers des deux Ordres d’avocats de Bruxelles (Jean-Pierre Buyle pour l’Ordre francophone et Dirk van Gerven pour l’Ordre néerlandophone), de concert avec le Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Verviers, Maître Ghislain Royen, sont intervenus. S’en est suivie une suspension d’audience à l’issue de laquelle la Présidente de la 49ème Chambre, Madame Anne Carlier, a invité les deux Bâtonniers présents, les avocats des parties et Madame le Procureur Laure du Castillon, à se rendre en Chambre du Conseil. D’une voix, les deux Bâtonniers présents ont alors fait interdiction verbale aux avocats des parties civiles de se référer de quelque manière que ce soit au contenu desdits courriers litigieux et/ou de leurs retranscriptions et indiqué aux conseils de Luc Verbruggen qu’à défaut pour ce dernier de respecter personnellement la consigne, il pourrait leur être interdit de poursuivre leur mission ! Face à un tel coup de force, l’audience s’est poursuivie et la Présidente de la 49ème Chambre a considéré que ces courriers et leurs retranscriptions étaient couverts par le secret professionnel.

– La juge Silviana Verstreken qui retire « l’arme du crime » de son dossier.

La logique du sabordage fonctionne à plein
Le 5 mars 2004, la juge d’instruction Silviana Verstreken refuse les mesures coercitives que lui réclame l’inspecteur principal Daniel Locatelli après plusieurs mois d’enquête. Mais le plus stupéfiant ne s’est pas encore produit. C’est le 26 juin 2004 que la juge d’instruction demande à ce même inspecteur de retirer du dossier d’instruction les documents et courriers (des aveux en plus) saisis plus d’un an auparavant chez les notaires Yves Dechamps et Liliane Verbruggen. Carrément ! Elle précise en outre que les procès-verbaux qui mentionnaient les pièces saisies doivent être supprimés et remplacés par des nouveaux ne mentionnant pas ces dernières. Impossible, impensable ? C’est pourtant bien cela qui s’est produit.

Dès lors, la logique du sabordage fonctionne à plein : 3 des 4 commissions rogatoires ordonnées en septembre 2003 ne sont même pas entamées ; quant à celle qui avait été initiée au Luxembourg, le juge d’instruction local qui en a la charge écrit le 9 mai 2005 à son homologue Silviana Verstreken pour lui dire qu’il a pris bonne note que cette dernière lui a confirmé avoir clôturé son dossier en Belgique le 11 mars 2005 et lui retourne donc sa commission rogatoire internationale en l’état, sans autres devoirs. Il lui précise aussi qu’en ce qui concerne cette mystérieuse holding financière Fidelec (immatriculée au Liechtenstein), il ne dispose toujours pas des éléments nécessaires lui permettant de vérifier l’existence d’une infraction pénale.

 

Les ingrédients : ils proviennent tous du même jardin, bruxellois.

Les ingrédients de l’Affaire Verbruggen sont quasi-infinis, mais ils dégagent des saveurs nauséabondes
Une très succincte énumération :

  • -de l’influence là où il faut, quand il faut, comme il faut.
  • -un réseau tentaculaire dans le monde des professionnels du droit et du chiffre.
  • -la capacité à payer des millions d’euros à ces mêmes professionnels.
  • -des avocats surpuissants  et des Bâtonniers et ex-Bâtonniers s’accommodant aisément des coups de canif ou de poignard aux règles déontologiques affichées.
  • – des magistrats de l’intérêt général peu ou pas enclins à le défendre.
  • -des ordres professionnels piétinant allègrement leurs codes déontologiques
  • -un secret professionnel d’avocat brandi pour couvrir des conseils en évasion fiscale.
  • -une connivence assumée entre élites à bonne conscience.

Les ingrédients de l’Affaire Verbruggen, c’est un peu comme dans le livre « La Maîtresse des Epices »[5] : ils sont quasi-infinis, mais à l’inverse de ceux de ce beau livre, ils dégagent des saveurs nauséabondes et sont destructeurs.

 

Les proportions : apparentes pour la forme, elles sont disproportions dans les faits.

Ceux-là, qui en sont réduits à se défendre seuls, sont un peu comme le boxeur déjà épuisé par plusieurs rounds cependant que l’arbitre (la justice ?) le regarde froidement s’épuiser à petit feu, sans intervenir.
La nécessaire harmonie des proportions en cuisine est une des conditions de succès de la recette. La proportionnalité des moyens de défense est également nécessaire dans le cas de la recette judiciaire Verbruggen, mais elle ne vise qu’à l’apparence. Les deux héritiers récalcitrants, réduits à un seul dès 2006, ont certes loisir d’utiliser tous les recours possibles et imaginables : appel, cassation, réouverture des débats, demandes de devoirs complémentaires etc. Mais cette proportionnalité de moyens s’avère en fait n’être que disproportion entre ceux qui ont les moyens de s’offrir de nombreux et coûteux avocats et experts en tous genres et ceux qui ne le peuvent pas ou plus. Et ceux-là, qui en sont réduits à se défendre seuls, sont un peu comme le boxeur déjà épuisé par plusieurs rounds qui doit rentrer dans son coin pour se soigner seul avant de reprendre un combat sans fin contre un adversaire bien entouré, doté des meilleurs préparateurs physiques et soigneurs, pleinement revigoré à chaque round, cependant que l’arbitre (la justice ?) le regarde froidement s’épuiser à petit feu, sans intervenir.

 

Les interactions : ne jamais être condamné au nom du principe de ne pas être condamné deux fois pour les mêmes faits.

En cuisine, l’assemblage des ingrédients donne lieu à multiples interactions entre eux. En matière d’ingrédients, la recette judiciaire Verbruggen n’a pas été avare. Que de gestes de technique juridique a-t-il fallu déployer, selon divers types de séquences, pour parvenir à ces décisions « coulées en force jugée ».

Dans l’affaire Verbruggen, la date du 6 juillet 2011 n’est pas la plus connue. Elle est pourtant déterminante. C’est celle à laquelle le Procureur du Roi, Olivier Coene, rend son réquisitoire à propos de trois plaintes déposées en 2006 et 2008 par Luc Verbruggen faisant elles-mêmes suite à la plainte qu’il avait déposée en 2002 avec son frère Jack, à l’encontre de leurs cinq frère et sœurs à propos de la succession de leur père, le richissime notaire. Mais ces trois plaintes-là (dont la première en 2006 concerne la succession de la veuve du défunt notaire) ne visent pas que la bande des cinq. Elles visent aussi tous ceux dont le rôle était inconnu à la date à laquelle la plainte initiale de 2002 (succession du père) avait été déposée et que personne ne pouvait alors soupçonner : les professionnels du droit et du chiffre.

La plainte du 28 septembre 2006, relative à la succession de la veuve du défunt notaire, vise, outre les cinq, les organisateurs de l’évasion aux droits de succession sans lesquels rien n’aurait été possible. Il s’agit donc de l’avocat expert en « planification successorale », c’est-à-dire, en l’espèce, en évasion fiscale aux droits de succession, Emmanuel de Wilde d’Estmaël, du notaire Yves Dechamps, du réviseur d’entreprises Marc Ghyoot, de l’expert en oeuvres d’art Jean-Pierre Vandenbroecke et enfin de l’Immobilière Larcier, dont nous vous avons décrit les exploits au cours des différents épisodes de notre enquête.

La plainte du 24 avril 2008 vise, outre les cinq, à nouveau Me Emmanuel de Wilde d’Estmaël mais aussi Me Robert De Baerdemaeker, avocat des cinq en équipe avec son confrère expert en planification successorale.

Et c’est encore Me Robert De Baerdemaeker qui est visé par la plainte du 18 septembre 2008.

Tous, ils vont passer entre les mailles du filet, mais pas comme de vulgaires malfrats, non ! Par décision de justice.
Ils y sont donc tous : le notaire, le planificateur successoral, le réviseur, l’expert en antiquités, l’expert immobilier, l’avocat. Et tous, ils vont passer entre les mailles du filet, mais pas comme de vulgaires malfrats, non ! Par décision de justice.

Me de Wilde d’Estmaël, le Notaire Yves Dechamps, le réviseur Marc Ghyoot, l’expert en antiquités Vandenbroecke et l’Immobilière Larcier sont pourtant prévenus :

« d’avoir rédigé ou fait rédiger, entre le 19 avril 2002 et le 31 décembre 2005, différents actes, signés par Madame Claire Gram (l’épouse du notaire défunt), actes organisant ou autorisant l’aliénation de différents actifs appartenant à la succession du notaire Robert Verbruggen, lesquels étaient des faux en ce que Madame Claire Gram n’a jamais consenti à ces aliénations et que la signature de Madame Claire Gram a été obtenue par contrainte ».

– « de s’être fait remettre ou délivrer, en 2006, dans le but de s’approprier une chose appartenant à autrui,  des fonds, meubles, obligations, quittances, décharges, soit en faisant usage de faux noms ou de fausses qualités, soit en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l’existence de fausses entreprises, d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaire, pour faire naître l’espérance ou la crainte d’un succès, d’un accident ou de tout autre événement chimérique, ou pour abuser autrement de la confiance ou de la crédulité, à savoir s’être fait remettre les actifs de la succession Verbruggen/ Gram gratuit ou à vil prix, faussant le partage de la succession au préjudice de Luc et Jack Verbruggen, à savoir les actions au porteur des sociétés Gérance des Biens, Gespafina et Saprotel[6] ».

Le réviseur Marc Ghyoot est en outre prévenu (en plus des 5 prévenus que l’on retrouve dans tous les cas) « d’avoir rédigé le 22 octobre 2002 un rapport évaluant la valeur des actions des sociétés Gespafina, Gérance des Biens et Saprotel, lequel rapport était un faux en ce qu’il sous-estimait significativement la valeur des dites actions ».

Il existe des charges contre les inculpés pour les faits rapportés ci-dessus mais les poursuites sont irrecevables
L’avocat Robert De Baerdemaeker est quant à lui prévenu « d’avoir frauduleusement soit détourné, soit dissipé au préjudice d’autrui, des effets, deniers, marchandises, billets, quittances, écrits de toute nature contenant ou opérant obligation ou décharge et qui lui avaient été remis à la condition de les rendre ou d’en faire usage ou un emploi déterminé : à savoir avoir détourné différents actifs appartenant à la succession Verbruggen-Gram au préjudice de Luc et Jack Verbruggen ».

Dans son réquisitoire, le Procureur du Roi, Olivier Coene, écrit « qu’il existe des charges contre les inculpés » pour les faits rapportés ci-dessus « mais que les poursuites sont irrecevables suite au principe « non bis in idem » ».

Pour éviter d’épuiser le lecteur par de longues digressions sur ce principe du droit pénal (étendu à d’autres domaines du droit) qui existait déjà en droit romain, tentons la définition suivante :

nul ne peut être poursuivi ou puni une deuxième fois en raison d’une infraction – même autrement qualifiée – pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif

Le commun des mortels, soucieux de justice et d’équité, objectera que les professionnels du droit et du chiffre prévenus dans chacune des plaintes de Luc Verbruggen déposées en 2006 et 2008 à leur encontre ne l’étaient pas dans l’affaire (et la plainte) qui a donné lieu au jugement du 27 janvier 2011 (moins de 7 mois donc avant ce réquisitoire). Et pour cause ! Quand il a déposé plainte avec son frère Jack en 2002, ce sont les cinq frère et sœurs seulement qui étaient visés, pas les professionnels du droit et du chiffre dont le rôle déterminant -sans eux, rien n’était possible- n’était pas connu des plaignants. Ils ne pouvaient donc être poursuivis à l’époque et ne l’ont donc été pour la première fois qu’en 2006. Il n’y a donc pas de deuxième fois pour ce qui les concerne[7].

Le jugement du 27 janvier 2011 avait condamné les cinq prévenus à 5 mois de prison avec sursis, sachant qu’ils avaient échappé à d’autres préventions grâce à ces gestes dont nous vous parlions plus avant : comme en cuisine, le tour de main en matière judiciaire peut permettre de sortir sans dommage de situations périlleuses. Ainsi, au nom de ce même principe du « non bis in idem », les professionnels du droit et du chiffre bénéficieront eux-aussi de ce qui avait été ainsi accordé aux cinq.

À la date de ce fameux réquisitoire du 6 juillet 2011, les cinq condamnés en première instance venaient de faire appel de leur condamnation, intervenue, rappelons-le, près de 9 années après la plainte des deux frères Luc et Jack.

Personne ne sait alors (en principe ?) ce que va donner le jugement d’appel qui en outre pourrait bien prendre plusieurs années (nous avons vu que ce ne fut pas le cas). Il pourrait en principe tout aussi bien confirmer la sanction de première instance, l’aggraver ou au contraire l’annuler. Les professionnels du droit et du chiffre, eux, n’en ont rien à faire puisqu’ils savent que les poursuites à leur égard sont irrecevables, malgré les charges existantes. Ils échappent ainsi à toute sanction. Sans eux, les cinq ne pouvaient pourtant pas perpétrer leurs forfaits. Et si les juges d’appel avaient condamné la bande des cinq à deux ans de prison ferme, que serait-il advenu ? Les cinq auraient-ils alors porté plainte contre ceux qui les avaient conseillés ? Pour éviter une telle situation de l’arroseur arrosé, bienvenu fut ce jugement d’appel du 18 septembre 2012 qui, un peu plus de 14 mois après ce fameux réquisitoire, est venu blanchir les cinq, lesquels n’auront donc pas eu, pour s’en sortir, à s’en prendre à leurs si chers conseillers. De là à conclure que le jugement d’appel ne pouvait pas être autre ? Une actualité toute récente et fort discrète nous fait nous souvenir que ce fut l’Avocat Général Jean-François Godbille qui a joué un rôle décisif dans l’acquittement de la bande des cinq. Lui-même fut acquitté dans l’affaire du Kazakhgate et alors qu’on le croyait à la retraite, il s’avère en fait qu’il continuait à exercer ses talents pour quelques mois qui lui seront fatals. En effet, l’on a appris tout récemment[8] que le Procureur Général de Bruxelles, Johan Delmulle, l’avait purement et simplement viré en l’espace de dix minutes, mettant ainsi fin brutalement à 35 ans de carrière.

Vous avez « digéré » le sésame que constitue, dans l’affaire Verbruggen, ce principe du « non bis in idem » ? Acceptez de remettre le couvert pour vous familiariser avec ce que les juristes appellent la « jonction ». Il fallait que jonction se fasse pour que le « non bis in idem » se réalise. Rien n’aurait été  possible sans cette mystérieuse jonction dont nous allons tenter d’expliquer le concept de manière très simplifiée :

Le juge peut d’office, ou à la demande des parties, ordonner la jonction de plusieurs instances pendantes devant lui si les litiges présentent entre eux un lien tel qu’il apparaît de l’intérêt d’une bonne justice de les faire instruire et juger ensemble.

Eh bien, citoyens inquiets  pour les finances de la Région de Bruxelles-Capitale, la jonction aurait dû vous rassurer puisqu’elle se décide dans l’intérêt d’une bonne justice, mais vous savez maintenant de quoi le « non bis in idem » est capable dès que la jonction a tourné le dos !

La jonction a donc été décidée entre toutes ces plaintes effectuées de 2002 à 2008 et le « non bis in idem » a pu s’appliquer en lien avec le jugement de première instance qui a condamné les cinq à 5 mois de prison avec sursis. C’est ainsi que les professionnels du droit et du chiffre sont passés au travers des poursuites encourues. Concluez si vous voulez, chers lecteurs, qu’à la lumière de tels jugements résultant du principe du « non bis in idem », qu’un client et son conseiller ne font qu’un, mais que le conseiller dont le client est totalement dépendant ne court, lui, aucun risque, en tous les cas pas ceux encourus par ses clients, sauf quand ils s’appellent Verbruggen, ce qui leur permet de déclarer à hauteur de 117.000 euros une succession qui en vaut vraisemblablement 400 millions.

Lecteurs, ne vous mettez pas martel en tête et n’essayez pas d’argumenter sans fin pour convaincre que ces jonctions n’auraient pas dû se faire, car enfin, la succession du père et la succession de la mère, ce sont deux affaires distinctes, deux déclarations de succession, aussi fausses l’une que l’autre, ne cherchez pas à rappeler que les professionnels du droit et du chiffre  n’existent pas sans leurs clients et que ces derniers sont face à eux comme le drogué face à son trafiquant de came quand il s’agit de défendre l’indéfendable.

Restez zen face à des juristes qui vous expliqueront que tout cela respecte la lettre de la loi, à défaut d’en respecter l’esprit. Dites-vous plutôt que la recette judiciaire qui vient de vous être contée dégage certes les relents d’une tambouille d’arrière-cuisine (judiciaire), mais que rien, jamais, n’est inéluctable.

Coupables, mais non poursuivis au nom du droit. À ce jour, c’est un fait.

Pour autant, rien ne vous interdit de penser que la vérité les rattrapera  un  jour, eux et leurs complices. Vous pourriez même rêver à ce que leurs ordres professionnels cessent de couvrir de tels agissements. Mais, cela, c’est une autre histoire, peut-être même une autre affaire…

Christian Savestre

[1] L’Echo révélait le 20 février2021 que la justice liégeoise enquêtait sur la famille Joassart, longtemps liée à la Fabrique Nationale (FN Herstal), la célèbre fabrique d’armes belge. En 1999 déjà, Gustave Joassart avait logé plus de 400 millions d’euros à la Banque Degroof de Luxembourg, provenant de Suisse. Ils avaient atterri ensuite dans une société d’investissement luxembourgeoise pour retrouver finalement la terre belge en 2015, au sein de la Banque Degroof Petercam, la plus grande banque d’affaires privée de Belgique, après que Gustave… ait passé l’arme à gauche.

[2] Les professionnels du droit et du chiffre ont joué un rôle considérable dans l’affaire Verbruggen, qui sans eux, n’aurait pas existé. Ils sont plus de 85 avoir traité de cette affaire toujours en cours : réviseurs d’entreprises, experts-comptables, avocats, gestionnaires de fortune, notaires, experts immobiliers, experts en œuvres d’art et magistrats : pour une succession déclarée de 117.000 euros !

[3] Nethys est un holding liégeois appartenant à l’Intercommunale Enodia (ex-Publifin). Elle exerçait des activités  d’intérêt général et des activités concurrentielles. On retrouve dans ce scandale politico-financier nombre de professionnels du droit et du chiffre qui y ont fait leur miel. Les cabinets de stratégie y ont aussi fait florès, notamment le célèbre cabinet Mc Kinsey, véritable gourou de bien des gouvernements européens et autres.

[4] Stefan Lagorce est l’auteur de cette définition de la recette de cuisine. Il est à la fois chef, auteur et ingénieur des sciences et techniques agroalimentaires au Cnam (Conservatoire National des Arts et Métiers).

[5] Chitra Banerjee Divakaruni en est l’auteur. Son héroïne Tilo est maîtresse dans l’art ancestral des épices. Elle a le double don de « les faire chanter » et de guérir grâce à eux ses clients, dans son magasin d’un quartier d’immigrés à Oakland, en Californie.

[6] Il s’agit des trois « sociétés de famille » de droit belge au sein desquelles le notaire Robert Verbruggen avait investi son immense fortune. À ces trois- là, s’en ajoute une quatrième immatriculée au Liechtenstein, dénommée Fidelec.

[7] Le réquisitoire du Procureur du Roi fait curieusement référence au jugement du 27 janvier 2007 au lieu du 27 janvier 2011.

 

[8] Article de la DH du 12/02/2021 du journaliste Gilbert Dupont, intitulé « Le funeste vendredi 13 de l’avocat général Godbille ».