Ce rapport comble cette lacune en identifiant les intérêts qui contrôlent les terres agricoles ukrainiennes, et en présentant une analyse des dynamiques en jeu autour du régime foncier dans le pays. Cela inclut la très controversée réforme agraire qui a eu lieu en 2021 dans le cadre du programme d’ajustement structurel lancé sous les auspices des institutions financières occidentales, après l’installation d’un gouvernement pro-Union européenne (UE) à la suite de la révolution de Maïdan en 2014.
Avec 33 millions d’hectares de terres arables, l’Ukraine possède de vastes étendues de terres agricoles parmi les plus fertiles du monde. Depuis le début des années 1990, des privatisations malavisées et une gouvernance corrompue ont concentré les terres entre les mains d’une nouvelle classe oligarchique. Environ 4,3 millions d’hectares sont consacrés à l’agriculture industrielle, la majeure partie, soit trois millions d’hectares, étant aux mains d’une douzaine de grandes entreprises agroalimentaires. En outre, selon le gouvernement, environ cinq millions d’hectares – la taille de deux Crimée – ont été “volés” à l’État ukrainien par des intérêts privés. La superficie totale des terres contrôlées par les oligarques, des individus corrompus et les grandes entreprises agroalimentaires s’élève donc à plus de neuf millions d’hectares, soit plus de 28 % des terres arables du pays. Le reste est utilisé par plus de huit millions d’agriculteurs ukrainiens.
Ceux qui contrôlent les terres ukrainiennes aujourd’hui sont un mélange d’oligarques et d’intérêts étrangers divers – principalement européens et nord-américains, y compris un fonds d’investissement privé basé aux États-Unis et le fonds souverain d’Arabie saoudite. À l’exception d’une seule, les dix sociétés qui contrôlent le plus de terres sont enregistrées à l’étranger, principalement dans des paradis fiscaux tels que Chypre ou le Luxembourg. Même lorsqu’elles sont dirigées et encore largement contrôlées par un oligarque fondateur, un certain nombre de ces entreprises sont entrées en bourse, des banques et des fonds d’investissement occidentaux contrôlant désormais une part importante de leurs actions.
Le rapport identifie de nombreux investisseurs de premier plan, notamment le groupe Vanguard, Kopernic Global Investors, BNP Asset Management Holding, NN Investment Partners Holdings (filiale de Goldman Sachs), et Norges Bank Investment Management qui gère le fonds souverain norvégien. Plusieurs grands fonds de pension, de fondations et de fonds de dotations universitaires américains ont également investi dans les terres ukrainiennes par l’intermédiaire de NCH Capital, un fonds d’investissement privé basé aux États-Unis qui est le cinquième détenteur foncier de l’Ukraine.
La plupart de ces entreprises sont endettées auprès d’institutions financières occidentales, en particulier la Banque Européenne pour la Reconstructions et le Développement (BERD), la Banque Européenne d’Investissement (BEI), et la Société Financière Internationale (SFI) – la branche de la Banque mondiale consacrée au secteur privé. Ensemble, ces institutions ont été des prêteurs importants pour les agro-industries en Ukraine, avec près de 1,7 milliard de dollars prêtés à seulement six des plus grandes agro-industries au cours des dernières années. D’autres prêteurs importants sont un mélange d’institutions financières principalement européennes et nord-américaines, tant publiques que privées. Non seulement cette dette confère aux créanciers des intérêts financiers dans les résultats des entreprises agroalimentaires, mais elle leur confère également un effet de levier important. La restructuration de la dette d’UkrLandFarming, une des sociétés qui détient le plus de terres en Ukraine, en est la preuve. Elle a impliqué des créanciers tels que les agences publiques d’import-export des États-Unis, du Canada et du Danemark, entre autres, et a entraîné d’importants changements organisationnels, y compris le licenciement de milliers de travailleurs.
Ce financement international profite directement aux oligarques, dont plusieurs sont accusés de fraudes et de corruption, ainsi qu’aux fonds étrangers et aux entreprises associées en tant qu’actionnaires ou créanciers. Pendant ce temps, les agriculteurs ukrainiens doivent travailler avec des terres et des financements limités, nombre d’entre eux sont aujourd’hui à la limite de la pauvreté. Les données montrent que ces agriculteurs ne reçoivent pratiquement aucun soutien par rapport aux agrobusiness et aux oligarques. Le Fonds de Garantie Partielle de Crédit mis en place par la Banque mondiale pour soutenir les petits agriculteurs ne s’élève qu’à 5,4 millions de dollars, un montant négligeable comparé aux milliards alloués aux grandes entreprises agroalimentaires.
Ces dernières années, les pays occidentaux et leurs institutions ont fourni une assistance militaire et économique massive à l’Ukraine, qui est devenue le premier bénéficiaire de l’aide étrangère des États-Unis – c’est la première fois depuis le plan Marshall qu’un pays européen occupe cette première place. En décembre 2022, moins d’un an après le début de la guerre, les États-Unis ont alloué plus de 113 milliards de dollars à l’Ukraine, dont 65 milliards de dollars d’aide militaire, soit plus que le budget total du département d’État et de l’USAID (58 milliards de dollars).
Le rapport détaille comment l’aide occidentale est conditionnée à un programme d’ajustement structurel drastique, qui comprend des mesures d’austérité, des coupes dans les filets de la sécurité sociale, et la privatisation de secteurs clés de l’économie. Une des conditions essentielles a été la création d’un marché foncier, mis en place en 2020 sous le Président Zelenskyy, malgré l’opposition d’une majorité d’Ukrainiens qui craignaient qu’il n’exacerbe la corruption dans le secteur agricole et ne renforce son contrôle par des intérêts puissants.
Les conclusions du rapport confirment cette inquiétude, en montrant que la création d’un marché foncier augmentera probablement encore la quantité de terres agricoles entre les mains des oligarques et des grandes entreprises agroalimentaires. Ces dernières ont déjà commencé à élargir leur base foncière. Kernel a annoncé son intention de porter sa réserve foncière à 700 000 hectares, contre 506 000 hectares en 2021. De même, MHP, qui contrôle actuellement 360 000 hectares de terres, cherche à étendre ses possessions à 550 000 hectares. MHP contournerait également les restrictions relatives à l’achat de terres en demandant à ses employés d’acheter des terres et de les louer à l’entreprise.
En outre, en soutenant les grandes entreprises agroalimentaires, les institutions financières internationales subventionnent la concentration des terres et un modèle industriel d’agriculture basé sur l’utilisation intensive d’intrants synthétiques, de combustibles fossiles et de mono-cultures à grande échelle, dont il est prouvé depuis longtemps qu’elles sont destructrices pour l’environnement et la société. En revanche, les petits exploitants agricoles ukrainiens font preuve de résilience et d’un grand potentiel pour mener l’expansion d’un modèle de production différent basé sur l’agroécologie, la durabilité environnementale et la production d’aliments sains. Ce sont les petits et moyens agriculteurs ukrainiens qui garantissent la sécurité alimentaire du pays, alors que les grandes entreprises agroalimentaires sont orientées vers les marchés d’exportation.
En décembre 2022, une coalition d’organisations paysannes, d’universitaires et d’ONG a appelé le gouvernement ukrainien à suspendre la loi sur la réforme agraire de 2020 et toutes les transactions foncières sur le marché pendant la période de guerre et d’après-guerre, “afin de garantir la sécurité nationale et la préservation de l’intégrité territoriale du pays en temps de guerre et pendant la période de reconstruction d’après-guerre”. Comme l’explique la professeure Olena Borodina, de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine (NASU), “aujourd’hui, des milliers de garçons et de filles de la campagne, des agriculteurs, se battent et meurent à la guerre. Ils ont tout perdu. Les processus de vente et d’achat de terres sont de plus en plus libéralisés et font l’objet de publicité. Cela menace réellement les droits des Ukrainiens sur leur terre, pour laquelle ils donnent leur vie.”
À l’heure où les souffrances et les déplacements sont considérables, où d’innombrables vies ont été perdues, et où des ressources financières considérables ont été dépensées pour le contrôle de l’Ukraine, ce rapport soulève de grandes inquiétudes quant à l’avenir des terres agricoles et de la production de denrées alimentaires dans le pays, qui risque fortement de se consolider et d’être contrôlés de plus en plus par des oligarques et des intérêts étrangers.
Ces inquiétudes sont exacerbées par la dette extérieure vertigineuse et croissante de l’Ukraine, contractée au détriment des conditions de vie de la population en raison des mesures imposées par le programme d’ajustement structurel. L’Ukraine est aujourd’hui le troisième débiteur mondial du Fonds monétaire international (FMI) et le poids écrasant de sa dette entraînera probablement une pression supplémentaire de la part de ses créanciers, des détenteurs d’obligations et des institutions financières internationales sur la manière dont la reconstruction d’après-guerre – dont le coût est estimé à 750 milliards de dollars – devra se dérouler. Ces puissants acteurs ont déjà explicitement indiqué qu’ils utiliseraient leur influence pour privatiser davantage le secteur public du pays et libéraliser son agriculture.
La fin de la guerre devrait être le moment et l’opportunité pour faire exactement le contraire, c’est à dire la redéfinition du modèle économique qui ne serait plus dominé par l’oligarchie et la corruption, mais où la terre et les ressources seraient contrôlées par et pour les ukrainiens. Cela pourrait former la base de la transformation du secteur agricole pour le rendre plus démocratique et soutenable au niveau économique et social. La politique internationale et le soutien financier devraient être orientés vers cette transformation, pour bénéficier au peuple et aux fermiers plutôt qu’aux oligarques et aux intérêts financiers étrangers.
Oakland Institute
Oakland Institute est un groupe de réflexion progressiste fondé en 2004 par Anuradha Mittal et dont le siège est à Oakland en Californie. Il a reçu pour ses activités plusieurs prix, dont de l’association ONU (en 2006) et de la KPFA Peace Award (en 2007).