Voyage en ADGM (Abu Dhabi Global Market), à la rencontre des multinationales.
VIII-1 Contexte et définition générale.
La littérature spécialisée nous apprend que la gestion de trésorerie des entreprises connaît une phase de changements majeurs, profonds et rapides, dans lesquels la technologie, elle-même en évolution constante, joue un rôle important.
Les multinationales sont à la pointe en la matière. Ces changements majeurs se traduisent par une lourde tendance consistant en la centralisation des opérations de trésorerie, dans un ou plusieurs centres régionaux de trésorerie[1] (CRT), voire dans un centre mondial.
VIII-2 Pourquoi installer un Centre Régional de Trésorerie aux Emirats arabes unis ? à Abu Dhabi ? En ADGM (Abu Dhabi Global Market) ?
VIII-2-1 Avant-propos
VIII-2-2 Les critères généraux d’installation qui prévalent.
De nombreux groupes multinationaux, européens et américains, ont donc établi au cours des dernières années des Centres régionaux de Trésorerie aux Emirats arabes unis (EAU) et notamment à Abu Dhabi au sein de Abu Dhabi Global Market (“ADGM”).
-stabilité politique
-régime réglementaire et judiciaire aligné au niveau international
-qualité des infrastructures
-fiscalité favorable
-situation géographique adéquate pour la gestion de la trésorerie des entités établies en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique
Les 4 évangélistes se révèlent être des pisseurs de lignes impénitents quand il s’agit, sur leurs sites respectifs, de célébrer l’inclusion, l’éthique, les valeurs innombrables qu’ils appliquent et promeuvent, l’inclusion, la tolérance, l’altérité, les femmes, les hommes, les LGBT, l’empreinte carbone décroissante de leurs collaborateurs etc. On peine même à y trouver le mot « profit ». C’est donc en terres hostiles, pourrait-on croire, qu’ils s’établissent dans des contrées comme ADGM ? Mais ils y trouvent la stabilité politique qui semble être le critère numéro 1 d’implantation, peu importe que celle-ci résulte de la dictature, de théocraties pétrolières ou de tout autre régime politique qui foule aux pieds les valeurs qu’ils célèbrent ! Tout ceci au nom de « la bonne gouvernance internationale », sans doute.
VIII-3 Le cadre légal.
L’ADGM a son propre système juridique civil et commercial, appliquant directement la common law anglaise, dans son périmètre de zone franche.
PwC précise que l’ensemble légal et réglementaire de ADGM autorise la pratique d’un large éventail d’activités commerciales dont notamment les services financiers, les activités de holding et de financement.
PwC déploie son prosélytisme ainsi concernant les avantages retirés d’une implantation en ADGM :
– Juridiction indépendante avec ses propres lois civiles et commerciales
– Tribunaux indépendants et le premier/seul tribunal numérique au monde, avec la rapidité de jugement qui en résulte ;
– Flexibilité par rapport aux modifications futures des règlements , le cas échéant
– Possibilité d’utiliser des documents transactionnels de forme standard pour une efficacité accrue
– Pas d’obligation de maintenir des réserves obligatoires minimales
– Réglementation « robuste » en matière d’insolvabilité basée sur le droit anglais des sociétés.
Les Centres Régionaux de Trésorerie peuvent s’y établir sous toutes formes juridiques, notamment sous la forme de société à responsabilité limitée. Les formalités juridiques à remplir sont simples, rapides, peu coûteuses.
Les Centres Régionaux de Trésorerie peuvent y effectuer des opérations de centralisation de trésorerie aussi bien physiques que notionnelles et toutes opérations similaires d’emprunts et de prêts intra-groupe.
Bien que ne citant pas le critère de la fiscalité favorable en premier, l’évangéliste commence pourtant par aborder le cadre fiscal de l’ADGM.
VIII-4 Le cadre fiscal
Un point qui manque de clarté dans l’étude de PwC : il y est précisé que Abu Dhabi impose potentiellement l’impôt sur le revenu des sociétés à toutes les entreprises, y compris les succursales des sociétés étrangères, selon un taux de 55% mais que dans la pratique le décret par lequel cette imposition est prévue n’a jamais été appliqué, à l’exception des entreprises pétrolières et gazières et des succursales de banques étrangères. En revanche, PwC écrit qu’une entité établie en ADGM est soumise à un impôt sur le revenu de 0 % pendant 50 ans à compter de la date de création d’ADGM soit le 19 février 2013. Doit-on en conclure que les sociétés pétrolières et gazières et les succursales de banques étrangères qui s’établiraient en ADGM échapperaient à la taxation qu’elle connaissent à Abu Dhabi ?
-Sur ces bases, PwC précise que le Centre de Trésorerie implanté en ADGM ne paiera aucune taxe et ses employés non plus.
– La Tva a été introduite dans les EAU (pas de spécificité pour ADGM) le 1er janvier 2018. Les revenus d’intérêts et les marges de change ne sont généralement pas soumis à la TVA dans les EAU. La prestation de « services de conseil et de transaction » peut être détaxée ou soumise à une TVA de 5 %, en fonction de la nature du service et de la localisation de son bénéficiaire.
PwC expose ensuite que la situation fiscale globale et l’efficacité d’un Centre Régional de Trésorerie en ADGM dépendront de l’interaction avec les autres régimes fiscaux qui s’appliquent au groupe multinational concerné. Retenons ce qu’il qualifie comme essentiel au rationnel qui présidera à l’implantation d’un Centre Régional de Trésorerie en ADGM :
– Les modifications récentes et à venir des conventions de double imposition (en particulier celles qui résultent du programme de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices “BEPS”) peuvent avoir des répercussions sur le traitement fiscal des transactions de trésorerie : des taux réduits de retenue à la source et d’autres allégements conventionnels ne seront possibles que si la société bénéficiaire dispose d’une substance adéquate dans sa juridiction de résidence. La réduction des taux de retenue à la source et les autres allégements conventionnels ne seront possibles que si la société « réceptrice » possède une substance adéquate dans sa juridiction de constitution et n’a pas pour objectif principal la recherche des avantages conventionnels. Un Centre Régional de Trésorerie qui emploie du personnel au sein d’une infrastructure adéquate et poursuit en ADGM un objectif commercial principal devrait être en mesure de satisfaire à « ces nouvelles normes minimales »
– Outre les mesures de lutte contre l’usage abusif des conventions des conventions de prévention de la double imposition, le projet BEPS de l’OCDE a également introduit des règles « anti-évitement » destinées à empêcher l’utilisation de régimes à faible imposition et la planification fiscale agressive. Les règles dites “anti-hybrides”, qui visent les situations suivantes, s’appliquent aux Centres Régionaux de Trésorerie lorsqu’un paiement est déductible dans un territoire, mais n’est pas soumis à l’impôt dans un autre territoire en raison d’un traitement différent du paiement ou des entités impliquées dans la transaction. En général, le fait que les revenus gagnés par un Centre Régional de Trésorerie implanté en ADGM ne soit pas soumis à l’impôt ne devrait pas déclencher l’application de ces règles anti-hybrides. Il s’agit toutefois d’un domaine en évolution qu’il convient de suivre attentivement d’autant plus que plusieurs pays dans le monde commencent mettre en place des règles anti-arbitrage.
– La Belgique n’a jamais disposé de dispositifs CFC (Controlled Foreign Company) contrairement à divers pays européens (tels France, Suède) ou ex-européens (tel le Royaume Uni) ou non-européens (tels USA, Canada, Japon…).
A noter aussi que les deux Directives ATAD 1 et 2[4] ont été traduites en droit interne de la manière la plus faible possible si l’on se réfère à l’évaluation en la matière à laquelle a procédé le TAX OBSERVATORY EU début 2022.
Sur ces bases, 2 questions importantes auxquelles réponses doivent être données :
Question 1 – Les dispositifs nouveaux permettent-ils, et dans quelle mesure, de rattacher aux bénéfices de la maison mère belge les revenus non imposés des Centres Régionaux de Trésorerie (CRT) liés à des sociétés belges et installés aux Emirats arabes unis (EAU).
Autrement dit, dans quelle mesure la chaîne de double non-imposition (un des axes du BEPS OCDE traduit notamment dans la Convention Multilatérale MLI souscrite par la Belgique et ratifiée par les divers Parlements (Fédéral et Régionaux) serait effectivement rompue ?
VIII-5 La comparaison avec d’autres pays dans lesquels les multinationales localisent leurs Centres Régionaux de Trésorerie.
PwC établit la comparaison avec les pays dans lesquels les Centres Régionaux de Trésorerie sont couramment localisés par les multinationales, à savoir :
le Royaume Uni, les Etats-Unis, l’Irlande, les Pays-Bas, la Suisse, Hong Kong et Singapour
PwC formule joliment les conclusions de « son benchmarking » :
Et conclut ainsi, même si personne n’est obligé de le croire :
« Si la fiscalité peut être l’un des facteurs pris en compte dans le choix de la localisation d’un Centre Régional de Trésorerie, les facteurs non fiscaux tels que la situation géographique d’Abu Dhabi, la qualité de l’infrastructure de l’ADGM et la disponibilité de cadres et de personnel qualifiés sont généralement plus déterminants pour l’établissement d’un Centre Régional de Trésorerie ou d’un siège social en ADGM. »
VIII-6 Pour les tenants de la bonne gouvernance internationale : lutte contre l’évasion fiscale ou combat pour un abaissement généralisé de la fiscalité de certains?
La lecture de l’étude PwC pourrait se résumer sous la forme du constat suivant :
– qu’il s’agisse de l’ADGM, de Abu Dhabi lui-même ou d’un autre des 7 émirats fédérés, on ne comprend vraiment pas pourquoi les Emirats arabes unis ont été retirés de la liste noire des paradis fiscaux de l’Union européenne (et de l’OCDE) tant les avantages fiscaux qui y prévalent sont exceptionnels.
– on réalise que les EAU sont en compétition directe avec des pays beaucoup plus importants sur le même créneau des Centres de Trésorerie Régionaux, qui eux aussi ne figurent pas sur ces listes et qui, pour certains n’y ont même jamais figuré.
A titre d’exemple, les Émirats arabes unis avaient été inclus dans la liste noire de l’Union européenne des juridictions non coopératives à des fins fiscales en 2017, pour en être ensuite retirés puis être réinscrits en mars 2019 parce que n’ayant pas fait de progrès suffisants dans la mise en mise en œuvre de leur réglementation sur la substance économique des Centre Régionaux de Trésorerie établis sur leurs territoires à la date limite convenue du 31 décembre 2018. Les Émirats arabes unis ont ensuite été retirés de la liste noire après avoir publié des règlements sur cette question de la substance économique des Centre Régionaux de Trésorerie établis sur leurs territoires.
-l’impressionnant nombre de conventions de prévention de double imposition signées par les EAU, en instance de signatures ou en gestation n’incline pas à croire que les mesures BEPS soient vraiment dissuasives pour les adeptes de l’évasion fiscale.
La conclusion qui se dégage après lecture est que la lutte contre l’évasion fiscale telle que voulue par les tenants de « la bonne gouvernance internationale » s’apparente en fait à la généralisation d’un abaissement le plus important possible de la fiscalité des contribuables aptes à la plus grande des mobilités, qu’il s’agisse des multinationales, des grandes entreprises et des très riches/riches particuliers.
Enfin, on ne s’empêchera pas de noter que les soucis de la Cour des comptes pour épargner aux établissements financiers des obligations déclaratives trop consommatrices de temps ont quelque chose de dérisoire par rapport aux capacités technologiques qu’ils sont capables de développer dans le cadre de cette gestion de trésorerie dans des Centres Régionaux.
VIII-7 Aperçu sur les techniques de « cash pooling ».
Cette technique s’exerce dans le cadre de Centres de Trésorerie, Régionaux (CRT) ou mondiaux. Pour les multinationales, le choix des Centres de Trésorerie Régionaux permet de couvrir chaque fuseau horaire important. D’où le choix fréquent d’établir un CRT dans les zones géographiques suivantes : APAC (Asie Pacifique), EMEA (Europe, Middle East & Africa) et Amériques
Il existe deux types principaux de cash pooling : physique et notionnel.
Le cash pooling physique : on parle souvent de concentration physique des liquidités, d’équilibrage cible ou zéro (ZBA) ou de balayage. Les soldes sont physiquement balayés vers un compte principal ou un compte maître sur une base périodique et sur base éventuelle de certains paramètres, par exemple un solde minimum ou maximum, un pourcentage de balayage, un solde cible et une variété d’autres paramètres. Le regroupement physique est disponible sur une base nationale, transfrontalière, transrégionale et multi-banque.
Le cash pooling notionnel : il s’agit principalement d’un outil d’amélioration des intérêts. Les structures de mise en commun notionnelle sont généralement des structures de superposition. Les soldes débiteurs et créditeurs d’une série de comptes appartenant à la même entité ou à des entités différentes et domiciliés dans le même pays sont théoriquement compensés à des fins de calcul des intérêts, sans mouvement physique de liquidités. Le regroupement notionnel multidevises offre la possibilité d’obtenir une position notionnelle nette dans une seule devise sans avoir à effectuer des opérations de change ou des swaps traditionnels, et permet de réaliser des économies d’intérêts supplémentaires grâce à la compensation des soldes dans différentes devises.
En fonction des réglementations spécifiques à chaque pays, les multinationales font le choix du pooling notionnel ou physique. En général, le pooling notionnel tend à être mis en œuvre davantage en Asie et en Europe, qui est également la région la plus mature au niveau mondial pour les solutions hybrides. Le pooling physique a tendance à trouver sa place en Amérique latine et aux États-Unis.
Il semble que 75 % des multinationales favorisent le pooling physique. Pour les autres, environ 15 % mettent en œuvre le pooling notionnel et 10 % optent pour une solution hybride.
Christian Savestre
[1] RTC en anglais, pour Regional Treasury Centre
[2] Cfr chapitre VIII.7
[3] Establishing regional treasury centres in ADGM – Abu Dhabi Market, May 2019
[4] Dans le cadre des travaux de l’OCDE de lutte contre la planification fiscale agressive, un certain nombre de règles ont été mises en place au niveau de l’Union européenne, avec en premier lieu la directive (UE) 2016/1164 du Conseil du 12 juillet 2016 (dite ATAD 1) modifiée par la directive (UE) 2017/952 du Conseil du 29 mai 2017 (dite ATAD 2).
Table des matières Introduction – Si vous n’êtes pas à la table, c’est que vous êtes au menu |