D’un coup, les humains ensemble prennent la mesure de leur mortalité. Chacun, immobile, à partir de son lopin de Terre. Les hommes et les femmes qui habitent des lieux meurtris par des siècles de ravages de toutes sortes découvrent que ceux qui vivent dans des lieux tranquilles meurent aussi. Qu’ils sont de chair, d’os et de peur ; comme eux. Ceux qui habitent des lieux tranquilles découvrent leur propre mortalité ; ils connaissaient celle des autres, du moins théoriquement.
D’un coup, foisonne une multitude de voix qui aspirent à une nouvelle appropriation de l’existence ; elles questionnent la violence d’un système politique et financier global qui, sous prétexte de gouverner les sociétés, détruit leur habitat, les transforme en produit de communication, en chair à finance. Certaines s’élevaient bien avant l’épidémie ; elles sont aujourd’hui plus audibles et plus nombreuses. Plus encore, ces voix d’économistes, de philosophes, d’écrivains ou de politologues se projettent désormais dans l’ère du post-capitalisme, dans la réinvention de la Terre et donc de notre être au monde, dans la refonte du relationnel humain. En prônant la nécessité de « repenser nos paradigmes », de « faire place au vivant », de penser « une communauté de destin », elles s’attèlent à réfléchir au monde de demain, qu’elles désirent différent de celui d’aujourd’hui. Ce faisant, elles esquissent les contours d’utopies nécessaires.
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Le défi auquel font face ces utopies, pourtant, est à la mesure de leur ambition, c’est-à-dire immense. Si tant est qu’elles s’éloignent de l’acceptation étymologique du mot « utopie », ce « lieu qui est nulle part », masse chimérique incernable dans l’espace et dans le temps car coupée du réel. Et qu’elles soient abordées comme un projet tangible dans lequel nous, économistes, philosophes, écrivains et politologues nous lancerions avec détermination, à coup de stratégies, de plans et d’objectifs. Nous œuvrerions alors à modeler une utopie concrète destinée à être érigée en système qui viendra supplanter l’ancien.
Il faut donc que l’utopie se fomente
Pour cela, la fin du système actuel doit être conçue. Or, celui-ci est nourri et entretenu par l’établissement de liens d’interdépendance matérielle auxquels il revient d’être attentif. Car, à partir du moment où d’eux dépendent la vie, la survie ou la mort des individus, ils s’avèrent être des liens de domination. Et que l’existence de chacun se fait dans les jointures de leurs interconnexions : si un Allemand est prié de travailler davantage à partir de chez lui (il est plus efficace en télétravail mais non il ne sera pas payé plus), qui donc ira puiser le cobalt dans le ventre des mines congolaises pour fabriquer son ordinateur ? Et si on doit consommer moins, qui achètera les fèves de cacao utilisées dans les pâtes à tartiner vendues aux classes défavorisées des pays dits « développés » ? S’il ne faut plus utiliser les GAFA, acheter en grande surface, soutenir un tourisme global, qui fera vivre ceux qui en vivent (mal) ?
Si ce ne sont les puissants d’aujourd’hui, c’est-à-dire ceux qui décident de la marche du monde, ce seront leurs frères, les puissants de demain. Car le système est féroce, bien tenu, solidement maillé. Dès qu’il vacille, ou semble vaciller, nombreux sont ceux qui, en son sein même, profitent d’une baisse d’attention pour le rendre plus carnassier. Ils préparent eux aussi le monde d’après à coup d’ordonnances, d’injections de fonds, de limitation des libertés, de reconnaissance faciale ou d’utilisation des nanotechnologies à des fins sécuritaires. Il va lutter pour sa survie, ce système qui, par ailleurs, ne tolère pas le vide.
Les peuples qui ont une longue histoire de domination et de violence, parce qu’ils en font l’expérience politique, économique et culturelle quotidienne, savent qu’il n’y a pas un pôle unique de puissance. Ils savent que derrière chaque rapace qui tombe, se dresse un autre rapace. Ils ont appris que, de même que les plus puissants savent dévorer les maillons secondaires du système politico-financier, ils s’attendent l’un l’autre pour, comme des hyènes, achever en riant celui d’entre eux qui flanche. Ils savent enfin que des puissants, il y en a beaucoup, qu’ils soient étatiques ou pas, et qu’ils ont leurs relais au sein même des peuples ravagés.
Les histoires de ces « laissés pour compte du système » – mais qui en réalité le nourrissent – montrent aussi qu’après le calme vient la tempête. Qu’après une crise, la rage de vivre reprend le dessus, dans un désir de normalité retrouvée, de retour vers notre zone de confort ; vers les habitudes qui nous bercent, parce qu’à force de constance dans ce que nous faisions, elles ont fini par définir ce que nous étions. Le système trouvera donc, en chaque individu, un précieux allié pour se rétablir. Soyons donc vigilants et ne nous hâtons pas pour annoncer sa fin, mais…
…préparons sa destitution
Les utopies qui occupent l’espace aujourd’hui sont pensées à partir de la France, de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Canada ou de Grande-Bretagne, pays industrialisés, développés, grandes puissances qui ont donné naissance, exécuté et affiné les modèles capitalistes et libéraux mais qui font face, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, à une telle situation d’adversité. Si ces pensées peuvent se déployer, c’est parce qu’à l’épidémie ne viennent pas s’ajouter l’insécurité et l’incertitude de la guerre, la famine, la pauvreté ou la maladie, sur fond d’absence d’État ; autant de violences qui imposent de ne penser qu’à l’immédiateté de la vie. Penser le futur est un privilège.
Le fait que cette parole qui émerge de ces lieux, pourtant circonscrits sur le globe terrestre, considère qu’elle peut décrire et réécrire le monde dans son entièreté, indique qu’elle part du principe que le sien propre résume la planète. Un journal français a titré, sondage à l’appui : « Les Français rêvent d’un autre monde ». Ce parti-pris reproduit les liens de domination qui nourrissent ce système à détruire. Ils puisent leur force dans la manière dont chaque société forme son imaginaire, à partir du regard qu’elle porte sur les autres et sur elle-même et, partant, de la place qu’elle s’octroie dans l’histoire et la géographie. Or, il y a d’autres utopies qui s’expriment en dehors des lieux de puissance – la planète est parsemée de rêveurs en marche – et qu’on peut entendre ; si on le décide. Achille Mbembe, pour ne citer que lui, réclame une nouvelle manière « d’habiter le monde », « un vaste ré-ordonnancement des relations »[1]. Penser le futur est une nécessité.
Il faut urgemment sortir de l’idée que, si la fin du système et son renouvellement sont pensés par et pour une société spécifique, c’est qu’ils le sont pour tous. Une réalité singulière ne peut servir de postulat pour embrasser les nuances du monde. Le monde est à redéfinir, ses contours à redessiner et le « nous » à repenser par tous puisque nous sommes tous dans le système. Nous sommes, tous, le système.
Et oui, dans chaque recoin du monde se trouve une utopie ; chacune est légitime à partir du moment où elle prône un monde meilleur pour l’humanité. Or, pour pouvoir formuler une alternative qui fasse monde, elles doivent se tisser en mailles aussi solides que celles du système actuel. Le chemin sera long à tracer, les consensus sur le sens des mots et des choses seront complexes à trouver. Les modalités de mise en œuvre encore plus. Nombreuses sont les aspirations qui n’ont pas trouvé preneur ou, pire, qui ont été dévoyées de leurs intentions d’origine. Cela ne doit pas nous empêcher de les nommer.
C’est en menant ensemble une réflexion sur nos interdépendances – c’est-à-dire sur ce que nous avons en commun mais aussi ce qui nous rend prisonniers les uns des autres –, en brodant l’un à l’autre nos pensées, nos imaginaires et nos vécus, et en faisant dialoguer nos futurs espérés, que nous parviendrons à faire se rejoindre les récits multiples des devenirs possibles. De notre effort pour extraire les utopies de leurs dimensions insulaires pour qu’elles épousent une dimension planétaire, nous pourrons inventer une politique et une économie de l’humain dans sa globalité. Et il est du devoir de tous ceux qui peuvent se projeter au-delà du présent de faire en sorte que le mot « utopie » signifie enfin le « quelque part » de chacun.
Hala Moughanie* – 24 avril 2020
* Écrivaine, consultante en coopération internationale, militante dans des organisations humanitaires, créatrice de l’association socio-culturelle Al Madina.
[1] Achille Mbembe, Brutalisme, Éd. La Découverte, 2020.