Ou comment l'expansion des marchés financiers s'organise
“Retirez plus de votre argent.” C’est en ces termes que le journal L’Echo nous invite à “Finance Avenue, le plus grand salon de l’argent”, qui se tiendra ce 17 novembre à Bruxelles. Une autre version de l’injonction à ne pas laisser son argent “dormir” à la banque mais à le faire “travailler” (sic) en le plaçant sur les marchés financiers. Mais d’où viennent ces injonctions au juste, et comment parviennent-elles à tenir une si bonne place malgré la crise de 2008 ? Comment parviennent-elles à ne pas passer pour ce qu’elles sont : des délires collectifs mortifères ? La minorité qui en profite le plus est probablement celle qui en parle le mieux et, en écoutant ceux qui servent leurs intérêts – le secteur bancaire et financier et ses lobbies – on comprend d’où le vent vient… Cela aussi se passe à Bruxelles, dans les rues et bâtiments du quartier européen.
Il n’est pas inutile de temps à autres d’aller humer de près l’ambiance qui règne dans l’univers des financiers et de prendre le pouls de ce monde sûr de sa puissance et de sa fortune – une façon aussi de mesurer l’ampleur des dégâts qui nous attendent encore, si nous laissons faire.
Financer la croissance !
La grande messe annuelle de la Fédération bancaire européenne (EBF), l’European banking summit, se tenait cette année dans le grand auditorium de la Banque Nationale de Belgique (BNB) à Bruxelles. La conférence avait pour thème le financement de la croissance – un thème très à propos, vous en conviendrez, alors que l’évidence est devant nous : poursuivre la logique extractiviste de la croissance est le meilleur moyen d’accélérer l’extinction du monde vivant, l’humanité inclue, dans beaucoup de souffrances.
L’EBF ne s’en cache pas: sa mission est bel et bien d’influencer les politiques publiques et les législations européennes. C’est un lobby, et l’un des plus influents de Bruxelles, qui s’évertue à partager “une vision à l’attention des législateurs européens, des banques et des marchés dans un monde qui change“[1].
En cette journée ensoleillée du 27 septembre 2018, l’EBF avait programmé une succession de prises de paroles : des keynotes pour les grands pontes comme Jeroen Dijsselbloem[2], ancien directeur de l’Eurogroupe, Emma Navarro, vice-présidente de la Banque européenne d’investissement, ou John Berrigan, Directeur général adjoint de la DG FISMA[3], des fireside chats, sortes de discussions bien cadrées, des speech pour les intervenant∙e∙s un peu moins prestigieu∙ses∙x et des panels pour faire soi-disant “débat”.
Un savant mélange entre représentant∙e∙s des autorités publiques et des intérêts privés y était orchestré et il était difficile de distinguer les un∙e∙s des autres tant le discours était similaire. Gonflé d’une fierté conquérante à peine contenue du côté des banquiers, lissé, policé et pétri de complaisance du côté des institutions publiques : Dijsselbloem qui s’excuse d’utiliser le terme de “méga-banque” qui risquait peut-être de vexer ses hôtes, Berrigan qui répète combien le développement des marchés financiers est bon pour la croissance et l’emploi, Navarro qui nous rappelle qu’il est nécessaire de s’affranchir des barrières réglementaires pour créer un environnement confortable pour les investisseurs.
Malgré le jargon et l’absence des sous-titres qui auraient été nécessaires pour comprendre les nombreux sous-entendus dont étaient tissés les discours, quiconque aurait passé cette porte et se serait attardé∙e dans la salle aurait été en mesure de comprendre ce qui se jouait dans cette conférence où chacun∙e se reconnaît et où le patron de la Fédération bancaire européenne donne du “dear John” à l’adjoint au Commissaire européen en charge des réglementations financières. Il s’agissait pour l’EBF, ses membres et ses alliés, d’obtenir, en public, l’assurance que les pouvoirs publics ne viendraient pas gêner leurs projets d’expansion, et mieux, qu’ils viendraient les soutenir et en seraient les premiers partenaires et facilitateurs[4].
Quelle vision l’EBF défend-t-elle ?
C’est d’abord une vision colonisatrice et conquérante faite de croissance, de courbes et de graphiques montants, de marges, de profits et de dividendes toujours plus élevés. Les entreprises qui défendaient ici leurs intérêts sont des multinationales, propriétés de leurs actionnaires et outils de leurs dirigeants, dont les actions sont cotées sur les marchés financiers. On le sait, leur principal objectif est le profit, à très court terme, et pour cela, il faut grandir toujours plus et étendre les marchés, entendez: convertir tout ce qui pourra l’être – jusqu’aux terres agricoles, aux pensions, services publics, logements, infrastructures, hôpitaux, universités… – en opportunité d’investissement, en rendement, en titre financier, négociable sur les marchés.
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Aline Fares
[1]Traduction du sous-titre du rapport de l’EBF sur le financement de la croissance (en anglais). Le rapport est disponible dans son intégralité sur le site https://www.ebf.eu/wp-content/uploads/2018/09/Financing-the-Europe-of-tomorrow-a-vision-for-policymakers-banks-and-markets-in-a-changing-world-September-2018.pdf
[2]Dijsselbloem n’a plu de mandat public depuis le début de l’année 2018. Il était toutefois invité en tant qu’ex-Président de l’Eurogroupe. Il est aujourd’hui membre du World Economic Forum, une plateforme au sein de laquelle siègent des représentants de toutes les grandes multinationales – une sorte de super-lobby international…
[3] La DG FISMA (Directorate General for Financial Stability, Financial Services and Capital Markets Union), est en charge de la rédaction des propositions de lois qui « régulent » le secteur financier. L’Union européenne a aujourd’hui la charge de plus de trois quarts des régulations financières en Europe (les autres réglementations étant laissées à l’initiative des États membres).
[4]Si vous n’avez rien d’autre à faire, visitez les pages du site de l’EBF et admirez les citations empruntées à des hauts fonctionnaires européens comme ici: https://www.ebf.eu/priorities/financing-growth/sustainable-finance/ : elles trônent là comme une confirmation que l’oeuvre des banques européennes est bel et bien adoubée par les pouvoirs publics.
[5]Voir le troisième paragraphe de cet article des Echos sur la fragilité de la Société Générale : https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0600084151219-stress-tests-trois-banques-a-surveiller-2218808.php
[6] Une partie importante de la population n’a pas d’épargne et n’est donc même pas concernée par ceci. Rien qu’en Belgique, pays réputé pour son épargne importante mais répartie de manière très inégale, 30% de la population n’a pas d’épargne (source: étude ING).