Verser des dividendes en pleine période de crise Covid
« Le summum de l’irréalité ? Après le plus gros choc économique jamais connu de –6,5% du PIB (= perte de 25 milliards €), paralyser le pays, car une augmentation des salaires de 3,2% (4 à 5 milliards €) est trop faible. Il faut le faire… » : c’est la réaction à chaud de Pieter Timmermans, patron de la FEB, le 10 mars dernier sur Twitter suite à l’annonce de la grève nationale prévue le 29 mars en front commun FGTB-CSC. Le versement de dividendes supérieurs aux bénéfices des entreprises comme ce fut le cas en 2018, pas de soucis. Verser des dividendes en pleine période de crise Covid, tout en profitant du soutien économique de l’État ? Il ne semble guère s’en émouvoir. Les brevets qui freinent la production de vaccins, mettent en concurrence les États qui souhaitent les acquérir éloignant ainsi la sortie de crise ne semblent pas l’ébranler davantage. Non, ce qui choque Pieter Timmermans, ce qui, selon lui, constitue le « summum de l’irréalité » dans cette pandémie, c’est une grève générale qui concerne une possible augmentation de salaire pour plus de 4 millions de travailleur·euse·s dans ce pays. « Le vaccin contre les faillites », selon la FEB, serait de respecter la norme salariale. Ils promeuvent la compétitivité, donc la modération salariale, prétendent qu’« aucun secteur n’est épargné » par la crise sanitaire et tentent de prendre à parti « les jeunes et petites entreprises » pour s’opposer aux revendications syndicales. [1]
Crise sanitaire, crise économique et dette publique
Nous allons devoir nous serrer la ceinture les 10 prochaines années.
Il y a un an, le dogme néolibéral du cadre budgétaire restreignant les dépenses publiques était encore considéré comme indépassable. Le chiffre de 3% était érigé comme une règle d’or régissant le niveau maximal de déficit public. Cette règle qui semblait inviolable a momentanément été écartée. Pour faire face à la pandémie, pour limiter les faillites et pour garantir les revenus des travailleu·rse.s, l’État a dû délier les cordons de la bourse… Tout ce qui était considéré comme impossible depuis plus de 40 ans fut mis en place du jour au lendemain. On ne limite plus la dépense publique, le déficit se creuse et la dette s’envole dans le but de préserver l’appareil productif jusqu’au retour des beaux jours présumés. Mais Eva Debleeker, Open Vld, nous prévient : « Nous allons devoir nous serrer la ceinture les 10 prochaines années. »[2] Il est intéressant de mentionner que la secrétaire d’État au Budget ajoute : qu’« en même temps nous devons aussi investir dans le futur ». Il ne faut pas analyser vulgairement le néolibéralisme comme une opposition entre l’État et le libre marché. Il s’agit plutôt d’un mouvement de rupture avec le cycle keynésien, marqué par le mythe du compromis social, et l’affirmation du caractère de classe de l’État. Ainsi, il est tout à fait cohérent de se figurer un État néolibéral qui socialise les pertes des entreprises ou investit dans des partenariats public-privé tout en limitant l’offre de ses services publics ou en appliquant la modération salariale.
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Le soutien aux entreprises pendant la période Covid s’est principalement manifesté par la possibilité de recourir au chômage temporaire. Il est important de préciser ici que toutes les entreprises n’ont pas joui de la même façon de ce soutien. En effet, les indépendants et les petites entreprises qui emploient peu de personnel n’ont évidemment pas profité de ce mécanisme et, malgré les revenus de remplacement, ont peiné à faire face à leurs coûts fixes. Ces jeunes et petites entreprises, que la FEB prétend grossièrement représenter, n’ont pas pu compter sur cette organisation patronale pour organiser de grands moratoires pour discuter, par exemple, de leurs loyers et de leurs poids dans une période de non-activité.
En 2008 et 2009, suite à la crise financière, les entreprises ont profité des aides d’argent public pour augmenter le versement des dividendes.[3] Elles l’ont également fait depuis le début de la crise du coronavirus, Colruyt a par exemple versé 180 millions € de dividendes en 2020. Bruno Bauraind, chercheur au Gresea, plaide pour une cotisation de crise visant les entreprises qui dégagent le plus de dividendes.3 Cette cotisation permettrait « de déplacer le débat sur la gestion de la crise de la part salariale vers la part du capital ». Quelle que soit la forme dans laquelle se porte le capitalisme, on voit que cette contradiction entre salaire et profit se dresse en toile de fond des débats économiques.
Pour une augmentation significative des salaires
Certains secteurs ont tourné à plein régime et réalisé des profits extraordinaires.
Malgré cette situation de ralentissement économique manifeste, de nombreux travailleur·euse·s ont continué à travailler. Il est d’ailleurs fondamental de dénoncer le mensonge de Pieter Timmermans qui affirmait qu’« aucun secteur n’est épargné. » Au contraire, certains secteurs comme par exemple ceux de l’agroalimentaire ou de la grande distribution ont tourné à plein régime et réalisé des profits extraordinaires. Soutenir et reconnaître les efforts des personnes qui ont travaillé dans ces secteurs serait de permettre des augmentations salariales dignes de ce nom. Actuellement la loi empêche cette possibilité en fixant une norme qui plafonne l’augmentation des salaires à 0,4% pour les deux prochaines années, pas plus. C’est le Conseil central de l’Économie (CCE) qui calcule cette marge en amont des négociations de l’accord interprofessionnel. Le CCE se base sur l’évolution du « coût du travail »[4] en Belgique et compare celui-ci à ceux des trois pays voisins (France, Allemagne et Pays-Bas) pour calculer la marge d’augmentation possible qui « préserverait la compétitivité ».
Le calcul à l’origine de l’établissement de cette norme ne tient pas compte de la productivité des travailleur·euse·s belges, celle-ci ne cesse de croître et permettrait donc une augmentation plus importante des salaires si elle était prise en compte. La Gazette des salaires distribuée par la FGTB et la CSC note ainsi que les salaires connaissent un retard de 12% sur la hausse de la productivité depuis 1996.[5] Par ailleurs, Olivier Malay, économiste et membre du service d’études de la CSC A&S, souligne que, pour fixer la norme salariale, « les calculs ne prennent pas en compte les cadeaux fiscaux du gouvernement aux entreprises. »[6] L’argent investi par les pouvoirs publics pour subventionner les emplois privés est considéré comme étant payés par le privé. Pourtant, il s’agit d’économies considérables : 8,4 milliards € en 2019, précise la Gazette des salaires. Ces subventions viendront ainsi gonfler artificiellement le montant que déboursent les entreprises en vue de réduire la marge salariale.
Les socialistes et la loi de 1996
La loi de 1996 qui définit cette norme n’a pas été remise en question au moment de l’accord de gouvernement De Croo. Une décision privilégiant la modération salariale à l’instar du renforcement de ladite loi en 2017 effectué par le gouvernement Michel. Celle-ci « s’inscrit dans un cadre néolibéral » selon Luc Masure, ancien économiste au Bureau du Plan.[7] Le Parti Socialiste, titulaire du Ministère de l’Économie et du Travail avec Pierre-Yves Dermagne, est mis à mal. Les socialistes sont poussés dans le dos par la FGTB et Marc Goblet, député socialiste et ancien dirigeant syndical qui signe une proposition de loi avec Raoul Hedebouw, chef de groupe PTB à la Chambre, pour rendre indicative la fameuse norme salariale et permettre la liberté de négociation des salaires.[8] Il faut préciser que la norme est impérative depuis 2017 et la modification de la loi par le gouvernement Michel. Cette modification fût maintenue comme telle par le gouvernement De Croo qui respecte ainsi l’héritage du gouvernement précédent.[9]
Alors qu’ils prétendent être idéologiquement opposés à cette loi, ils ne semblent pas encore prêts à matérialiser cette opposition dans un vote au Parlement, au risque de mettre à mal la coalition Vivaldi et de se fâcher avec leurs partenaires de droite. Les socialistes n’ont cessé de critiquer le tax-shift ou le saut d’index lorsqu’ils se trouvaient dans l’opposition face au gouvernement de Charles Michel. Ces mesures ont généré des transferts de fonds depuis les salaires des travailleur·euse·s vers les profits des actionnaires. Aujourd’hui au pouvoir, le Parti Socialiste se désole par la voix du ministre Dermagne d’un échec des négociations de l’accord interprofessionnel à défaut d’adopter une attitude aussi offensive qu’autrefois. Si Paul Magnette prétend soutenir à 200% la grève du 29 mars, on peine à voir quel acte politique concrétise cette position.
Lundi 29 mars c’est grève
Lors de la commission parlementaire du 16 mars et de la présentation de la proposition de loi Hedebouw-Goblet, les groupes MR et Groen ont demandé au ministre Dermagne de se prononcer sur la mesure proposée. À l’instar des deux députés, les syndicats remettent également en cause la loi de 1996 qui limite les salaires. Face à cette contestation, les socialistes sont mal pris. Pour une augmentation salariale digne de ce nom, il faut un mouvement social fort et gagner la bataille culturelle en osant mettre en cause les responsables politiques. Il faut mettre sous pression cette gauche qui ne croit plus au pouvoir du mégaphone.[10] Les syndicats appellent à une grève générale le lundi 29 mars pour briser la logique de modération salariale et remettre en cause la loi de 1996 par laquelle elle s’exprime.
Sébastien Gillard
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