Quand révolution sexuelle rime avec révolution lexicale

Avant les années 1950, des mots aujourd’hui d’usage courant, tel que seks, n’existaient pas encore en néerlandais. De la banalisation de mots auparavant jugés scabreux jusqu’à la création de néologismes, la révolution sexuelle et les changements sociaux qu’elle a entraînés se sont manifestés jusque dans la langue. Cela signifie-t-il pour autant que tous les tabous langagiers soient tombés?

Dans les années 1950, le terme seks (rapport sexuel), ainsi que des mots tels que sex-appeal et sex-bom (bombe sexuelle) ont été introduits dans la langue néerlandaise, ceci par le biais de blockbusters américains mettant en scène des stars comme Marilyn Monroe. Cette évolution n’est pas allée de soi, ainsi qu’on peut le déduire d’un article de presse du 25 mars 1950: le journaliste y exprime le dégoût que lui inspire une salle de cinéma bondée «de gens qui regardent bouche bée une avalanche de sexe». Cependant, le mot seks, emprunté à l’anglais, représentait une solution pratique pour qualifier, sans avoir à rougir, un phénomène pour lequel il n’existait pas de vocable néerlandais convenant à un usage en société.

Au cours des années 1960, la révolution sexuelle a déferlé sur les Plats Pays. Cette révolution est allée de pair avec d’autres changements sociaux: la jeunesse s’oppose à l’autorité en place; la société se démocratise; en outre, aux Pays-Bas (avant la Belgique), on assiste à une dépilarisation rapide –autrement dit à la fin d’une société scindée en groupes en fonction de convictions politiques, confessionnelles ou philosophiques.

En 1969 apparaît Dolle Mina, un mouvement luttant pour l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes. Ceci est facilité par l’invention de contraceptifs féminins, entre autres de pil (la pilule) ou anticonceptiepil (pilule contraceptive), het spiraaltje (le stérilet), de prikpil (l’injection d’acétate de médroxyprogestérone) et het dalkonschildje (le Dalkon Shield). Pour la première fois, les femmes maîtrisent elles-mêmes le risque de grossesse; sexualité et mariage se trouvent séparés. Parallèlement, les mouvements Provo et hippie encouragent de vrije liefde (l’amour libre), de partnerruil (l’échange de partenaires) et de buitenechtelijke seks (les rapports sexuels extraconjugaux). Tout cela a donné naissance à nombre de nouveaux mots néerlandais dont ceux mentionnés ci-dessus.

La jeunesse commence à parler ouvertement des diverses formes de sexualité et opte pour des termes crus considérés jusque-là comme des gros mots: kut (chatte), lul (bite), etc.

Tout cet amour libre et cette libération sexuelle ont conduit à la disparition du tabou portant sur le vocabulaire sexuel: les jeunes ont commencé à parler ouvertement des diverses formes de sexualité et à nommer sans gêne les choses par leur nom. Alors que l’ancienne génération les voilait sous des termes d’origine latine provenant du lexique médical –penis (pénis), testikel (testicule), vagina (vagin), clitoriserectie (érection) et orgasme– ou recourait à des euphémismes livresques démodés comme geslachtsdelen («parties génitales» ou «organes de reproduction»), schaamdeel (partie intime), schede («gaine» ou «fourreau») et roede (membre), la jeunesse opte pour des termes crus considérés jusque-là comme des gros mots: kut (chatte), lul (bite), piemel (zob), kloot («couille» ou «burne»)… On désigne dès lors «l’acte» par des verbes comme klaarkomen («jouir» ou «prendre son pied»), naaien (baiser), neuken (niquer), wippen (copuler), kezen (tringler), vozen (fourrer), tous anciens mais réservés jusque-là à des cercles confinés.

La télévision et les livres ont mis ce nouveau vocabulaire à la portée du grand public. Cela ne s’est pas déroulé sans remous. En 1964, par exemple, on a assisté à une véritable querelle médiatique lorsque le radio-télédiffuseur AVRO, pourtant perçu comme neutre, a empêché à deux reprises la lecture à la télévision d’un poème de l’écrivain Remco Campert. Ce poème contient un vers devenu légendaire: «Alles zoop en naaide» (Tout picolait et baisait). Motif invoqué: «pas adapté à la consommation de masse». Controverse comparable, toujours en 1964, lors de la première apparition du mot neuken sur la scène néerlandaise: l’honneur de cette primeur est revenu à l’actrice Sylvia de Leur lors d’une lecture du roman picaresque Ik, Jan Cremer (Moi, Jan Cremer).

La suite sur les plats pays

Nicoline van der Sijs
linguiste attachée à l’Instituut voor de Nederlandse taal de Leyde

 


A LIRE sur POUR les autres articles de la Revue “Les Plats Pays” publiés par POUR en 2024.
●La misère des Flandres dans une perspective transatlantique.
●Du Katanga à la Campine : les racines coloniales de l’industrie flamande.
●Un oubli historique : le commerce “belge” des esclaves.
●Le passé protestant d’Anvers, une page d’histoire occultée.
Retrouvez ces articles en mettant soit les mots les plats pays dans l’onglet de recherche en haut du site à droite soit le titre de l’article dans l’onglet de recherche en haut du site à droite.
Également sur les plats pays.
●La Flandre, épicentre du conflit de classes dans l’Europe médiévale.
Retrouver l’article en mettant le titre de l’article dans l’onglet de recherche en haut du site à droite.