Pour cette 17ème chronique, j’aimerais interrompre quelque peu le fil de mes précédentes contributions et laisser de côté, momentanément, les questions de fausses prétentions scientifiques et de fausses bases de mesures dont veulent s’habiller les « idéologies » que sont les dites « sciences » économiques et managériales. Je pense plus indiqué et plus à propos de mettre à profit certaines conséquences des échanges que j’ai eues avec les membres de l’équipe de Pour.press et de leurs invités, lors de mon passage à Bruxelles en débuts juin 2019. Il m’a en effet été posé quelques intéressantes questions et opposé quelques pertinentes objections, dont je souhaiterais partager la teneur et les réponses avec l’ensemble des lecteurs abonnés ou « visiteurs » du présent site. Je débuterai par la (grande) question de savoir s’il peut y avoir un espoir quelconque de voir les choses économiques-politiques-managériales… changer pour aller vers une – vraie – viabilité-pérennité de notre monde, et d’un « assagissement » du système capitaliste néolibéral débridé et dominant, ou non.
Des gnous ou des citoyens pensants et critiques ?
Disons d’emblée que j’affichais, d’entrée de jeu, un scepticisme et un radicalisme quasi absolus quant à compter sur le « système » néolibéral pour qu’il se réforme et devienne moins destructeur-vorace. Voire même, également, sur de possibles espoirs à entretenir face à des « alternatives » telles que l’économie sociale, le développement dit durable ou l’économie du recyclage, du troc… Je fus alors jugé par certains, vu les radicalismes inflexibles de mes propos, comme défaitiste, trop pessimiste, poussant au désespoir, voire partisan du « baisser les bras », sinon une inutile et contre-productive nouvelle Cassandre. Ma réponse consista, entre autres, à recourir à un emprunt à Frédéric Dard, qui se définissait comme « désespéré-heureux » et à Antonio Gramsci, qui lui se disait « optimiste avec son cœur, mais pessimiste avec son intelligence ». Cela fut à son tour jugé comme une « pirouette » de ma part en vue d’éluder l’objection. Mais il ne s’agissait pas du tout, ou à proprement parler, d’une simple « pirouette ». Lorsque je me dis « désespéré heureux », cela veut dire que mon « bonheur » vient de ce que je travaille bien dur pour tenter de mettre au jour et comprendre certaines failles « structurelles » qui font que notre monde est quasiment le contraire de ce qu’on en prétend. Cela est désormais quasiment la seule significative satisfaction que je retire de l’observation des peuples qui, en foules de moutons de Panurge, semblent, tels les gnous, quasiment contents (ou inconscients, ou sans désir de conscience) de courir toujours plus vite vers le mur qui les attend au bout de l’impasse capitaliste-néolibérale, tout comme les gnous qui, même au risque de se jeter les uns après les autres dans les précipices, se suivent en rangs serrés jusqu’à s’écraser au fond des abîmes. Je suis ici en droite ligne avec l’écrivain philosophe Canadien Upton Sinclair, qui a eu un mot résumant magistralement les raisons de l’aveuglement quasi général (ou l’indifférence) de ce que je me permets d’appeler les « populations-gnous ». Aliénés, prisonniers d’une intense « fausse conscience », armés d’une solide « mauvaise foi »[2], aveuglés par la propagande et les mensonges à mitraille dont les abreuvent les médias et autres officines de la superstructure au service du capital, incapables de pensée authentiquement personnelle ou critique devant les vrais GROS problèmes qui nous assaillent, ils en ressassent mêmes les pseudo-justifications que « le système » leur sert à satiété, du genre « Il n’y a pas de modèle alternatif » ou « Se soumettre au primat des impératifs économiques »… Ce mot, donc, va ainsi : « Il relève de l’impossible que de tenter d’expliquer quelque chose à quelqu’un dont les intérêts ou la tranquillité de conscience, relèvent précisément du fait qu’il n’y comprenne rien !». Je me heurte chaque jour à des cohortes de gens (à commencer par les patrons chez qui je suis souvent consultant, pour la plupart et à finir par les politiciens, mes collègues, mes étudiants, les participants à mes séminaires ou mes conférences…) qui ont pratiquement tous, à priori, tout intérêt à « ne rien comprendre » à mon discours. Donc à le nier par le truchement de tous les « éléments de langage » que la « superstructure »[3] leur insuffle assidûment depuis leur naissance. Cela me désespère. Il y a bien entendu les Gilets Jaunes, les Verts d’un peu partout, les jeunes qui se révoltent sans savoir trop bien à quoi il faut exactement s’attaquer, comme par exemple les jeunes, les lycéens… un peu partout, suite au coup d’éclat à Davos de la jeune suédoise Greta Thunberg qui a si fortement exhorté – et avec raison – « de paniquer plutôt que d’espérer ». Il y a aussi nombre de mes étudiants se disant eux, souvent par « pures intuitions » – et non, hélas le plus souvent, par quelques connaissances articulées que ce soit – « conscients » des questions écologiques, de ce que le « système » actuel est visiblement non durable, qu’il doit changer… Mais qui, du même souffle, ne voient pratiquement aucun problème à la continuité de la « croissance économique » (qui bien entendu serait, par nature, aussi indispensable qu’imparable) dans le fait de vouloir eux-mêmes être des patrons qui vont « faire de l’argent »… idéalement de façon « durable », « éthique », « socialement responsable »…, comme ils disent, en répétant les creux mantras de (quasi tous) leurs autres professeurs, des médias… On nage dans les approximations, l’ignorance et les oxymores!
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Omar Aktouf[1]
[1] Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
[2] Aux sens de H. Marcuse (L’homme unidimensionnel), ou encore de J.P. Sartre (L’être et le néant – la métaphore du “`garçon de café“ ; Les chemins de la liberté ; Les mains sales ; Le diable et le Bon Dieu…)
[3] Dans le sens marxien du terme : tout ce qui contribue à « formater » les consciences pour bien accepter et servir le système de conditions d’existence qu’on impose aux peuples. Cela comprend le politique, le religieux, l’information, l’éducation… dont les pouvoirs se servent pour contrer toute possibilité d’éclosion de pensée critique, différente ou contraire.
[4] Voir ma chronique consacrée à la finance… et aussi La stratégie de l’autruche, chap. VI.
[5] Réponse détaillée dans chacune de mes chroniques consacrées à la finance, au profit…
[6] Idem.
[7] Je consacre à cette question une bonne partie d’une de mes chroniques portant sur le « statut ontologique» du profit.
[8] Le Rapport Bruntland de 1987 a, à ce sujet, bien malgré lui, donné des munitions sémantiques inespérées aux tenants du capitalisme.
[9] J’y inclus mes collègues professeurs de gestion et, surtout, les armées d’économistes orthodoxes, dominant de loin les espaces intellectuels, tout en « inspirant » les discours des milieux journalistiques, politiques, gestionnaires, financiers-bancaires…
[10] Dixit les « gourous » Henry Mintzberg et Michael Porter…
[11] Voir, entre autres, à ce sujet : J. Perkins, Confessions d’un assassin financier, et Histoire secrète de l’empire américain : Assassins financiers, chacals et la vérité sur la corruption à l’échelle mondiale… ou A. Deneault, Offshore : paradis fiscaux et souveraineté criminelle, et Une escroquerie légalisée : précis sur les « paradis fiscaux »
[12] Comme l’ont dit J. Chirac à Johannesburg, N. Hulot lors de sa démission récente du poste de ministre de l’environnement de Macron en France, feu R. Dumont il y a longtemps, A. Jacquard… H. Reeves et bien d’autres.
[13] Je suis ici en pleine adéquation avec des G. Devereux (De l’angoisse à la méthode), des W. La Barre, des E. Morin… qui plaident, chacun à sa manière, pour une « complémentarité », voire une « multi-complémentarité » entre les sciences, aussi éloignées les unes des autres qu’elles peuvent sembler.
[14]Pour plus de détails : Ceci fait l’objet de ma chronique portant sur le statut scientifique du profit.
[15] Ce que préconisait déjà le premier Rapport du Club de Rome en 1972, sous la dénomination de « croissance organique différenciée », soit des taux de croissances négatifs soutenus pour les pays nantis, afin de permettre des taux positifs pour les pays en développement.
[16] Il suffit de lire n’importe quel livre de management portant sur les dirigeants, les patrons, les « leaders » (parce que riches !)… pour se rendre compte à quel point il s’est créé une véritable « métaphysique patronale », pour plus de détails voir mon chapitre dans T. Pauchant (dir.) La quête du sens. Ou la version anglaise In Search of Meaning.
[17] Voir mon livre La stratégie de l’autruche, chap. II et III.
[18] Les questions et objections invoquant des risques d’inflations, de surchauffes, de déflations… sont ici une discussion bien secondaire et d’un tout autre ordre qu’il serait aisé de largement tempérer, sinon invalider.
[19] Agronome et écologiste célèbre, auteur entre autres de L’Afrique noire est mal partie, livre dans lequel il entrevoyait, déjà en 1962, le fait que les pays d’Afrique ne s’en sortiraient pas, bien au contraire, à suivre les modèles économiques, agricoles…, légués par les anciens colonisateurs.
[20] Il n’est qu’à voir les quantités de gens qui ne boivent plus que de l’eau embouteillée pour se rendre compte à quel point il avait raison.
[21] Ce qui deviendra le titre d’un de ses livres ultérieurs.
[22] Il y a bien sûr ce mouvement des jeunes, des lycéens dont j’ai parlé plus haut… suite au désormais fameux « I don’t want you to hope, I want you to panic ! » lancé à la face du forum de Davos par cette jeune suédoise, Greta Thunberg qui a provoqué une certaine vague de protestations de la jeunesse contre les générations qui ont conduit la planète à l’état qu’on lui sait. Mais hélas, fort peu relayé par cette hyper puissante superstructure capitaliste-néolibérale, cela reste quasiment des faits de simple curiosité.
[23] J’ai en effet cette chance d’avoir avec continuité depuis des décennies, des étudiants, des auditoires universitaires, des publics de sociétés civiles… un peu partout à travers au moins quatre continents.
[24] Ainsi cette simple démonstration les pousse à se montrer immédiatement plus réceptifs à l’argument des « limites à la croissance », donc forcément des limites (sinon catégorique démenti) à tout ce que leurs esprits avaient jusque-là admis comme allant de soi qu’ils reçoivent dans tous les enseignements qui m’entourent en business school ou business economic school (faire des profits maximums, faire croître indéfiniment les profits, « le progrès », etc.) : cela consiste à leur demander d’appliquer la formule de l’intérêt composé à un taux de croissance annuel de (seulement !) 4% et de déduire quel sera le facteur multiplicatif de tout ce qui nous entoure en un siècle. Comme avec 4% de taux de croissance, on double TOUT (!) tous les 15 ans environ, il est alors facile de montrer qu’en un siècle (puisqu’il y a environ 7 fois 15 en 100), que ce facteur multiplicatif serait de 7 à la puissance 2, soit 128. Je leur demande alors d’imaginer leur ville avec 128 fois plus d’aéroports, d’immeubles, de rues, de centres d’achats, etc. Hélas malgré cet argument massue, une bonne partie parmi eux demeure tout de même confiante dans « les capacités d’adaptation des humains », en de futurs miraculeux « progrès techniques »…
[25] Mes incessants voyages à travers au moins quatre continents, me le font constater sans cesse.
[26] Voir la prolifération des études et publications sur “l’anxiété collective”, les travaux sur les syndromes dits de « dépression sociale » ou « de facteurs sociaux de la dépression »…
[27] Je fais ici allusion à (mais pas seulement) ce que l’on dénomme les tenants de la “Collapsologie”, lesquels, parmi d’autres, pensent qu’il faudrait se préparer à une « finitude » de notre ordre dominant bien plus imminente qu’on ne le croit, entre les années 2020 et 2050 ! J’y reviendrai dans ma prochaine chronique.
[28] Au simple sens de « capacité humaine à ”comprendre” les choses ».
[29] Jayw Forrester : Industrial Dynamics – After the first Décade.
[30] Nous reviendrons, bien entendu, en une prochaine chronique sur ce rapport, ses préconisations, ses fondements, ses suites…
[31] Dit Rapport Charney.
[32] Les USA y sont clairement montrés du doigt comme étant, et de loin, les principaux émetteurs de GES.
Source de la photo d’illustration: Beacon Rock Golf Course