Cécile Amar, reporter au Journal du Dimanche, a publié une longue conversation avec Jacques Delors, intitulée L’homme qui ne voulait pas être roi [1].
Voilà un homme d’État, un vrai, qui a contribué à créer une Europe large et réconciliée. Son combat, il le menait sans tricher, ne trahissant pas les siens tout en étant attentif aux valeurs de gauche et surtout capable de médiation entre les parties en désaccord. Ce qui bien sûr lui amènera des reproches; conséquences indissociables d’une action menée tambour battant. On le sait, il suffit de lever le petit doigt pour entendre des rouspéteurs ou des mauvais coucheurs.
Des prévisions qui se réalisent
Jacques Delors, en 1993, redoutait que «le consumérisme ne contamine la politique, le langage et la pensée politiques». Le progrès social conditionne le progrès économique, explique-t-il, mais «toute réforme implique des renoncements pour certains, des avancées pour d’autres. C’est la difficulté même des gouvernements». Or, on a «laissé le pouvoir au Conseil européen qui est l’exaspération des intérêts nationaux». Il est évident pour lui que «l’ordre public social doit être un ordre pacifique où chacun retrouve ses droits mais aussi ses devoirs et où une grande part est laissée à la subsidiarité». C’est ce qu’il essaya d’établir, de 1985 à 95, lorsqu’il était président de la Commission européenne.
Ont-ils assez de trempe?
Entre hier et aujourd’hui, Jacques Delors raconte les événements tout au long d’une vie où il a exercé des responsabilités syndicales, politiques et économiques essentielles. Hélas, pas mal de ses inquiétudes se sont avérées justes malgré ses efforts pour défendre la ruralité et l’Europe sociale, pour soutenir le dialogue entre patrons et syndicats au sein d’une économie marchant sur ses deux jambes.
Aujourd’hui, il propose de privilégier «une forme nouvelle de compagnonnage entre l’homme et la nature» en réinventant les modes de notre présence au monde et les conditions de notre humanité. Il se demande crûment: «Est-ce que les Européens ont vraiment la trempe nécessaire pour faire face aux formidables mutations du monde actuel?» Certains jours tristes, il relève que les dirigeants actuels ne sont pas à la hauteur de l’Histoire. Et son constat est amer: «Il n’y a pas chez ces 28 un sang européen qui circule, une ambition commune». Dans les veines de Jacques Delors, ce sang circule bien encore!
Réponse à Jacques
Non Jacques, nous ne voulons pas «d’un agrégat de 28 pays qui ne partagent plus de vision commune». Si, comme vous le dites aussi, «l’égoïsme de certains a pris la place du désir d’union, la solidarité n’est plus qu’un mot», il se trouve des gens, des groupes, bientôt des peuples, qui ne l’entendent pas de cette oreille. Oui, tout se déglingue. Cela n’empêche pas, au contraire, de reconstruire ensemble sur une terre mieux labourée, et veiller à ce que l’idée de solidarité prévale sur la cupidité des dominants, et la politique sur la financiarisation à tout crin.
Les alternatives citoyennes ne manquent pas en ce début d’année, voyez les bonnes nouvelles sur le site d’Olivier Bonfonds. Bientôt dans les pages de Pour.press, vous trouverez une interview sur son dernier livre Il faut tuer TINA. En attendant, pour le mois de janvier voici quelques exemples pour donner l’eau à la bouche ou plutôt du cœur à l’ouvrage: un patron cède son entreprise à ses 40 salariés et y laisse quatre millions d’euros, le peuple roumain fait reculer son gouvernement qui voulait alléger la loi anti-corruption, en Australie, un peuple aborigène récupère ses terres après 37 ans de lutte et aux Pays-Bas tous les trains roulent au vert…
Les efforts citoyens sont croissants. Un petit dernier concernant nos sous? C’est à propos de Belfius, la banque entièrement détenue par l’État belge. Une plate-forme «Belfius est à nous» souhaite, à travers une série d’activités, de réflexions et d’actions, proposer un contrôle citoyen. Ben oui, puisque chaque Belge a payé 363 euros (4 milliards au total), normal qu’il donne son avis!
Et c’est ainsi que de Jacques Delors, citoyen d’honneur de l’Europe, à nous, obscurs et vaillants citoyens européens éveillés, traçons, petit à petit, un avenir pour tous. La politique est un outil extraordinaire que nous voulons reprendre et redorer pour qu’elle puisse éclairer chaque maison. Frère Jacques, on peut sonner les mâtines!
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Que raconterait Jacques Delors à un jeune qui déclare n’avoir plus foi en l’Europe?
«Je lui dirais qu’il n’y a pas d’avenir dans le monde qui vient pour une nation seule. Évidemment, j’exclus la Chine, les États-Unis et même la Russie, mais pour les autres, c’est l’union qui fait la force.»
Une parole qui peut singulièrement résonner chez nous les Belges!
[1] L’homme qui ne voulait pas être roi. Conversations avec Jacques Delors. Ed. Grasset, Paris, 2016