Reprenant le fil que je développais dans mon avant-dernière chronique, j’aborderai ici la question de la légitimité d’emprunts à des sciences « dures » pour discuter de comportements et faits humains et sociaux, tels que l’économie, la gestion, le profit.
Déjà, courant des années 1970, on commençait à voir des éminences intellectuelles comme le Nobel de physique Ilya Prigogine[1], le « quasi » Nobel Henri Atlan[2], ou encore les non moins éminents épistémologues comme Weston La Barre et Georges Devereux[3]… exhorter à ce que (particulièrement pour les derniers cités) les sciences humaines et sociales fassent « leur Révolution copernicienne », et admettent que tout phénomène aussi « social-humain » soit-il, puisse faire l’objet de « ruptures dogmatiques » et surtout d’éclairages multiples, y compris venant de la biologie ou de la physique[4]. Autrement dit qu’un même objet d’étude (comportement humain-social par exemple) puisse être scruté par plusieurs disciplines à la fois ou en complémentarité, même si apparemment le dit objet serait de nature (ontologie) telle qu’il échapperait à toute forme d’analyse déterministe[5]. Ce qui se dénomme pluridisciplinarité ou multidisciplinarité ou encore interdisciplinarité.
Plaidoyer pour une (pluri) complémentarité entre les sciences
C’est donc au nom de ces « possibilités de dialogues inter-sciences » que je me permets d’invoquer autant de sciences et de disciplines différentes pour éclairer différemment cet objet « idéologique/auto-référencé » et dont l’étude se fait de plus en plus obscure : l’économique[6]. On m’a donc interpelé notamment, pour ce qui est de la légitimité de traiter du statut « épistémologique », d’un objet tel que le profit à l’aide de la physique théorique, de la thermodynamique ou de la biologie-biophysique…, « objet » si éminemment social-humain. Or il est permis d’affirmer que cet « objet » n’est en rien un élément ontologiquement inhérent aux phénomènes sociaux-humains per se, phénomènes dotés, eux, de libre arbitre, intentionnalité, projet, pensée, conscience (dite « collective » ou non)… Mais plutôt un simple « épiphénomène »[7] inventé par certains humains (encore aujourd’hui bien des peuplades ignorent tout de cette notion ou de celle d’intérêt, sinon même de celle de monnaie ou d’argent) en un certain temps, historiquement notamment « marqué » par l’apparition et le développement, de la comptabilité à partie double (~XIVe siècle) mais surtout par l’avènement de la partie dite « comptabilité analytique » qui a permis (cf. Weber et Sombart entre autres, après Marx) les phénomènes de salariat, de séparation des activités humaines entre coûts, actifs, passifs, bilans, comptes d’exploitation (sic !) et de gains-profits. Ce dernier élément auquel je m’attaque n’est aucunement un « fait social-humain » de type de ce qui contribue à la vie, la dynamique et l’évolution anthropologiques culturels des humains, autrement dit lié à des attributs humains « inhérents » tels la générosité, l’amour, le partage, la bonté, l’organisation des règles de vie sociales, les rituels de la naissance, de la mort… Il est en ce sens, inconcevable, par exemple, de soumettre à des analyses venant de sciences dites « dures », telle que l’analyse factorielle ou la méthode des cycles astronomiques, l’étude du sens du Potlatch (système périodique de dons et de contre-dons cycliques chez les Aidas de Colombie Britannique). Le profit ne peut donc – et j’insiste sur ce point – en aucun cas être considéré comme un « attribut inhérent » à l’essence humaine et à ses conséquences sociales, culturelles, « naturelles ». Il peut-être à tout instant, contrairement à ce que sont la bonté, la générosité, la compassion…, être un phénomène nié, refusé, éliminé, rejeté, remanié. Il s’agit d’un artéfact « immatériel » dans sa conception en tant que catégorie-concept (idéaltype) donc, mais assurément « matériel-physique » dans les usages qu’il permet et en sa provenance : forcément conséquence d’une quantité de travail fourni quelque part (puisque la monnaie elle-même qui en est le substrat n’existe – pour ce qui est de sa forme primordiale – qu’en tant que rémunération du travail). C’est-à-dire que, in fine, le profit ne serait qu’une « expression/facette » différente du travail, donc d’un processus physique de continue transformation. Disons tout cela en d’autres termes : nous avons affaire, avec la notion de profit, à un pseudo inhérent processus social-humain, à une artificielle[8], représentation mentale de quelque chose qui tient de la simple accumulation quantitative de capacités supplémentaires d’achat du travail (toute forme de consommation ou d’achat de quoi que ce soit permise par le profit, ou par tout « gain » monétaire n’étant forcément que fruit de travail, individuel et/ou collectif). Nous sommes donc en présence d’un épiphénomène qui a à voir directement avec la provenance-usage-circulation d’une forme « cristallisée » (selon la formule de Marx) du travail[9]. Or le travail est avant tout une transformation (donc une forme d’usage d’énergie), et depuis longtemps objet d’investigation et d’étude fondamental de la physique (le « mouvement », la « force anti-inertie »)[10]. Rien de plus légitime donc que de soumettre ce concept commun-identique à la physique ET à l’économie, le travail (mouvement, ou transformation ou action anti-inertie…), à des points de vue provenant autant de la physique que d’autres disciplines plus dédiées aux phénomènes plus spécifiquement anthropologiques-sociaux[11]. De plus, parlant de profit, il s’agit d’une forme dite de « création/augmentation » de numéraire (valeur ajoutée) par nature quantitative-physique (même si la dite valeur ajoutée est considérée comme un « ajout » qualitatif ; ce qui compte en économie c’est la quantification de ce qualitatif, et en physique ce serait la quantité d’énergie qui fait la différence entre travail (énergie) fourni rémunéré et surtravail fourni (énergie bis) non rémunéré).
Vivre, respirer, fabriquer, s’adonner aux activités économiques… c’est de l’entropie !
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Omar Aktouf
[1] Voir notamment La Nouvelle Alliance.
[2] Idem : Entre le cristal et la fumée, et À tort et à raison.
[3] Notamment in De l’angoisse à la méthode.
[4] Voir notamment les fort instructives argumentations de H. Atlan à propos de la capacité, ou tendance, des systèmes, y compris humains et sociaux, à générer des formes d’organisation ou « d’auto-organisation » par… le « bruit » au sens cybernétique du terme (Dans Entre le cristal et la fumée, et aussi un article intitulé « Du bruit comme principe d’auto-organisation», Revue Communications.
[5] Il convient ici bien sûr de prendre toutes les distances voulues par rapport à toutes formes de physicalisme, biologisme… qui réifierait l’humain et le fait humain de façon inconsidérée. Je pense tout particulièrement à la « sociobiologie » d’une certaine époque qui a fait des ravages, jusqu’à générer (sous certains aspects) bien des passages du fameux « Le macroscope » de J. de Rosnay, mais tout spécialement ceux du si bien nommé bestseller d’Oscar Wilson, Sociobiology.
[6] Ce que le Nobel d’économie Joseph Stiglitz appelle « le discours dogmatique des fanatiques du marché » (In La grande désillusion, notamment).
[7] Dit « économique » mais bien loin du sens « oïkos-nomia » de ce terme (voir mes chroniques précédentes).
[8] Dans les sens « d’inventée sciemment » pour désigner « le désir » d’une catégorie d’humains (ceux qui frappent monnaie) de voir leur quantité de monnaie se démultiplier, par le cycle infiniment reproduit : $ (argent) à W (travail) à M (marchandise) à $…
[9] Je laisse ici de côté la question du travail dit « intellectuel », des « idées », de l’information « intangible », autant que celle de l’argent produit par la spéculation « qui ne nécessiteraient aucune transformation physique ». Tout cela ne change rien à mes démonstrations. J’en traiterai en de prochaines chroniques, et j’en traite largement dans Stratégie de l’autruche, chap. VI.
[10] Dans n’importe quel traité de physique, à l’entrée « travail » on trouve le mot « énergie », et à l’entrée « énergie » le mot « travail ».
[11] Ainsi si nous parlons du travail et de tout ce qui est conséquences du travail, peut relever autant de la physique que de la sociologie… selon l’angle sous lequel nous désirons considérer le concept, mais si nous parlons par exemple d’un autre phénomène, fortement lié au travail et ses conséquences, tel que « l’échange », là il y a un aspect « inhérent » au fait humain et impossible à réifier : l’échange en soi comme façon de vivre entre les humains, cependant que ses « modalités » à travers le temps et l’espace (comme l’ont fait Marx et bien d’autres) elles, peuvent être soumises à des investigations autant qualitatives que quantitatives-physiques : depuis la dite « valeur ajoutée » jusqu’au « surtravail » qui n’est que quantité d’énergie « gratuitement » subtilisée au travailleur par le capitaliste.
[12] Ce point fait référence au lien qu’il convient de faire entre premier et second principes de la thermodynamique : 1- la quantité d’énergie à l’échelle de l’Univers est constante et 2- (donc) « le côté inutilisable » de cette énergie – dit également « énergie dégradée », ne fait qu’augmenter (ce que Von Clausius a dénommé « entropie »).
[13] Voir entre autres : N. Georgescu-Roegen, Demain la décroissance ; J. Rifkin, Economy and the Entropy Law.
[14] Je consacrerai prochainement une chronique dédiée tout spécialement à ce genre de concepts si courants en économie : efficacité, efficience…
[15] Ce que rend fort bien le travail de l’économiste chilien Manfred Max-Neef (voir El Punto Umbral de Max-Neef) : il a établi que à partir –environ- du milieu des années 1980, tout dollar supplémentaire du PNB mondial se traduit par toujours plus de dégâts aux sociétés et à la nature car nécessitant chaque fois plus de pollution, plus de chômage, plus d’inégalités, plus de pauvreté…
[16] René Dumont, L’utopie ou la mort !, Seuil, collection L’histoire immédiate, 1973.