La question de la responsabilité des entreprises dans les violations des droits humains et environnementaux fait l’objet d’une attention accrue ces derniers mois aux niveaux international, européen et belge. Des propositions législatives européenne et belge sur le devoir de vigilance des entreprises sont actuellement discutées. Ces initiatives législatives devront inclure les entreprises liées à la colonisation israélienne. Elles doivent en outre être complétées par des instruments spécifiques comme la base de données des Nations Unies sur les entreprises liées à la colonisation.
L’opacité des chaînes de production mondiales et la structure de plus en plus complexe des firmes transnationales rendent particulièrement difficile l’identification des responsabilités sociales et environnementales des entreprises dont les activités entraînent des violations des droits humains, des normes du travail ou des dommages environnementaux au sein de leurs chaînes de valeur. Les maisons-mères et les grandes marques tendent à reporter cette responsabilité sur leurs fournisseurs.
Mettre fin à l’impunité des entreprises et garantir l’accès à la justice pour les personnes affectées nécessitent d’imposer aux entreprises un devoir de vigilance, c’est-à-dire l’obligation de démontrer qu’elles prennent bien les mesures nécessaires pour (faire) respecter les droits humains et environnementaux tout au long de leurs chaînes de valeur.
Initiatives à tous les niveaux de pouvoir : une cohérence nécessaire
Dès juin 2014, il a été mis sur pied à l’échelle internationale un groupe de travail inter-gouvernemental chargé d’élaborer un traité multilatéral contraignant dans le cadre des Nations Unies. Après trois sessions de négociations, une première proposition de traité a été proposée par l’Équateur en juillet 2018, suivie par la publication en juillet 2019 et en août 2020 de versions révisées et soumises aux États après les deux derniers rounds de négociations. Bien qu’une dynamique en faveur de conditions équitables s’impose de plus en plus au niveau mondial, l’initiative, essentiellement soutenue par les pays en développement, n’a jusqu’ici pas abouti à des résultats concrets. La Belgique devrait également « participer activement et de manière constructive » à la prochaine session de négociations prévue du 25 au 29 octobre 2021, comme le prévoit l’accord de gouvernement fédéral.
Parallèlement à ces négociations multilatérales, des initiatives législatives ont été prises au niveau national. Alors que la Belgique était jusqu’ici à la traîne, le Parlement fédéral a initié un processus législatif au printemps 2021. Sa proposition de loi instaurant un devoir de vigilance et un devoir de responsabilité à charge des entreprises tout au long de leurs chaînes de valeur vise à imposer à toutes les entreprises établies ou ayant une activité en Belgique d’identifier et de prévenir les risques de violation des droits humains, des normes sociales et environnementales tout au long de leur chaîne de valeur et au sein de leurs filiales, ainsi qu’à réparer tout dommage causé. Notons que cette proposition de loi demande davantage d’efforts aux « grandes entreprises » et aux « entreprises actives dans des secteurs d’activité ou des régions à haut risque » en leur imposant l’élaboration d’un « plan de vigilance ». Même si elle peut encore être renforcée, cette proposition de loi est un premier pas dans la bonne direction qui pourra avoir un effet positif sur la vie de millions de personnes, à condition toutefois que le processus parlementaire en cours débouche sur une adoption. (…)
Vigilance accrue dans les territoires occupés
Les zones de conflits sont considérées comme des « zones à haut risque » où la vigilance des entreprises doit être accrue vu le risque élevé de violations massives des droits humains, mais aussi du droit international humanitaire[1]. Les pays concernés par un conflit peuvent en effet être dans l’incapacité d’assurer le respect des droits humains, voire se rendre eux-mêmes coupables de leur violation, d’où l’importance du rôle du pays d’origine des entreprises pour s’assurer qu’elles ne participent pas à des violations de droits. Dans des contextes de violations du droit international humanitaire, la responsabilité des entreprises va par ailleurs plus loin que le simple devoir de vigilance puisque la responsabilité pénale et civile des dirigeants de l’entreprise peut être engagée[2].
Bien que similaire à celui d’une situation de conflit, le respect des droits humains par les entreprises actives dans des territoires occupés mérite une attention particulière. L’occupation d’un territoire n’est pas en soi illégale, pour autant qu’elle soit couverte par la Charte des Nations Unies, mais la manière dont la puissance occupante administre le territoire peut entraîner des violations du droit international humanitaire et des droits humains. Une occupation ne peut en effet être que temporaire. L’occupant doit en outre respecter le droit international humanitaire et l’interdiction de transférer sa propre population dans le territoire occupé ou l’exploitation des ressources sans le consentement des populations occupées et l’assurance d’un bénéfice pour elles. Faute de quoi, les entreprises doivent donc évaluer en quoi elles contribuent à de telles violations.
En ce qui concerne la situation particulière du Territoire palestinien occupé, le Groupe de travail des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains insistait, dans un commentaire fait en 2014, sur le fait que si une entreprise n’a pas le pouvoir d’empêcher ou atténuer les effets négatifs de ses activités en matière de droits humains, elle doit mettre fin à sa relation d’affaire dans les colonies[3]. Présence dans les colonies israéliennes et devoir de vigilance semblent en effet difficilement conciliables, ainsi que le soulignait le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme en 2018[4].
Bonnes pratiques
Dans le cadre de la colonisation israélienne du territoire palestinien, plusieurs États membres de l’UE, dont la Belgique, ont déjà publié des messages à l’intention de leurs entreprises afin de les avertir des risques économiques et juridiques liés aux activités économiques et financières dans les colonies. Constituant déjà un bon premier pas, ces messages devraient aujourd’hui être actualisés en y insérant des références à la base de données de l’ONU ainsi qu’à la nécessité d’exercer un devoir de vigilance renforcé.
Publiée en février 2020, la base de données des Nations Unies sur les entreprises impliquées dans la colonisation israélienne est sans doute actuellement l’instrument le plus ambitieux pour sensibiliser les entreprises à leur implication dans les violations de droits humains commises dans des zones de conflit. À ce jour, elle attend néanmoins encore sa mise à jour pour que le mandat décrit dans la résolution 31/36 (2016) du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies soit pleinement mis en œuvre. La mise en œuvre d’un devoir de vigilance est donc aujourd’hui indispensable, en toutes circonstances, pour mettre fin à l’impunité des entreprises et améliorer l’accès à la justice pour les personnes dont les droits humains sont affectés par les activités des entreprises. La nécessité en est encore accrue dans des contextes de conflits. C’est pourquoi il importe d’avancer concomitamment aux différents niveaux de pouvoir à la fois sur des instruments généraux, avec une attention portée aux secteurs ou régions d’activité de haut risque, et sur des instruments spécifiques visant à faire respecter le droit international humanitaire.
Sophie Wintgens et Nathalie Janne d’Othée, CNCD-11.11.11
Article paru initialement sur le site du CNCD-11.11.11. sous le titre « Zones de conflit, des zones sensibles pour les entreprises et les droits humains » publié en février 2021, mis à jour en août 2021).
[1][1] UN Guiding Principle on Business and Human Rights, 2011, Principle 12 + commentary.
[2]ICRC “Business and International Humanitarian Law,” 2006, p. 26.
[3] UN Working Group on the issues of human rights and transnational corporations and other business enterprises, op. cit., p.14.
[4] UN Office of the High Commissioner for Human Rights, A/HRC/37/39/, para. 41. See ‘Key sources’, p.37.