Confrontées au génocide à Gaza, la plupart des universités occidentales ont répondu par un lâche silence. La dépendance du monde universitaire au parrainage politique et aux entreprises d’armement a muselé son esprit critique et créé une lamentable culture d’autocensure.
Les efforts dérisoires pour défier cela – même par des universitaires établis qui seraient mieux placés pour le faire – sont presque aussi décourageants que l’exploitation elle-même. Il en va de même pour les collègues universitaires « en début de carrière » qui sont en concurrence pour les mêmes postes, les mêmes bourses, les mêmes publications et la même reconnaissance.
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Tout cela parle de la logique du marché qui est venue définir et circonscrire le monde universitaire contemporain. La communauté de pairs engagée dans la quête éclairée de la connaissance a laissé la place à une industrie semblable à toutes les autres dans le cadre du capitalisme néolibéral – principalement motivée par la maximisation du profit et de plus en plus tributaire d’une main d’œuvre précaire et atomisée.
C’est le contexte dans lequel nous devons comprendre l’échec institutionnel flagrant à prendre une position de principe devant la tragédie monumentale qui se déroule à Gaza. L’écrasante majorité des universités et autres institutions universitaires (des instituts de recherche aux associations spécialisées et aux revues) se sont trouvées devant ce que le Tribunal Pénal International (TPI) a jugé comme pouvant représenter un génocide avec un lâche silence, si ce n’est avec une répression catégorique contre quiconque a assez de courage pour s’exprimer. Ce n’est pas que la plupart des professions aient fait beaucoup mieux (je pense aux grands média). Mais la plupart des professions ne font pas de grandes déclarations normatives à propos de leur mission. La plupart des professions n’ont pas des documents élaborés et des formations mettant en exergue leur engagement envers absolument toutes les valeurs éthiques, de la démocratie et la liberté à l’égalité et l’inclusion.
Prenez la tête de mon institution. A son investiture en tant que vice-chancelière de l’Université d’Oxford en janvier 2023, la Professeure Irene Tracey a résumé assez éloquemment l’une des mission essentielles de l’université :
Quel est l’intérêt d’une université comme Oxford si nous n’avons pas l’audace, l’intégrité et la confiance nécessaires pour penser différemment, pour réfléchir en profondeur, pour dire la vérité au pouvoir et pour apprendre à nos étudiants comment reconnaître vérités et contre-vérités dans un monde à la complexité croissante, à la courte durée d’attention et de désinformation ?
Des mots vraiment édifiants. Cependant, lorsqu’il s’est agi de dire la vérité au pouvoir à propos de Gaza, en dénonçant les atrocités d’Israël et le rôle des puissances occidentales – y compris le Royaume Uni – dans leur encouragement, l’université d’Oxford (comme la plupart des universités) a choisi de garder le silence. Quand ce silence a été contesté par les manifestations étudiantes, la direction a refusé tout dialogue et a pris le chemin de la répression (tout comme ses homologues de l’Ivy League aux États Unis).
Ce n’est que la remarquable ténacité de ces manifestants et le soutien des membres du personnel qui a finalement obligé l’administration à engager un dialogue avec eux. Reste à voir si cela aura pour résultat le genre de victoires remportées par les manifestations étudiantes dans d’autres universités, bien que la démolition du campement étudiant suggérerait autre chose.
En l’état actuel des choses, Oxford s’apprête à donner davantage de bourses d’études et de perfectionnement aux Palestiniens qui fuient Gaza – mais pas à s’occuper d’aucune façon de la violence qui les pousse à fuir en premier lieu. Ceci implique de défendre les liens d’Oxford avec des sociétés qui font partie de la « chaîne d’approvisionnement de la violence ». Prenez Barclays, géant de la banque qui répond aux « besoins financiers complexes » de l’université. D’après une enquête récente, elle « détient maintenant plus de 2 milliards de livres en actions et fournit 6,1 milliards de livres en prêts et souscriptions à 9 sociétés dont les armes, composants et la technologie militaire sont utilisées par Israël dans ses attaques sur les Palestiniens ».
L’incapacité morale à « dire la vérité au pouvoir » est également manifeste au niveau des disciplines, particulièrement dans mon domaine, la science politique. Un exemple parfait, c’est celui du Consortium Européen de Recherche Politique (CERP), une des associations les plus grandes et les plus visibles de politologues. Dans le passé, elle a pris position sur divers développements politiques, dont l’invasion de l’Ukraine par la Russie ou la répression des libertés civiles à la suite de la tentative ratée de coup d’état de 2016 en Turquie – et ce, à juste titre. Pourtant, quand en avril, plus de 450 politologues ont signé une lettre ouverte demandant au CERP de faire la même chose à propos de Gaza, la réponse a été non. J’ai eu affaire ailleurs aux raisons qui sous-tendent cette réponse et aucune d’entre elles ne résiste à l’examen. Ce n’est qu’un cas de double standard et une capitulation face aux engagements normatifs fondamentaux.
L’un des arguments essentiels du CERP, c’est que, « en tant qu’organisation vouée au progrès des sciences politiques en tant que discipline, nous devrions maintenir l’accent sur notre mission essentielle ». Mais que pourrait éventuellement inclure cette mission si elle ne peut comporter – en réalité exiger – la condamnation de l’assassinat de milliers d’enfants ? Cela ne va-t-il dans le sens du « progrès des sciences politiques » que lorsque les auteurs ne sont pas des puissances occidentales ou soutenues par elles ? Que reste-t-il de l’engagement auto-déclaré du CERP envers la « liberté académique » s’il n’interpelle pas les membres de sa propre institution pour avoir réprimé la liberté de ses étudiants et de son personnel d’exprimer leur soutien à Gaza ? C’est une capitulation des valeurs éthiques fondamentales qui va entacher la communauté des sciences politiques pour les années qui viennent.
C’est sûr, les choses ne sont pas toutes aussi désespérément sombres. Il y a eu des exceptions importantes, d’autant plus importantes dans ce contexte : individuellement ou en groupes, des universitaires ont courageusement exprimé leur critique de l’opération militaire israélienne à Gaza. A la tête de l’Institut de l’Université Européenne, Professeure Patrizia Nanz, a même trouvé le courage moral de soutenir le droit des étudiants de manifester à propos de Gaza, décriant la façon dont « les campements et la plupart des manifestations, qui ont été essentiellement pacifiques, ont cependant été parfois brutalement réprimées ». Comme elle l’a ajouté à juste titre, ceci « révèle un profond clivage entre les étudiants et les administrations, [tandis que] ces dernières ont immensément grossi au cours de ces dernières décennies jusqu’à devenir de lourdes bureaucraties, générant par ailleurs leurs propres intérêts corporatifs.
Mais même Nanz n’est pas allée jusqu’à dénoncer la véritable violence contre laquelle les étudiants manifestent et la complicité des entreprises et des gouvernements occidentaux dans cette violence. Elle a involontairement confirmé son propre point de vue sur « les intérêts des entreprises ». Les institutions académiques ont largement failli à prendre position sur Gaza, pas forcément parce qu’elles soutiennent Israël, mais parce qu’elles ne souhaitent pas compromettre leurs liens financiers lucratifs et peu transparents avec ceux qui le font, des riches donateurs aux sociétés de défense et aux autorités de l’État. Comme les autres secteurs de la société conquis par la logique du capital, l’université place les profits avant les valeurs morales fondamentales. Ces dernières ne sont défendues qu’aussi longtemps qu’elles ne risquent pas de faire du tort aux premiers.
Par conséquent, il n’y a pas une seule institution universitaire, depuis le 7 octobre, qui ait pris d’elle même l’initiative de couper les liens avec Israël. Toutes les universités qui ont fait vaguement quelque chose en ce sens ne l’ont fait que sous la pression de la base, grâce aux efforts collectifs de ceux qui ont le moins de pouvoir dans l’université : les étudiants, les candidats au doctorat et le personnel sous contrat temporaire.
Ce sont très majoritairement ces catégories qui ont mis en jeu leur personne et leurs perspectives de carrière pour faire ce qui était juste. Même dans le cas de la lettre ouverte susmentionnée au CERP, les professeurs titulaires n’ont représenté que 13 pour cent de ses signataires. Le profond clivage dont parlait Nanz se trouve entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas.
Comme maintes fois auparavant, les étudiants sont à nouveau du bon côté de l’histoire. Ils donnent à leurs professeurs une leçon de courage moral et de clarté politique. Espérons que d’autres les rejoignent – et, même maintenant, il n’est pas trop tard pour le faire. Comme le dit un fameux slogan de la gauche d’Amérique latine, « Seul le peuple peut sauver le peuple ». C’est tout aussi vrai du monde universitaire néolibéral que de la société en général.
Vladimir Bortun | Jacobin | Traduction J.Ch. pour l’AURDIP
source
Vladimir Bortun est un politologue de l’Université d’Oxford, qui travaille sur les élites politiques, la représentation de classe et les partis de la gauche radicale. Il est l’auteur de Crisis, Austerity and Transnational Party Cooperation in Southern Europe (Crise, austérité et coopération transnationale entre les partis en Europe méridionale).
Source (fr) : https://aurdip.org/comment-le-monde-universitaire-a-echoue-au-test-de-la-guerre-a-gaza/
Traduction : AURDIP