C’est l’histoire d’un pays dont s’échappe chaque jour un milliard d’euros vers les paradis fiscaux… mais personne ne veut rien savoir.
L’obligation de déclaration des paiements vers les paradis fiscaux
800 entreprises belges envoient l’équivalent de 84% du PIB dans des paradis fiscaux en une année.
Durant les 5 premières années d’application de cette loi, l’opacité totale est de rigueur. Les montants de ces paiements, que seule l’Administration des Finances connaît, ne sont pas diffusés. Mais à partir de 2016, un voile se lève, qui permet d’apprendre qu’en 2015 les paiements des entreprises belges vers les paradis fiscaux se sont élevés à 82,9 milliards €, soit environ 20% du PIB belge. Un montant énorme, mais qui pourtant, à l’époque, n’a pas créé de tollé ni suscité beaucoup d’intérêt.
Ces quelques centaines d’entreprises qui, depuis le 1er janvier 2010, se voyaient obligées de déclarer chaque année leurs paiements vers des paradis fiscaux ne se sentaient pas vraiment pénalisées par cette obligation pour autant. En effet, le 12 mars 2002, le même ministre des Finances, Didier Reynders, avait signé la Convention préventive de la double imposition entre la Belgique et les Émirats arabes unis, ce qui signifie qu’après s’être acquittées des impôts dérisoires payés aux Émirats arabes unis, ces sociétés étaient exemptes de toute taxation en Belgique sur les montants taxés là-bas. Une perte sèche pour les finances publiques de l’État belge, mais qui profite à fond aux évadés fiscaux.
Les allers-retours du week-end : le cash pooling
Pour calmer la curiosité des quelques parlementaires qui, année après année, s’inquiétaient de l’augmentation spectaculaire du montant de ces paiements vers les paradis fiscaux, les ministres des Finances successifs et leur Administration fiscale se sont employés à minimiser l’importance de ces montants. Les chiffres sont artificiellement gonflés, car les allers sont pris en compte, mais pas les retours, expliquaient-ils. C’est ainsi que le 21 août 2019, Monsieur Yannic Hulot, conseiller général à l’Inspection spéciale des Impôts (ISI) déclarait dans une interview à La Libre[1] : « Il faut savoir que 80% des flux proviennent du secteur financier au sens large. Or, la majorité de l’argent envoyé par les banques belges dans des paradis fiscaux revient plus tard. Mais comme il n’y a aucune obligation de déclarer les flux entrants, on ne connaît précisément que ce qui sort de Belgique. En outre, les multinationales ont massivement recours à la méthode du cash pooling. Le vendredi, par exemple, elles rassemblent tout l’argent de leurs filiales pour l’envoyer dans un paradis fiscal où cet argent est placé à court terme durant le week-end. Ensuite, l’argent revient dans son pays d’origine, dont la Belgique, mais ça échappe aux statistiques ».
L’intervention de la Cour des Comptes
La Cour des Comptes intervient en principe à la demande du Parlement. Mais, alarmée par les transferts de milliers de milliards d’euros vers les paradis fiscaux, et devant le désintérêt des ministres des Finances successifs et de la plupart des parlementaires, elle prend le 24 février 2021 l’initiative d’enquêter sur les paiements des entreprises belges vers des paradis fiscaux. Elle en informe officiellement le ministre des Finances et les administrations concernées.
À vrai dire, la Cour des Comptes s’est fait berner
Les aveux du ministre et de son Administration
Le 26 octobre 2022, c’est au tour de l’Administration des Finances d’être auditionnée par la Commission Finances et Budget de la Chambre, tandis que le ministre Vincent Van Peteghem est, lui, auditionné le 9 novembre. Et là, coup de théâtre. Aussi bien les représentants de l’Administration que le ministre admettent, pour la première fois, que le montant astronomique de 383 milliards € de paiements vers les paradis fiscaux pour l’année 2020 (déclarés en 2021) n’est pas gonflé artificiellement par les transferts au jour le jour (le fameux cash pooling), mais que ce montant est calculé sans tenir compte de ces opérations de cash pooling.
Dans son exposé introductif devant la Commission de la Chambre, Jean-François Vermeulen, administrateur général de l’AGISI (l’Administration Générale de l’Inspection Spéciale des Impôts, du SPF Finances), explique : « Dans les déclarations relatives à l’exercice d’imposition 2021 (paiements effectués en 2020), un montant de 578 milliards € a été déclaré. Le montant total comprend ainsi les montants liés au cash pooling et aux overnights. Les intérêts étant bas en Belgique, certaines entreprises préfèrent transférer leurs liquidités excédentaires pour une brève période vers des comptes dans des paradis fiscaux qui rapportent des intérêts plus élevés. C’est ce qu’on appelle les paiements overnight, ou paiements au jour le jour. Si on filtre les données pour exclure ces montants, on obtient un montant de 383 milliards €. »
Lors de son audition devant la même Commission le 9 novembre 2022, en réponse à des questions de deux députés[2] le ministre Vincent Van Peteghem confirme : « Après vérification, concernant la différence entre les chiffres bruts et les chiffres officiels, il a été établi que le montant réel de 383 milliards d’euros exclut le montant des placements au jour le jour et la centralisation de la trésorerie (cash pooling). »
L’inexplicable désintérêt des parlementaires
Le silence de la plupart des médias et d’une bonne partie des parlementaires face à ce mécanisme d’évasion fiscale est assourdissant. La Commission Finances et Budget de la Chambre compte 17 membres effectifs et 26 suppléants. Elle a tenu trois auditions à propos des paiements massifs vers les paradis fiscaux. La participation des membres de la Commission à certaines de ces auditions était tellement faible que certains d’entre eux se sont inquiétés du désintérêt de leurs collègues.
Alors que, dans le même temps, on nous dit que l’État belge est au bord de la faillite, qu’il faut encore une fois couper dans la sécurité sociale et dans les services publics, et que certains, dans la Vivaldi, expliquent le déséquilibre budgétaire non pas par l’immensité de la fraude et de l’évasion fiscale qu’ils ont contribué à permettre, mais par le fait que les chercheurs d’emploi – dont la majorité doit survivre avec des revenus largement en dessous du seuil de pauvreté – ne sont pas assez incités à travailler…
Carta Academica – Michel Gevers et Christian Savestre[1]
Michel Gevers, professeur émérite à l’UCLouvain, et Christian Savestre, journaliste d’investigation à POUR.
Toutes les chroniques de Carta Academica sont accessibles gratuitement sur leur site.
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
[1] Interview de Laurent Lambrecht dans La Libre du 21 août 2019
[2] Cécile Cornet (Ecolo) et Marco Van Hees (PTB).