Après 12 années d’opacité, un rapport de la Cour des comptes enfin publié

CHAPITRE II
Douze années d’opacité, les paradis fiscaux les plus importants mis de côté, des centaines de milliards toujours bien cachés, les années 2010 à 2014 ignorées, fin juin 2022 un rapport de la Cour des comptes enfin publié

Être gouverné par l’argent organisé est aussi dangereux qu’être gouverné par le crime organisé Franklin Delano Roosevelt

 

II-1 Après 12 années[1] d’opacité, la Cour des comptes publie enfin un rapport le 27 juin 2022[2]

Un tel sujet ne mériterait-il pas le déclenchement d’une enquête parlementaire ?
La Belgique apporte ainsi une preuve supplémentaire, s’il en fallait encore une, de l’absence de volonté politique de ceux qui détiennent le pouvoir de lutter contre ce fléau de l’évasion fiscale, tout simplement parce que l’idéologie qu’ils promeuvent le leur interdit. Et cette preuve n’est pas établie par quelque parti qui serait qualifié d’extrême gauche (dans la mesure où le référentiel droite-gauche ne cessant de se déplacer vers la droite depuis l’avènement du néolibéralisme dans les années 1970, quiconque était à l’époque considéré comme étant d’une gauche « modérée » se trouve maintenant immanquablement classé à l’extrême gauche[3]), mais par une très «honorable » institution, la Cour des comptes de Belgique , dans un rapport publié le 27 juin dernier et sobrement intitulé « Paiements vers des  paradis fiscaux », rapport  adopté en assemblée plénière du 08 juin 2022 puis transmis dès sa publication à la Chambre des Représentants qui, on l’espère, deviendra plus curieuse qu’elle ne l’a été jusqu’à présent (on ne sait pas à ce jour si le rapport de la Cour des comptes a d’ores et déjà provoqué des réactions autres que celles du PTB en la personne du député Marco Van Hees). On ne sait pas non plus si la question des paiements des entreprises belges vers des paradis fiscaux a fait l’objet de nombreux débats parlementaires. Un tel sujet ne mériterait-il pas pourtant le déclenchement d’une enquête parlementaire ?

 

La lutte contre l’évasion fiscale n’est pas une priorité pour les gouvernants et c’est un euphémisme
Oh, certes, il s’agit d’un rapport qu’il faut lire entre les lignes (des pudeurs de rosière ?) et dont il est nécessaire de décrypter le langage diplomatique, fait de retenue, de modération et de nuances, sous peine de conclure hâtivement qu’il ne nous apprend rien. Loin, très loin de répondre à une multitude de questions pourtant fort légitimes dont certaines sont reprises ci-avant, il nous en apprend cependant suffisamment, dans le cadre de son périmètre d’analyse très circonscrit, pour conclure que oui, décidément, la lutte contre l’évasion fiscale n’est pas une priorité pour les gouvernants et c’est un euphémisme que de le dire ainsi. En outre, par une sorte d’effet ricochet, et ce n’est pas le moins savoureux, la Cour des comptes dément, sans le dire mais en assénant des faits, certaines assertions de hauts responsables érigées en vérité absolue dans leurs quelques maigres et rares déclarations, relayées par la presse, au sujet de ces règlements effectués vers 30 paradis fiscaux. 

On sait gré à la Cour des comptes de s’être saisie d’initiative de cette question, en étant surpris que ce ne soit pas la Chambre des Représentants qui l’ait missionnée
La Cour des comptes ne dit pas expressément dans son rapport si elle s’est saisie d’initiative (elle note dans son rapport que les montants considérables en jeu  « suscitent l’intérêt constant du Parlement et de la presse ») de la question des règlements des entreprises belges vers les 30 paradis fiscaux ou si elle a été mandatée (et à quelle date) par la Chambre des Représentants (à laquelle elle a fait parvenir son rapport dès sa publication) ou par quelque autre autorité habilitée à la saisir. Nous sommes cependant en mesure d’assurer qu’elle s’est saisie d’initiative de cette question majeure. (Nous ne savons cependant pas si la Chambre des Représentants ou toute autre entité habilitée aurait dans le passé sollicité la Cour des comptes, sans que celle-ci donne suite.) On sait donc ainsi qu’elle a décidé du périmètre de son audit, très délimité, mais on l’on ne sait en revanche pas ce qui l’a conduit à le restreindre autant, ni si elle envisage de l’étendre par la suite et de publier un second rapport. Nous le verrons, « l’intérêt constant du Parlement et de la presse », que la Cour des comptes semble invoquer, aurait justifié un périmètre d’audit beaucoup plus large afin de sortir complètement d’une opacité qui perdure et qui s’impose au citoyen. Mais l’on sait gré à la Cour des comptes de s’être saisie d’initiative, en étant surpris que ce ne soit pas la Chambre des Représentants qui l’ait missionnée.  Qu’en serait-il si elle n’avait pas pris cette initiative ?

La Cour des comptes a, par ailleurs, pris l’initiative de 2 autres études, l’une relative à la taxe Caïman, déjà bien avancée, et l’autre qui vient de démarrer à propos de l’e-audit.

L’on apprend cependant par le rapport que le Ministre des Finances, le Président du Comité de direction du SPF Finances (Service Public Fédéral Finances), l’Administrateur Général de la Fiscalité (AGFisc)  et l’Administrateur Général de l’Administration générale de l’Inspection Spéciale des Impôts (Agisi) ont été informés de l’audit qui s’est déroulé de mars 2021 à décembre 2021. Les mêmes ont reçu le projet de rapport le 23 mars 2022. Le Ministre des Finances a répondu le 06 mai 2022 et ses remarques, comme celles de l’administration fiscale (AGFisc et Agisi) ont été intégrées dans le rapport adopté en assemblée générale de la Cour des comptes le 08 juin 2022. Il est indiqué que SPF Finances a répondu le 13 mai 2022, sans que l’on sache si ces réponses ont fait l’objet d’une prise en compte dans le rapport. La Cour des comptes aura donc permis de saisir les 4 plus hauts responsables en la matière, 4 c’est-à-dire autant que les 4 (mais à temps partiel) qui sont en charge de l’examen des déclarations faisant l’objet de l’audit. 

Staline ne conseillait pas le Vatican. Les organisateurs de l’évasion fiscale, eux, conseillent les gouvernants
Tous les Organisateurs de l’évasion fiscale ne vont pas manquer de lire et relire ce rapport de la Cour des comptes et pourraient bien, à l’image de Staline qui s’exclamait « le Pape, combien de divisions ? », s’exclamer eux :

« L’administration fiscale et sa Cellule Paradis Fiscaux [4] , combien de divisions ? », à une différence notable près : Staline ne conseillait pas le Vatican, les organisateurs de l’évasion fiscale, eux, conseillent les gouvernants[5] ! 

 

II-2 Trente paradis fiscaux. Pourquoi ? Alors qu’une centaine[6] est recensée sur la planète !

288,1 milliards de règlements, en 2018,  de la part de 871 entreprises belges vers 30 paradis fiscaux. On n’ose imaginer ce que cela donnerait pour la centaine de paradis fiscaux qui existent sur la planète ! D’autant plus que les 30 paradis fiscaux en question ne figurent pas parmi les plus importants (et de loin !) qui eux se trouvent ailleurs…  Tant les ONG dont la vocation est de lutter contre l’évasion fiscale, que les entités privées dont la vocation est de la promouvoir s’accordent pourtant sur cet ordre de grandeur de 107 paradis fiscaux, pour être précis.

Alors pourquoi 30 et pas une centaine ?

Ces paradis fiscaux d’Europe occidentale figurent parmi les plus importants au monde
L’Union européenne (UE) et plus largement l’Europe occidentale ne comptent donc point de paradis fiscaux. C’est du moins ce qu’a décidé l’UE, mais pas seulement l’UE et chacun des pays la constituant, mais aussi l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) et chacun des autres pays publiant périodiquement sa propre liste de paradis fiscaux. Et pourtant, cette zone géographique compte pas moins de 26 paradis fiscaux[7], dont la Belgique très bien classée au hit-parade des paradis fiscaux régulièrement publiés, par ailleurs enfer fiscal pour ceux qui vivent de leur travail. Ces paradis fiscaux d’Europe occidentale figurent parmi les plus importants au monde comme en attestent les principales ONG qui, depuis des décennies, traquent tous les paradis fiscaux.

Les Etats-Unis sont le poids lourd de l’évasion fiscale avec le Royaume-Uni.

Les Etats-Unis et ses 50 Etats membres ne figurent pas non plus sur les listes de paradis fiscaux édictés par l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) et de l’Union européenne (UE). Pourtant les Etats-Unis sont le poids lourd de l’évasion fiscale avec le Royaume-Uni. Les Etats du Delaware, bien connu, mais aussi ceux moins connus du Dakota, du Wyoming, du Nevada, du Nouveau Mexique et du Wisconsin sont des paradis fiscaux dont l’opacité, avec les îles Caïmans, est la plus importante au monde, devant la Suisse, Hong Kong et Singapour, lesquels ne figurent pas non plus dans la liste des 30 paradis fiscaux.

L’évasion fiscale est d’abord une question politique
Comme quoi, l’évasion fiscale est d’abord une question politique, tant au plan de l’existence des paradis fiscaux qu’au plan de la réalité de la lutte pour les éradiquer. Il y a d’ailleurs lieu de se demander, en risquant de passer pour complotiste, pourquoi les « Leaks »[8] qui éclatent avec une belle régularité depuis des décennies ne concernent pas les paradis fiscaux les plus importants ?

Nous avons identifié 34 paradis fiscaux n’appartenant pas à la liste des 30 et pour laquelle nous avons recherché en son temps les effectifs des Big Four, ces industriels de l’évasion fiscale, qui y étaient implantés. Le constat est éloquent ![9] Quant aux 36  paradis fiscaux supplémentaires, la liste est accessible à qui veut[10].

L’extrapolation aux 100 paradis fiscaux conduirait à des sommes stratosphériques
En synthèse, le lecteur doit donc garder à l’esprit que l’extrapolation aux 100 paradis fiscaux, des 288,1 milliards de règlements de la part de 871 entreprises belges vers 30 paradis fiscaux ne figurant pas parmi les plus importants, conduirait à des sommes stratosphériques aussi bien pour la Belgique que pour chacun des pays de l’Union européenne, mettant ainsi en évidence que l’évasion fiscale frauduleuse ou légale mais illégitime est consubstantielle à la sacro-sainte liberté absolue de circulation des capitaux et le déferlement qu’elle entraîne vers les paradis fiscaux.

N’est-ce pas une nouvelle preuve de la mise en place d’un véritable « apartheid fiscal »
A l’heure où l’on apprend[11] que les mauvais payeurs des impôts et amendes quelles que soient leurs natures, sont traqués sur la route via les caméras ANPR[12] (« Automatic Number Plate Recognition ») et sont susceptibles de voir leurs véhicules saisis, il est ahurissant et révoltant que des centaines de milliards puissent circuler sans que leur origine, justification, et acquittement des impôts et taxes les concernant ne soient vérifiés. N’est-ce pas une nouvelle preuve de la mise en place d’un véritable « apartheid fiscal » entre d’une part les contribuables captifs (particuliers et entreprises) constituant l’immense majorité faisant l’objet de tous les contrôles cependant que d’autres (particuliers et entreprises aussi),une riche/très riche minorité, financent à grands frais et sans contrôle leurs cavales fiscales.

 

II-3 Ces centaines de milliards de paiements déclarés depuis 2015, qu’est-ce que ça peut bien être ?     

La déclaration des règlements vers des paradis fiscaux, en vigueur depuis le 01 janvier2010, n’ayant pas connu depuis lors de changements significatifs, est simple. Très simple même puisque les explications fournies par l’Administration à propos de la nature des paiements tiennent en quelques mots : « l’objet du paiement doit être succinctement repris en indiquant par exemple : loyers, intérêts, redevances, achats de marchandises ou d’immobilisations, prestations de services, rémunérations, commissions, courtages, honoraires, etc. »

Sur les 30 paradis fiscaux, 7 constituent ensemble les Emirats arabes unis (EAU)
A la lumière de ces  « détails » fournis par l’Administration, on est d’autant plus surpris que ces différentes natures de règlement puissent atteindre sur une année 288,1 milliards d’euros. Encore plus, lorsque l’on jette un œil au PIB de chacun de ces 30 paradis fiscaux et qu’on le compare à celui de la Belgique qui s’élève en 2021 à 599,9 milliards de dollars[13]. Sur les 30 paradis fiscaux, 7 constituent ensemble les Emirats arabes unis (EAU) dont le PIB (données 2020, celles de 2021 n’étant pas encore disponibles) s’élève à 358,9 milliards de dollars soit 59,8% du PIB belge2021 (l’information par émirat n’est pas disponible). Sur les 23 autres paradis fiscaux, l’information du PIB  n’est pas disponible pour 5 d’entre eux ; il s’agit de Anguilla, Iles Vierges Britanniques, Iles Pitcairn, Saint Barthelemy, Wallis & Futuna. Les 18 restant (Bahamas, Bahreïn, Bermudes, Iles Caïmans, Guernesey, Jersey, Ile de Man, Iles Marshall, Micronésie, Monaco, Montenegro, Nauru, Ouzbékistan, Palaos, Somalie, Turkménistan, Iles Turques et Caïques, Vanuatu) totalisent un PIB égal à 218,9 milliards de dollars (L’Ouzbékistan, le Turkménistan et Bahreïn pesant pour 153,3 milliards de dollars.)

Nb PF Pays PIB R 2015 R2016 R2017 R2018 R2019
7 UAE 304,2 63,38 43,8 64,6 ND ND
1 Turkm 38,3 0 1,7 0,9 ND ND
1 Ouzbék 58,6 0 0,4 10,1 ND ND
1 Barheïn 33,0 4,11 0 1,1 ND ND
1 Caïmans 4,7 9,52 1,3 9,2 ND ND
1 Bermudes 5,9 3,72 1,3 0,3 ND ND
2 Jers/Guer 9,7 1,78 0,7 0,5 ND ND
1 Bahamas 9,5 0 1,5 0 ND ND
15 Sous-total 463,9

(15PF)

82,51

(11PF)

50,7

(13PF)

86,7 (13PF) ND ND
15 Autres PF 25,7

(15PF)

0,39 (4PF) 79,2

(17PF)

120,1

(17PF)

ND ND
30 Total Général 489,6 82,9 129,9 206,8 288,1 265,3

 

-Colonne Nb PF = Nombre de paradis fiscaux

-Colonne PIB : le PIB de chacun des 30 paradis fiscaux en milliards d’euros, dernier PIB connu (2021 et dans certains cas 2020) en milliards de dollars et converti en milliards d’euros au taux moyen 2021 de 1,18 dollar pour 1 euro

-R 2015, R 2016, R 2017, R 2018 : les règlements en milliards d’euros des entreprises belges vers chacun ou plusieurs des 30 paradis fiscaux

-PF : Paradis Fiscal

– Turkm = Turkménistan ; Ouzbék = Ouzbékistan ; Jers/Guer = Jersey, Guernesey

-Autres PF : Autres Paradis Fiscaux non nommés individuellement. Les chiffres de règlements sont tous inférieurs à 110 millions d’euros par pays, compte tenu du fait que les éléments fournis par l’Administration  et repris par les médias pour les années 2015,2016 et 2017 concernent un hit-parade des 10 premiers pays destinataires des règlements des entreprises belges, le 10ème étant destinataire de 8,3 millions d’euros en 2015, de 110 millions d’euros en 2016 et de 57 millions d’euros en 2017

Les sommes réglées dans ces paradis fiscaux recouvrent d’autres natures de règlements
Des loyers, intérêts, redevances, achats de marchandises ou d’immobilisations, prestations de services, rémunérations, commissions, courtages, honoraires, etc… réglés par la seule Belgique pour des montants représentant soit une part si importante du PIB des pays bénéficiaires, soit dépassant carrément et de beaucoup le PIB de ces pays bénéficiaires pose question !  Les sommes réglées dans ces paradis fiscaux recouvrent d’autres natures de règlements qui ne peuvent trouver leur raison d’être que dans le statut proprement dit de paradis fiscal de ces pays bénéficiaires, ce qui ne veut pas dire que les autres règlements semblant correspondre à des transactions telles que définies dans la notice explicative de l’imprimé déclaratif fournie par l’Administration n’aient pas à voir non plus avec les avantages fiscaux procurés par ces « pays d’accueil ».

Le peu de précision fournie par l’Administration quant à la nature des règlements effectués témoigne du peu de curiosité manifestée par cette même Administration
Le peu de précision fournie par l’Administration quant à la nature des règlements effectués par les entreprises belges témoigne, c’est le moins que l’on puisse dire, du peu de curiosité manifestée par cette même Administration de comprendre et analyser le contenu de ces mouvements financiers faramineux. Cela pose d’ailleurs problème par rapport aux centaines de milliards de corrections à la baisse apportées, par l’Administration et validées par son Ministre de tutelle, aux déclarations des entreprises : comment opérer ces corrections aux déclarations d’origine lesquelles comportent si peu de précisions ?

Comment l’expliquer autrement que par l’absence de volonté d’y voir clair.
Comment expliquer qu’à l’issue de sa 12ème année d’existence, le document déclaratif n’ait quasiment pas évolué, notamment pour la structuration des natures de paiements ? Comment l’expliquer autrement que par ce que l’on ne voudrait pas évoquer, mais qui semble s’imposer : l’absence de volonté d’y voir clair. Rien de tel pour entretenir la confusion et le doute que d’être aussi vague dans la formulation de l’exigence déclarative et de sa non-structuration !  A noter que dans ses recommandations, nous y reviendrons,  la Cour des comptes ne recommande pas quoi que ce soit  à ce propos.

Alors que ces déclarations devraient aboutir à une cartographie fort instructive de ces flux financiers, par pays destinataire, par nature de règlement, par type d’entreprise etc., c’est l’opacité la plus complète, doublée d’incohérences apparentes, qui prévaut.

Les incohérences sont multiples.
Les incohérences sont en effet multiples. En 2015, les maigres informations communiquées par le Ministre des Finances et relayées tel quel par la presse ventilent paradis fiscal par paradis fiscal les 82,9 milliards de règlements qui sont effectués vers 10 paradis fiscaux seulement, cela donne un « top 10 » décroissant dans lequel le 5ème, les Iles Anglo-Normandes (Jersey et Guernesey), est bénéficiaire de 1,8 milliard de règlements, les 5 autres voyant arriver chez eux des règlements compris entre 273,5 millions pour le 6ème (Iles Vierges Britanniques) et 8,3 millions pour le 10ème. Les EAU sont en tête avec 63,4 milliards et comptent, à eux 7, pour 1 paradis fiscal.

Le « top 10 » est donc intégralement faux. Pourquoi ?
En 2016, le « top 10 » détaillé par paradis fiscal cumule 51,2 milliards. Les EAU sont toujours en tête avec 43,8 milliards, le 5ème (les Bermudes) reçoit 1,3 milliard, le 6ème (Jersey) 572 millions et le 10ème (Guernesey) 110 millions. Pas de détail en revanche pour les 78,7 milliards qui ne sont pas ventilés par paradis et qui concernent 14 paradis fiscaux, soit une moyenne de  5,62 milliards par paradis fiscal ! Le « top 10 » est donc intégralement faux puisque le second, derrière les EAU, est le Turkménistan avec 1,7 milliard de règlements. Pourquoi ? Pourquoi aucun élément correctif n’a-t-il été apporté ensuite ?

En 2017, le « top 10 » détaillé par paradis fiscal cumule 87,0 milliards. Les EAU sont encore en tête avec 64,6 milliards, le 4ème (Bahreïn) reçoit 1,2 milliard, le 6ème (Turkménistan) 899 millions et le 10ème (Monaco) 57 millions. Pas de détail en revanche pour les 119,8 milliards qui ne sont pas ventilés par paradis et qui concernent 14 paradis fiscaux, soit une moyenne de  8,56 milliards par paradis fiscal ! Le « top 10 » est donc à nouveau intégralement faux puisque le 4ème est Barheïn avec 1,2 milliard de règlements. Pourquoi ? Pourquoi aucun élément correctif n’a-t-il été apporté ensuite ?

Quant aux années de paiements 2018 et 2019, aucune information par paradis fiscal n’est fournie : une forme de réponse aux chiffres faux communiqués pour 2016 et 2017 ?

 

II-4- En 2010, 2011, 2012, 2013 et 2014, pas la moindre information. Pourquoi ?

« Les contrôles n’étaient pas efficaces parce qu’ils visaient uniquement les bons élèves.»
Pour ces années-là, rien, même pas de chiffres globaux. Pourtant la loi est d’application depuis le 01 janvier 2010. Qu’a-t-on fait des déclarations effectuées ? La Cour des comptes, elle aussi, fait démarrer ses données et son audit à compter de 2015 (année des paiements effectués et non année de déclaration). Elle apporte cependant un début d’explication à cette étrangeté. Elle indique[14] en effet qu’avant la création, en 2013, de la Cellule Paradis Fiscaux (CPF) au sein de l’Administration fiscale, « les déclarations  n’étaient pas analysées ou traitées de manière structurelle, à l’exception d’une action de contrôle unique du service Tax Audit & Compliance Management (TACM). Lors de cette action, 37 dossiers 275F[15] ont été contrôlés, dont seuls 7 se sont révélés productifs. Le TACM en a conclu que les paiements déclarés étaient corrects pour la plupart et que les contrôles n’étaient pas efficaces parce qu’ils visaient uniquement les bons élèves. Le TACM a donc décidé de ne pas mener d’autres actions »

C’est énorme, mais c’est dit et écrit, certes en termes terriblement euphémisants qui signifient en clair l’absence de volonté d’analyse et de contrôle . Pour apprécier à sa juste mesure l’énormité, il convient de rappeler au lecteur qu’il existe, selon la Cour des comptes environ 840 contribuables déclarants en moyenne chaque année et de « 10.000 à 15.000 » règlements élémentaires[16] »  – la marge est d’ampleur ! – à contrôler par an (1 contribuable déclarant  constitue 1 dossier). 37 dossiers sur 840 (4,4%) chaque année en moyenne auraient donc été contrôlés pour décider de ne pas mener d’autres actions de contrôle ! Sidérant mais bien réel. Cette information donnée par la Cour des comptes dans son rapport de juin 2022 avait-elle donné lieu préalablement à communication au Parlement et à d’autres instances habilitées à en connaître ?

Quant au fait de qualifier de bons élèves tous les déclarants non contrôlés, il faut se pincer pour y croire !

La Cour des comptes n’a semble-t-il pas cherché à approfondir, elle pourrait toujours invoquer le fait que la période concernée n’est pas celle de son audit, et elle ne nous dit donc pas sur quelle base chiffrée ces maigrelets contrôles ont été qualifiés d’improductifs. Quant au fait de qualifier de bons élèves tous les déclarants non contrôlés, il faut se pincer pour y croire, et encore !

Christian Savestre

[1] 12 années ou presque depuis la date d’entrée en vigueur de la loi le 01 janvier 2010
[2] La Cour des comptes présentera son rapport à la Chambre des Représentants, Commission Finances et Budget le 21 septembre à 10h, en séance publique
[3] Thème traité par Philippe Corcuff
[4] Communément dénommée CPF
[5] Des rapports particulièrement documentés (Corporate Europe Observatory et d’autres) démontrent comment les Big Four conseillent les gouvernements nationaux et régionaux, les institutions internationales, dont notamment la Commission européenne, à propos des matières fiscales également
[6] 107 exactement, liste disponible
[7] Liste disponible
[8] Cf note de bas de page n°17 du pdf de ce dossier
[9] Etude disponible sur le site de POUR.Press et de Attac Bruxelles
[10] Liste disponible
[11] Sud Info du 19 août 2022
[12] ANPR ou LAPI pour Lecture Automatique de Plaques d’Immatriculation
[13] Source Banque Mondiale, données exprimées en dollars
[14] Voir page 27 du rapport de la Cour des comptes
[15] Appellation du formulaire de déclaration des paiements d’entreprises vers des paradis fiscaux
[16] Règlements élémentaires ou règlements uniques. Chaque règlement doit être déclaré, si petit soit-il

 

Table des matières

Introduction – Si vous n’êtes pas à la table, c’est que vous êtes au menu
Chapitre 1
Sommes vertigineuses, impuissance contagieuse, lutte contre l’évasion fiscale fallacieuse
Chapitre 2Après 12 années d’opacité, un rapport de la Cour des Comptes enfin publié
Chapitre 3Des déclarations officielles durement taclées par la Cour des comptes
Chapitre 4Incohérence législative, sanctions peu effectives, libre circulation des capitaux impérative
Chapitre 5Des constats effarants qui tombent comme à Gravelotte
Chapitre 6Les contrôles des déclarations sont improductifs, alors ne les contrôlons plus !
Chapitre 7Des trous noirs fiscaux à la place des paradis fiscaux et le tour est joué ?
Chapitre 8Voyage en ADGM (Abu Dhabi Global Market), à la rencontre des multinationales
Chapitre 9Conclusion. Deux poids, deux mesures
AnnexePARADIS FISCAUX – Listes OCDE, Union Européenne (UE), Belgique vs Listes ONG et Listes Promoteurs évasion fiscale

 


By Christian Savestre

Journaliste chez POUR et référent pour les questions d’économie politique chez POUR et ATTAC Bruxelles 2, Christian Savestre est spécialiste de l’évasion fiscale et des grands cabinets d'audit et de stratégie. À la différence de beaucoup, il aborde cette thématique sous un angle résolument politique, à rebours des coutumières minuties techniques qui n’aboutissent souvent qu’à marchander le poids de nos chaînes (sic). A rebours (encore !) des approches traditionnelles qui se concentrent sur les gros fraudeurs, il analyse en profondeur les organisateurs de cette évasion fiscale (les Big Four et ceux qui les suivent), dont il connait bien les méthodes, pour les avoir longuement côtoyés dans sa carrière professionnelle. Christian a sorti de nombreux dossiers d’enquête. Ses analyses sont minutieuses et ses démonstrations implacables. (Surtout, ne lui parlez pas d’optimisation fiscale ! Elle est tout aussi illégitime que l’évasion fiscale ! )