Un communisme qui venait du chaud

 Hugues Le Paige, « L’héritage perdu du Parti Communiste Italien, une histoire du communisme démocratique » (1) .  

 

Voici un livre d’histoire d’une surprenante actualité, engagé et engageant, propice à la réflexion politique et, précisons-le, d’une lecture accessible au public le plus large .

Son auteur,  Hugues Le Paige, est journaliste et fut longtemps correspondant de la RTBF à Rome. C’est aussi, le réalisateur d’un documentaire, d’une grande originalité dans sa démarche, sur quatre militants du PCI de Toscane («Il fare politica » ).

C’est dire si ce livre représente le point d’aboutissement, à la suite de tout un parcours de vie, d’un travail d’analyse en profondeur.

Cet «Héritage perdu …» rend compte de l’histoire du Parti Communiste Italien depuis sa création en 1921 jusqu’à son effarante auto-dissolution en 1991
Cet «Héritage perdu …» rend compte de l’histoire du Parti Communiste Italien depuis sa création en 1921 jusqu’à son effarante auto-dissolution en 1991. La troisième partie du livre, l’une des plus intéressantes, est d’ailleurs consacrée à cet événement a priori inconcevable .

Comment, en effet, s’expliquer qu’ait pu ainsi être liquidé un Parti Communiste qui fut – hors orbite soviétique – l’un des plus importants d’Europe et l’un des plus respectés dans le mouvement ouvrier international? Et qui fut aussi l’un des plus originaux dans sa ligne politique, des plus démocratiques dans son fonctionnement et, enfin, l’un des plus autonomes par rapport à l’ URSS de Staline et de ses successeurs?

L’histoire exceptionnelle et exemplaire de ce P.C. européen tient, notamment, au rôle-clé qu’y jouèrent deux de ses fondateurs et futurs dirigeants et aussi théoriciens d’une rare originalité : en l’occurrence, Gramsci et Togliatti.

 

L’apport capital (si l’on ose dire…) de Gramsci .

Dans un premier chapitre assez bref, Hugues Le Paige rappelle les conditions d’émergence du PCI dans le cadre de la scission opérée, en 1921, au sein du Parti Socialiste Italien.

Dans le second chapitre, beaucoup plus dense, intitulé « L’identité Gramsci », sont explicités les fameux concepts et thèses fondamentales de l’auteur des «  Carnets de prison » : « Hégémonie », « Bloc historique », « Société civile », « Intellectuel collectif » et surtout, « Guerre de position» ( = prise de possession des  « Casemates », v. infra) par rapport à « Guerre de mouvement» (= soulèvement insurrectionnel, grève générale, par exemple…) qui constituent « des stratégies complémentaires  et non exclusives » (p.25).

(Pour rappel, le mot, d’ailleurs d’origine italienne, « casemate » désigne une petite construction militaire du genre « bunker ».)

Ces « casemates » permettent à la bourgeoisie de maintenir son hégémonie globale sur la classe ouvrière et la société en général moins par la crainte de la répression que par un large consentement tacite. En effet, hors crises majeures et contexte pré-révolutionnaire, l’ensemble de la société est ainsi soumis à cette hégémonie conservatrice par l’intériorisation généralisée de ses normes et valeurs .

Gramsci n’aura pas la possibilité d’appliquer concrètement la stratégie d’action et d’interventions qu’il préconisait
l s’agit donc, dans ce sens, non de s’emparer, en un coup, d’une citadelle centrale mais plutôt d’investir le plus grand nombre possible de « casemates » d’une ligne fortifiée – au  sens idéologique – érigée et contrôlée politiquement par la classe dominante italienne. Et, de la sorte,  permettre le développement d’une nouvelle culture, assimilée par la classe ouvrière, laquelle, peu à peu, détiendrait, à son tour dans le pays, une position hégémonique . Et serait à même, à partir de là, de préparer son accession au pouvoir d’état sous la conduite du PCI. Comme le rappelle l’auteur, Gramsci n’aura pas la possibilité d’appliquer concrètement la stratégie d’action et d’interventions qu’il préconisait.

En effet, à partir de 1925, le PCI est interdit d’existence, ses dirigeants, cadres et militants sont contraints à l’exil ou à la clandestinité . Quant à Gramsci lui-même, il est arrêté en 1926, jugé par un tribunal aux ordres et condamné à vingt ans de prison avant de mourir en 1937.

 

Togliatti  à la tête du PCI

L’autre figure marquante du PCI n’est autre que Togliatti, lequel, validant les thèses de Gramsci, s’inscrivit dans la stratégie d’unité anti-fasciste avant que le Parti ne devienne, dans les faits, l’organisation de la Résistance italienne la plus efficace et la plus solidement implantée sur le terrain.

De parti d’avant-garde comptant 7000 membres-militants en 1943, il se muera en parti de masse (« Partito nuovo »),  rassemblant 1.700.000 adhérents fin’45 et 2.250.000 en 1947 .

Parti de masse, mais toujours porteur d’un idéal communiste et non moins fidèle à sa vocation révolutionnaire, tout en optant pour le principe d’une « démocratie progressive ». Et, dans ce sens, s’appuyant tout spécialement sur une Constitution Républicaine (promulguée en 1947) remarquablement démocratique et progressiste notamment en ce qui concerne les libertés fondamentales et, en particulier, les droits sociaux et syndicaux.

Il s’agissait de favoriser l’interaction entre « Réformes » et Révolution »
Cette orientation politique inédite n’impliquait en rien – et Hugues Le Paige insiste sur ce point – une quelconque conversion au réformisme social-démocrate . Bien au contraire ! Il s’agissait de favoriser l’interaction entre « Réformes » et Révolution », autrement dit, de conjuguer rôle au Parlement ainsi que dans les autres institutions publiques et interventions à mener dans les luttes sociales et politiques, dans l’ optique, selon l’oxymore de Togliatti, d‘un « Parti révolutionnaire de masse ».

 

L’ère Berlinguer 

La deuxième partie du livre, comptant plus d’une centaine de pages substantielles, est consacrée aux deux périodes, historiquement identifiables, caractérisant les années « Berlinguer ».

Le futur Secrétaire Général, promoteur de « l’Eurocommunisme » et du « Compromis historique » adhère aux « Jeunesses communistes » en 1943, à l’âge de 21 ans. En 1946, il est engagé en tant que permanent (cad. employé rémunéré) du Parti. (C’est donc, paradoxalement si l’on songe au parcours atypique qui l’attend, un « homme d’appareil ».) Qui,  « en janvier 1946, devient le plus jeune membre du Comité Central »  (p.95).

Dans  les premières pages de ce chapitre, l’auteur clarifie les fondements politiques de l’eurocommunisme . Il s’agit d’une part, d’intervenir dans les institutions européennes en vue de les démocratiser de l’intérieur et d’autre part, d’obtenir un degré d’indépendance optimal pour l’ Europe par rapport aux deux blocs, dans une perspective «  non-alignée », quasi neutraliste, qui ne soit, en tout cas, ni antiaméricaine ni antisoviétique .

Cela dit, à ce stade-ci, le droit, que revendique Berlinguer, à l’autonomie du parti italien par rapport à Moscou, ne présuppose en rien une volonté de rupture avec l’URSS.

(Au passage, Hugues Le Paige évoque aussi la position de principe, pour le moins hétérodoxe, du dirigeant communiste italien,  ouverte au maintien de l’Italie dans l’OTAN !)

Sans hélas pouvoir, faute de place, entrer dans le détail de l’analyse de l’auteur, il faut reconnaître, comme il l’écrit, que « l’eurocommunisme restera une construction sans lendemain […] ses différents protagonistes n’y mettant pas le même contenu et ne poursuivant pas le même objectif . » (p. 99) .

Quant à la voie italienne du « Compromis historique » censée rassembler, dans un même gouvernement, communistes, socialistes et démocrates chrétiens et ce, au-delà d’une simple alliance électorale ponctuelle,  il n’est pas davantage possible ici de relater, par le menu, les divers épisodes marquant son histoire, allant, selon le cas, de son rejet formel à sa non-acceptation de fait .

Cette expérience d’un « Compromis historique » ne pourra qu’avorter dans les faits
Politiquement féconde pour les uns et pour les autres, vouée à l’échec dès le départ, cette expérience d’un « Compromis historique » ne pourra qu’avorter dans les faits. Il n’empêche, les élections de 1975 consacreront le succès du PCI et entraîneront le renforcement de son implantation territoriale ainsi que le recrutement de centaines de cadres locaux.

En effet, le Parti de Berlinguer remporte 34,4 % des suffrages tandis que, de son côté, la Démocratie Chrétienne en obtient 38,70 % . L’Italie se trouve donc dans une situation de bipolarisation politique : « Il y a deux vainqueurs … » conclura le démocrate chrétien Aldo Moro .

Le refus opposé par la Démocratie Chrétienne à toute forme de participation communiste au Gouvernement amena Enrico Berlinguer à appliquer la décision la plus impopulaire et sans doute la plus malencontreuse de son existence : « l’abstention positive » votée, sous son égide, par le PCI, rendant ainsi possible l’installation d’un gouvernement démocrate-chrétien homogène .

Certes, tout un contexte, qu’analyse l’auteur, de crises et de tensions politiques, sociales, économiques, parfois dramatiques ou violentes, peut expliquer, pour une large part, cette désolante  évolution . Outre la volonté du Secrétaire Général de se poser, dans ce climat délétère, en tenant de l’ordre et de la sécurité autant qu’en dirigeant démocrate, honnête et responsable .

Les conséquences se révéleront comme une évidence en 1978 : « Le PCI enregistre son premier et sévère échec électoral » . (p. 148) .

 

Un second Berlinguer qui reste (ou redevient) d’actualité .

C’est à partir de ce constat, qu’ Hugues Le Paige  discerne l’émergence d’un « Second Berlinguer » «  qui » ajoute-t-il, « se construit sur un triptyque » (p.153) :

1) Raffermir  les liens fragilisés, les dernières années, avec la classe ouvrière et préparer, sur cette base, un « nouveau  bloc historique », sorte d’avant-garde élargie regroupant les travailleurs dits « protégés » (c’est-à-dire bénéficiant d’un statut ou d’un contrat durable), les précaires, les exclus ainsi que les mouvements de femmes – auxquels Berlinguer attribue un rôle moteur -, de jeunes, de pacifistes et d’écologistes.

2) Mettre en avant « la question morale » (uniquement sur le plan, faut-il le souligner,  de la vie  publique et institutionnelle ) dans un pays où le monde politique est largement discrédité par la « mal gouvernance », le clientélisme et la corruption . Tares  le plus souvent imputables à la Démocratie Chrétienne . (Sans compter les accointances qu’ elle entretenait, ici ou là, avec la Mafia locale ) .

Berlinguer apparaît, avec le recul, comme un pionnier de l’écosocialisme
3) Promouvoir une « politique d’austérité », non évidemment, au sens courant et réactionnaire du terme, mais dans une perspective explicitement anti-capitaliste. Et ce, en tant que ferment de transformation de la société impliquant un autre mode de production, de consommation et d’organisation du travail répondant, en priorité, aux besoins collectifs. De ce point de vue, Berlinguer apparaît, avec le recul, comme un pionnier de l’écosocialisme soulevant des questions fondamentales comme, selon la formule  d’ Hugues Le Paige, « Comment et que produire? » . Ce qui l’apparente, ajoute-t-il en note, au premier André Gorz, auteur de « Réforme et Révolution » ( Le Seuil, 1969) .

Il n’est pas possible ici de synthétiser davantage la cinquantaine de pages consacrées successivement au second Berlinguer et à la (re-)définition de l’ « Identité communiste » à laquelle il se réfère . On ne peut qu’y renvoyer le lecteur.

Ces deux chapitres confirment, en tout cas, l’intérêt durable de l’héritage berlinguerien, transmissible, par nature, à qui, d’une génération à l’autre, décide de le recueillir, y compris cela va sans dire, hors Italie, en ligne collatérale en quelque sorte .

 

Mutation, mutilation, liquidation 

Reste l’énorme question soulevée dans la dernière partie du livre intitulée « Un suicide assisté » .
Reste l’énorme question soulevée dans la dernière partie du livre intitulée « Un suicide assisté » .

Comment une histoire aussi riche d’expériences politiques, d’enseignements autant théoriques que pratiques et de perspectives d’avenir mobilisatrices, comment une telle histoire riche également en événements traversés avec succès (à commencer par la lutte anti-fasciste) et en émotions militantes (v. le film « Il fare politica ») a-t-elle pu se clore aussi abruptement avec un Congrès d’auto-dissolution ? Congrès, cependant il faut le reconnaître, siégeant, comme c’était la tradition au PCI, après un large débat démocratique – au moins dans les formes -, organisé jusque dans les cellules de base du Parti.

Pour l’auteur, il n’y a pas, comme on pouvait s’y attendre, une cause unique et fatidique, qui serait à l’origine de cette opération d’auto-liquidation mais une convergence de facteurs spécifiques .

Parmi ceux-ci, il relève :

  • la volonté (opportuniste) de « modernisation » du Parti en lien avec la chute du mur de Berlin et la fin supposée d’un monde bipolaire, sur fond légèrement fantasmatique de « dépassement de l’horizon communiste »;
  • la contamination  de l’idéologie ultra-libérale dans la société de l’époque ;
  • le crédit spontané dont dispose quasi automatiquement un Secrétaire Général en exercice (ici, en l’occurrence, A.Ochetto) à la base de ce projet et de cet ordre du jour .  Ou, plus précisément, comme l’écrit Hugues Le Paige, « un certain conformisme d’appareil » incitant « des cadres et des permanents ainsi que les administrateurs et fonctionnaires » […] «  à soutenir sans réserve le Secrétaire Général »(p. 218)
  • « une certaine lassitude des militants usés par deux années de débat incessants et lacérants »(p.260) » .

 

Un héritage en quête d’héritiers potentiels 

Une lecture attentive de ce livre s’avère instructive et stimulante au moins sur deux points.

Le premier tient à la valeur de référence que constituent l’expérience historique du PCI et l’apport original non seulement de Gramsci mais aussi, ce qui est plus inattendu, du second Berlinguer en tant que source d’inspiration et d’approvisionnement théorique (et pratique).

On pense, en particulier, au fameux « triptyque » qui constitue le «  Que faire ? » ou plus exactement le « Comment faire ?» d’ Enrico Berlinguer :

  • se recentrer prioritairement sur la classe ouvrière en y associant, autour d’elle, les mouvements « alternatifs » («Femmes», «Jeunes», «Précarisés», …etc .) ;
  • intégrer  politiquement et stratégiquement l’écologisme  ou l’écosocialisme ;
  • prendre en compte la question de la moralisation de la vie publique dans un contexte de dégénérescence de  la représentation politique (clientélisme, électoralisme, pragmatisme à courte vue, … )

 

Quant à la deuxième raison, elle concerne l’analyse des circonstances qui ont rendu possible l’auto-dissolution d’un parti aussi important, aussi structuré et aussi dynamique .

Une autopsie est toujours source de savoir.  Elle permet, en présence d’une situation analogue, de prendre conscience des risques en cause et d’anticiper sur ce qu’il convient de faire et surtout de ne pas faire.

Nous savons maintenant où peuvent mener une « modernisation » sans principe et des concessions complaisantes aux phénomènes de mode
Nous savons maintenant où peuvent mener une « modernisation » sans principe et des concessions complaisantes aux phénomènes de mode. L’ouverture au monde, l’adaptation aux évolutions de la société, l’adoption de nouvelles formes d’action et d’expression, bref, l’aggiornamento, sont une chose. Les ambiguïtés dans les mots et les positions politiques, les confusions dans les rôles, les « mutations » assorties de mutilations en sont une autre .

Ainsi, par exemple, comment a-t-on pu troquer le nom originel du Parti italien et le qualificatif « Communiste » qui lui est associé, nom historiquement si évocateur, surtout pour les militants les plus activement impliqués dans ses structures, contre celui, vague et inconsistant de « Parti Démocrate de la Gauche » ? Nouveau parti donc, où, comme l’écrit Hugues Le Paige, «  les mots « socialiste », « communiste » et « travail » sont bannis  ». (p.256)

Soit. Même si des  rescapés ont survécu au naufrage – certains se retrouveront dans Rifondazione Communista – , il faut bien le reconnaître, le PCI a donc cessé d’exister, du moins en tant que tel, en 1991.

Cela dit, une septantaine d’années d’expériences politiques  exceptionnelles, ont produit une somme d’acquis, de savoirs et de savoir-faire. Ce « capital » politique et  intellectuel, pour le moins méconnu, en tout cas hors Italie, est loin d’être définitivement perdu pour autant : il reste à (re-)découvrir et à partager collectivement.

C’est l’un des grands mérites de ce livre, le premier et le seul sur le sujet, au surplus solidement documenté à partir de sources et de références principalement italiennes, de nous l’expliquer concrètement et intelligemment.

 

Henri Ruttiens


Hugues Le Paige,
«  L’héritage perdu du Parti Communiste Italien, une histoire du communisme démocratique »,
Bruxelles,
[Ed.] Les Impressions Nouvelles,
2024,
280 pages

 


By Henri Ruttiens

Ancien permanent "Industrie" au SETCa-FGTB de Bruxelles.