Guerre commerciale avec la Chine, bras de fer avec la Corée du Nord, forcings réguliers à l’égard des alliés régionaux… : la présence états-unienne à l’extrême-est de l’Eurasie s’avère pesante. Ce qui explique qu’elle soit parfois contestée, tout comme elle commence à l’être à l’autre extrémité du super-continent, dans l’Europe atlantique. Clé de voûte de l’équilibre régional nord-est-asiatique, cette présence n’apparaît pas moins comme une donnée « naturelle », tant aux yeux de la plupart de nos experts occidentaux de la région qu’à ceux de nos journalistes. Regards sur la naissance d’une « Asie-Pacifique » américaine.
Aujourd’hui, dans nos médias, la République populaire de Chine fait quasiment l’unanimité… contre elle. Ce que confirme la couverture médiatique des événements, en mer de Chine méridionale, en Corée ou à Hong Kong. Il est vrai qu’attribuer à l’adversaire l’unique et pleine responsabilité d’un conflit est le premier des « principes élémentaires de la propagande de guerre » qu’avait identifiés Lord Arthur Ponsonby[1].
Ne faudrait-il pas à ce sujet commencer par une question rarement posée : quelle serait la réaction des États-Unis si la Chine faisait mouiller une de ses escadres en rade d’Honolulu, voire implantait une base dans l’archipel d’Hawaï ? Pourtant, Shanghai se trouve à un peu plus de 800km des installations militaires américaines d’Okinawa, au Japon. Une distance 5 fois moindre de celle qui sépare Hawaï de San Francisco[2]… Tentons de « remettre les pendules à l’heure » et retraçons l’historique des rapports qu’ont noués, dès le XIXe siècle, les États-Unis au Pacifique et à l’« Asie orientale ». Mais auparavant procédons à quelques rappels géographiques.
La faute à Mercator…
« La projection de Mercator – avec […] son Pacifique coupé en deux – est un obstacle épistémologique », nous rappelle le romancier français Patrick Deville[3]. En effet, la projection cartographique de Mercator[4] (1569) a dominé – et continue de le faire – tous nos cours de géographie. Elle a toutefois été fortement critiquée, notamment par Arno Peeters qui, dans une nouvelle projection (1974), s’inscrivit en faux contre les « défauts » qu’il reprochait à celle de Mercator : destinée aux navigateurs européens du XVIe siècle, celle-ci privilégie en effet les distances par rapport aux superficies respectives des continents, avec pour conséquences une Europe fortement « gonflée » et placée au centre du monde plutôt que montrée comme un petit appendice relégué au nord-ouest de l’Eurasie. En conséquence, la carte de Mercator « écrasait le Sud », réduisant de beaucoup les superficies respectives de l’Afrique, de l’Inde, de l’Amérique latine… (voir cartes ci-dessous). Autre travers, davantage lié à notre sujet, la projection de Mercator nous cache en outre l’océan Pacifique – d’une superficie de 166.241.700 km2 ! –, coupé en deux et n’apparaissant qu’à l’est et à l’ouest d’une mappemonde où trônent les masses continentales de l’Eurasie, de l’Afrique et des Amériques. Elle nous empêche ainsi, précisément, de penser les potentialités de cet océan, notamment aux yeux des Etats-Unis. Les Américains, en effet, parlent d’Asie orientale ou d’« Asie-Pacifique », pas d’Extrême-Orient comme nous, Européens. L’on remarquera en passant que les Chinois, les Japonais et les Coréens n’ont jamais parlé d’un « Extrême-Occident » à notre sujet…
Le monde selon Mercator
La projection d’A. Peeters
“L’Océan de la Destinée“
L’historien britannique Eric John Hobsbawm juge que l’isolationnisme états-unien, énoncé dès 1823 avec la Doctrine Monroe, n’a jamais valu que pour l’Europe. Un constat à retenir à l’ère de Donald Trump, « isolationniste » notoire… En effet, dès que leurs frontières eurent atteint les côtes du Pacifique, principalement suite à la guerre avec le Mexique (1846-48) – auquel les États-Unis arrachèrent 40% de son territoire, dont la Californie – les États-Unis vont se tourner résolument vers le Grand large. Dès 1848, les États-Unis se sont assurés de trois grands ports sur leur façade ouest : Puget Sound, San Francisco et San Diego. Et, « dès les années 1850, à deux exceptions près, l’Alaska et Hawaï, les frontières actuelles sont déjà dessinées » [5]. La « conquête de l’Ouest » ne s’achèvera qu’en 1889, mais, dès la présidence d’Abraham Lincoln (1860-65), l’intérêt pour le Pacifique s’était fait évident aux yeux des Américains, nous dit un autre historien britannique, Geoffrey Barraclough[6]. C’est à partir de la guerre sino-japonaise de 1894-95, note celui-ci, que l’intérêt US pour le Pacifique devient prédominant : « La puissance qui domine le Pacifique domine le monde » déclarera le sénateur Albert J. Beveridge[7], presqu’à l’opposé de MacKinder[8]. P. Melandri[9] observe par ailleurs que « d’une certaine façon, le besoin d’expansion était, depuis les origines, profondément ancré dans l’ADN de la nation » états-unienne, partageant la « conviction inébranlable, d’abord articulée dans la théologie puritaine, que le succès des affaires est un signe de la providence divine ». Les « affaires », en effet.
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Paul Delmotte
Professeur de politique internationale, retraité de l’IHECS.
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[1] Homme politique britannique (1871-1946), dans son ouvrage Falsehood in Wartime (Mensonge en temps de guerre, 1928). Principes sur lesquels est revenue, de façon fort utile, Anne Morelli, professeure à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), dans ses Principes élémentaires de la propagande de guerre (éditions Aden, 2001).
[2] L’océan Pacifique est d’une largeur maximale de 10.020 km. La distance entre Okinawa, la grande base états-unienne au Japon, et Pékin est de 1.833 km. Celle entre San-Francisco et Okinawa est de 9.807 km.
[3] Viva, Le Seuil, 2014, p.111.
[4] Gerardus Mercator est la latinisation du nom de Geraard De Kremer (1512-1594), éminent géographe de la Renaissance. Le mot néerlandais Kremer signifie en effet « marchand ».
[5] Pierre Melandri, Histoire des États-Unis contemporains, André Versaille éditeur, 2008, p.32.
[6] Introduction to Contemporary History, Penguin Books, 1967, p. 63.
[7] Barraclough, op. cit., p.76.
[8] C’est au géographe britannique considéré comme le fondateur de la géopolitique Halford John Mackinder (1861-1947) et à sa théorie du Rimland (zones « bordières », c.-à-d. côtières) et du Heartland (zones centrales/continentales) que l’on doit la formule : « Qui contrôle le Rimland gouverne l’Eurasie ; qui gouverne l’Eurasie contrôle les destinées du monde ».
[9] Le siècle américain. Une histoire, Perrin, 2016, p.23.
[10] En riposte au pillage, l’année précédente, de l’USS Friendship et au massacre de son équipage par des pirates du détroit de Malacca.
[11] En 1868, elle deviendra l’Escadre asiatique.
[12] Claire Laux, Le Pacifique aux XVIIIe et XIXe siècles : une confrontation franco-britannique : enjeux économiques, politiques et culturels (1763-1914), Karthala, 2011.
[13] Le take off de la Grande Bretagne a eu lieu vers 1780. Bien que domaine britannique, les 13 colonies qui deviendront les États-Unis ont vu leur développement industriel freiné, en dehors de la construction navale, à la fois par la puissance anglaise, la vocation agraire des Pionniers et la crainte du nouvel État de voir naître un prolétariat industriel (Melandri, 2008, p.25).
[14] Les États-Unis se sont imposés dans le commerce des fourrures face à la France et à la Grande-Bretagne grâce aux guerres napoléoniennes. Ce commerce déclinera néanmoins à partir de 1830.
[15] Op. cit., p. 39.
[16] En août 1851, les États-Unis lanceront l’”Expédition d’Anjouan” (dite aussi “de Johanna“), opération navale “punitive” contre ce sultanat des Comores qui avait saisi le baleinier USS Maria. Le sultan refusant des dédommagements, une flotille soustraite aux patrouilles navales anti-esclavagistes, bombarda des fortifications surplombant Matsamudu, la deuxième ville de l’archipel. Par la suite, faute des compensations exhorbitantes demandées, les États-Unis reçurent du sultan des avantages commerciaux privilégiés…
[17] Seul le Pacifique-sud était alors appelé « Pacifique », conformément à Magellan. Le nord de l’océan était appelé « océan Septentrional ».
[18] Au large de la côte nord de l’Alaska, 33 baleiniers américains, pris dans les glaces, durent être abandonnés.
[19] Puis de son successeur, Andrew Johnson (1865-1869).
[20] De l’Université Paris I/Panthéon-Sorbonne.
[21] Napoléon III avait proposé en novembre 1862 à la Grande-Bretagne et à la Russie de recommander un armistice entre sudistes et nordistes, escomptant une séparation ultérieure des États-Unis.
[22] Le district de l’Alaska, observe Vaicbourdt, n’est d’ailleurs pas perçu comme un espace de peuplement: c’est la découverte d’or dans les années 1890 qui accroîtra sa très faible population et l’Alaska ne deviendra un État qu’en 1959.
[23] À la même époque, le Secrétaire d’État W. Seward caresse l’idée d’une guerre avec la Russie en Mandchourie.
[24] Rumsfeld faisait ici allusion à la stratégie utilisée par les États-Unis lors de la Guerre du Pacifique: celle du Leapfrogging, mal traduite en français par « stratégie du saute-mouton ».
[25] Dans le Pacifique, plusieurs sont aujourd’hui encore possessions américaines : l’île Baker, la Frégate française, l’île Howland, l’île Jarvis, l’atoll Johnston, le récif Kingman, Midway et l’atoll Palmyra.
[26] Histoire des États-Unis, Flammarion, coll. Champs, 1997, p.89.
[27] En 1849, Grande-Bretagne, Danemark et Pérou s’opposeront à nouveaux aux intérêts français dans l’archipel (liberté des prêtres catholiques et garanties à l’importation des alcools français), cela par crainte d’une riposte états-unienne, dangereuse pour leurs propres intérêts en Océanie.
[28] Lydia Liliʻuokalani (1838-1917), également connue sous le nom de Lydia Kamakaʻeha Paki, fur la dernière reine d’Hawaii, de 1891 à 1893, succédant à son frère, le roi David Kalakaua.
[29] Selon l’Ordonnance du Nord-ouest (1787) le statut d’État exigeait la présence d’un minimum de 60.000 résidents libres. Celui de Territoire, un minimum de 5.000.