Peu de gens ont entendu parler de l’histoire de la lutte de Yasmine Motarjemi. Et pourtant, cette dernière s’inscrit comme révélatrice des enjeux contemporains de la lutte contre le néo-libéralisme. Une lutte pour la santé et les droits humains. Une lutte contre l’instinct de lucre carnassier et népotiste, soutenu par la machine capitaliste. Néanmoins, une lutte que toute personne, qu’importe son idéologie, aurait dû mener. Parce qu’il s’agit d’une lutte pour la Vie.
Voici l’histoire de la lutte de Yasmine Motarjemi, lanceuse d’alerte au sein de Nestlé.
Yasmine Motarjemi est née en Iran en 1955. Académicienne de haut-vol, elle a étudié dans de nombreuses universités, notamment en France et en Suède où elle s’est formée dans la technologie alimentaire. Il s’agit donc d’une experte, une référence dans le domaine de la sécurité des aliments.
Au sortir de l’université de Lund, Suède, en 1990, où elle a travaillé dix ans dans la recherche, elle rejoindra l’Organisation Mondiale de la Santé en tant que scientifique en charge de la surveillance et prévention des toxi-infections alimentaires. Dix ans plus tard, en 2000, une autre partie de sa vie commencera, lorsqu’elle acceptera la proposition de Nestlé d’être assistante vice-présidente responsable de la sécurité alimentaire au niveau mondial. Il aura fallu deux ans à Nestlé pour convaincre Yasmine Motarjemi de prendre ce poste.
L’histoire qui va suivre se doit d’être racontée. Car si de nombreux médias sont venus interviewer Yasmine, peu ont diffusés son histoire. Le New York Times, France Inter, France 2 (Cash Investigation) et même la BBC (“The Conversation”). Tous sont venus, aucune diffusion n’a pourtant été faite du contenu tourné. La BBC, média gourvernemental anglais n’a pas pu faire face à la pression opérée par Nestle et a dû forcer ses journalistes à la censure. Comme le démontre ce mail,reçu par Yasmine Motarjemi quelques mois après avoir tourné l’interview.
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Après avoir présenté les étapes-clés du parcours de Yasmine Motarjemi chez Nestle, penchons-nous un peu plus sur les points de tension qui l’ont mené à porter plainte contre la multinationale. Déjà, dès la prise de ses fonctions en 2000, elle remarque des lacunes et des défaillances dans le système de gestion de la sécurité des produits Nestlé. Celles-ci allant d’une culture malsaine de peur, de mensonges et d’intimidation (comme elle l’a prouvé au tribunal en Suisse) au manque d’expertise et ressources, une structure inadaptée , des manquements dans les procédures mais également des violations et négligences dans l’hygiène dans la production. Elle tentera, tant bien que mal, de renforcer le système de gestion mais elle rencontrera beaucoup d’oppositions.
Néanmoins, durant les premières années de sa prise de fonction chez Nestle, les efforts de Yasmine Motarjemi furent, comme elle l’explique elle-même dans une lettre adressée PDG de Nestle : “[…] appréciés et année après année, sans exception, mes performances ont été évaluées comme « supérieures aux attentes » ou « bien au-delà des attentes ».”
A titre d’exemple, un des point de discorde arriva le jour où Yasmine Motarjemi lança l’alerte, comme sa fonction le réclamait, pour un produit qu’elle considérait dangereux. Il s’agit d’une affaire de biscuits qui causait l’étouffement des bébés. Ce cas la met en porte-à-faux avec Roland Stalder, qui, quelques années plus tard, deviendra son supérieur.
Bien qu’elle n’ait jamais eu de cahier de charge, ni de définition claires de ses responsabilités, et ce, malgré ses demandes repétées. L’ancien directeur des ressources humaines, Jean Marc Duvoisin, aurait d’ailleurs expliqué que : “chez Nestlé, le personnel, particulièrement les managers d’un certain niveau, n’ont pas forcement de cahier des charges ; ils décident eux-mêmes ce que sont leurs responsabilités et leurs fonctions !”
Six ans durant, des années 2000 à 2006, Yasmine Motarjemi va lutter pour remédier les diverses défaillances dans la gestion de la sécurité sanitaire des aliments. Durant cette période, les défaillances internes de Nestle, bien qu’existantes, demeuraient dénonçables.
L’affaire des biscuits, donné comme exemple de violation commise, commence fin 2002, lorsque Yasmine Motarjemi reçoit deux plaintes de consommateurs de Nestle France alors que Roland Stalder, était le Directeur de Qualité. Les biscuits qui auraient causés nombreux étouffements sur des bébés d’environ huit mois. La problématique durait depuis plusieurs années déjà. Malgré tout, Roland Stalder avait autorisé le maintien sur le marché de ces biscuits. Yasmine Motarjemi a demandé à la Direction des mesures immédiates pour la correction de la situation : le retrait des produits ou l’augmentation de l’âge de consommation. Et pour cause, pour la seule année 2002, 40 cas furent signalés à Nestle. Et Yasmine Motarjemi de rajouter : “mais, nous avons des raisons de penser, qu’en fait, il y a eu un plus grand nombre d’incidents.”
Si dans ce cas, les bébés ont été survécu grâce aux parents qui ont pu retirer à temps le biscuit de la bouche de leur bébé, la même négligence de Nestlé a conduit à la mort d’enfants avec un autre produit, bien connu : les saucisses “knacki “.
Le malheur de Yasmine Motarjemi débuta réellement lorsque Roland Stalder fut nommé comme Directeur de Qualité au siège international, basé à Vevey. M. Stalder était donc devenu le supérieur de Yasmine Motarjemi, à son plus grand dam. La première année de sa prise de fonction fut marquée par une nouvelle règle tout à fait étonnante : lier les bonus alloués aux managers au rappel des produits. Le moins de rappel il y a, plus grosse est la prime. Comme nous allons le voir, ce cynique lien de corrélation n’augurait rien de bon pour le rôle de Yasmine Motarjemi au sein de la société. Sachant qu’elle demanderait le test des produits ou le retrait des produits défectueux, elle devient, de facto, une cible de la Direction. Surtout qu’il ne s’agissait que des prémices d’une campagne de sabotage de Yasmine Motarjemi menée par cet homme. Car Roland Stalder, rancunier, n’avait rien oublié de l’affaire des étouffements de nouveaux-nés. Yasmine Motarjemi en parle en ces termes :
Déterminée et consciente que la situation, loin d’être injuste pour elle était surtout extrêmement dangereuse pour l’entièreté des consommateurices, Yasmine Motarjemi décida d’alerter myriade de supérieurs quant à la situation. Les différents directeurs de Nestlé furent donc contactés par ses soins. Aucun ne répondit. Ce qui ne tarda, évidemment pas à avoir des conséquences, comme le craignait Yasmine Motarjemi. Plusieurs incidents graves ont suivis. Tout d’abord, un incident lié à la mélamine aux États-Unis en 2007. Des centaines de chiens ont été empoisonnés par des produits de Nestlé Purina et d’autres entreprises. Les produits avaient été fabriqués à partir de gluten de blé importé de Chine frelaté à la mélamine.
Nous pouvons, notamment, citer la contamination des produits Nestlé à la melamine aux Etats-Unis, Canada et Mexique, en 2007. La firme ajoutait de manière volontaire ce produit dans les aliments destinés aux animaux de compagnie. L’agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux, a reçu durant cette période près de 8.500 signalements d’animaux morts mais n’a pu confirmer que 14 cas. En effet, il n’existe pas aux Etats-Unis de base de donnée centralisée relative aux décès d’animaux de compagnie. Le nombre véritable d’animaux morts durant cette période demeurera probablement un mystère.
En 2008 c’est au tour de la Chine et certains pays d’Afrique (Burundi, Gabon) mais également le Yemen et le Birmanie, de faire les frais de l’appétit financier carnassier de la société. C’est la même substance qui sera retrouvée dans ce lait frelaté : la mélamine. Le but commercial était d’ainsi simuler un apport plus elévé en protéines. Au prix, toutefois, de la contamination de près de 300.000 bébés, selon le ministère chinois de la santé, dont 51.900 ont dû être hospitalisés et 11 ont péri, selon les estimations. Officiellement l’entreprise Sanlu a été reconnu responsable de l’intoxication mais les produits Nestlé étaient également contaminés et ont été retirés du marché.
Retour aux Etats-Unis en 2009. Bon nombre de personne adore manger la pate à cookie crue. En 2009, par manque de précaution Nestlé a été impliqué dans une grave intoxication alimentaire à l’Escherichia coli entérohémorragique, cette même bactérie que l’on trouve parfois dans de la viande hachée (et pour cause, son habitat naturel est l’estomac des bovins). Quelque 77 personnes originaires de 30 États américains sont tombées gravement malades. 35 personnes ont été hospitalisées et 10 ont développé un syndrome hémolytique et urémique (SHU).
Après 3 années de harcelement et de mobbing (harcèlement concerté par un groupe pour isoler socialement une personne) constants, Nestle tenta de mettre Yasmine Motarjemi “au placard” en lui proposant un poste au centre de recherche de Nestle. Un poste bien payé mais plutôt “ingrat” comme l’avouera lui-même lors du procès José Lopez, ancien directeur des opérations. Loin de refuser ce poste, qui se révelait plus être une insulte face à son expertise, Yasmine Motarjemi imposa une condition : un audit de la gestion de la sécurité alimentaire. Comme on aurait pu s’en douter, sa requête pour l’audit de la sécurité des aliments fut rejetée. Qu’importe que cela faisait au moins dix ans que le service n’avait plus été contrôlé. Qu’importe le nombre de scandales. Qu’importe le sang sur les mains de Nestle. L’argent n’a pas d’odeur, et encore moins de coeur.
A tel point qu’une enquête sera même organisée par Nestlé afin d’investiguer sur les allégations de harcèlement subie par Yasmine Motarjemi depuis 3 ans. La personne en charge de cette “enquête”, David Frick, avouera face aux juges “qu’il avait réalisé l’enquête sur le harcèlement sans la moindre référence à toute procédure reconnue.” L’enquête a été conduite sans la participation de Yasmine Motarjemi ou interrogation de ses témoins. Le tribunal a jugé l’enquête fictive et l’a considéré comme un nouvel acte de harcèlement, cette fois par la Direction de Nestlé.
La justice finira par donner raison à Yasmine Motarjemi quant au harcèlement qu’elle a subi de la part de Nestle. Les médias s’en donneront à coeur joie pour chanter les louanges de cette victoire. En rappelant bien les sommes touchées par Yasmine Motarjemi : 2 millions de francs pour perte de gain, 100 000 francs pour frais de justice, ainsi qu’un franc symbolique pour tort moral. Cela peut sembler beaucoup et l’on pourrait croire, en effet, qu’il s’agit d’une écrasante victoire d’une femme seule face à une multinationale. Seulement, ce n’est malheureusement pas aussi simple. Cette somme ne couvre pas les dommages et les frais et de plus elle est lourdement taxée. Mais quelle somme compenserait 17 ans de souffrance et la perte de la santé. En effet, Yasmine Motarjemi m’explique au téléphone : “En Suisse, le harcèlement n’est pas considéré comme un crime pénal. Il m’était donc obligatoire d’aller en civil. Seulement au tribunal civil, vous êtes obligés de demander une compensation financière. C’est pourquoi j’ai demandé un franc symbolique ainsi qu’une partie des dommages et intérêts.”
Elle poursuit en m’expliquant qu’en Suisse, l’aide judiciaire est forfaitaire. Largement insuffisant que pour compenser les années de procédures juridiques face à une multinationale.
Parce que Nestle a multiplié les procédures pour épuiser Yasmine Motarjemi; entre autre par l’intermédiaire de leur fonds de pension ou même encore en portant plainte contre Yasmine Motarjemi quand cette dernière osait s’exprimer dans les médias.
Loin, donc, d’être sortie financièrement gagnante de cette affaire, Yasmine Motarjemi a dû investir bien plus qu’un million de francs suisse pour “gagner” ce procès :
Et si quelques candides pourraient croire que cette affaire aurait pu faire évoluer Nestle, que la firme aurait pu se remettre en question au sortir de cette épopée juridique. Que nenni. La recette reste la même. Ainsi, en 2022 en France, 55 personnes principalement des enfants, ont été infectés des suites de l’ingestion des pizzas “Fraîch’Up” de la marque Buitoni, appartenant à Nestle. Encore une fois, la bactérie E.coli fut retrouvée dans les produits. Deux enfants en sont morts, ils avaient deux et huit ans.
Pourtant, avec un chiffre d’affaire de 94,4 milliards de francs suisse en 2023, Nestle demeure encore aujourd’hui la première multinationale de l’industrie alimentaire, selon Forbes. Et la seconde industrie laitière mondiale, derrière Lactalis. Dans une réalité, où les êtres humains sont considérées comme subordonnés à la rentabilité, la croissance économique de Nestle semble inversément proportionnelle au nombre de scandales sanitaires que la multinationale crée et surtout, le peu d’intérêt que l’entreprise y porte.
La lutte de Yasmine Motarjemi ne s’arrête donc pas là, et ne semble pas être proche de la fin au regard de la continuité quasi assassine des logiques de rentabilité de Nestle. Il ne tient qu’à nous de la rejoindre dans sa lutte, car la solitude, Yasmine Motarjemi ne l’a que trop bien connue.
– La deuxième lettre envoyée à M. Schneider, PDG de Nestle
– Un extrait du livre de Yasmine Motarjemi
– Interview de Yasmine Motarjemi
– Etude de Yasmine Motarjemi sur la gestion des risques dans les multinationales