Une royale rébellion

14h00 pile[1], ils arrivent en petits groupes des quatre points cardinaux, certains portent des chaises et sièges pliants : ce sont celles et ceux qui ont répondu à l’invitation d’Extinction Rebellion à venir débattre en assemblées populaires de l’urgence climatique dans les jardins situés devant le Palais royal.

Face au blocage de la “zone neutre” par la police, les manifestants se regroupent sur la place royale, dite safe zone, à quelques dizaines de mètres de là. La police a dressé des chevaux de frise mais elle laisse passer les piétons, un à un, dans le sens s’écartant du Palais royal, mais pas dans l’autre. L’attitude des forces de l’ordre est débonnaire, ce sont de polies policières qui guident la manœuvre. Ce sont des bourgeois et des touristes qui sont les plus énervés d’être obligés de faire de longs détours pour aller où ils le souhaitaient. Les activistes, eux, suivent les instructions de XR : calme et non-violence, svp…

Démocratie sur place publique

Sur la place, le millier de personnes présentes s’organise en petits cercles de discussion où ils débattent de thèmes en lien avec l’urgence face au basculement climatique. On dirait bien que le souvenir des agoras grecques sur la place publique inspire ces néo-manifestants. Ce ne sera pas dans les jardins du roi, interdits à nos modernes gueux, que le pique-nique et les échanges et réflexions participative se dérouleront, mais sur le pavé, tout aussi royal. Des drapeaux multicolores frappés du symbole du sablier (ça urge !) et de la sphère terrestre flottent dans le vent d’un doux après-midi de l’été de la Saint-Martin. Même le roi de Jérusalem (Godefroid, en bronze sur son cheval, pas Philippe) arbore fièrement des fanions hissés, paraît-il, par d’adroits grimpeurs du club alpin. Quelque chanteurs et musiciens égaient la place néo-classique. Quasi bucolique…

Vers 16h15 une rumeur circule : la police découvre tout à coup que là où elle a repoussé l’action, cela gêne le passage de trams… Ils sont pacifiques mais quand même désobéissants : c’est la spécificité d’Extinction Rebellion : puisque 100.000 personnes qui marchent gentiment là où on les mène – à l’abattoir ? –, cela ne fait rien bouger, on va commencer à désobéir et à gêner ceux qui ne sont sensibles qu’aux rapports de force. La majorité décide donc de rester là et continue à débattre en cercles inclusifs. Je souris intérieurement quand j’assiste à des débats (toujours démocratiques) au sein des cercles : on reste sur les rails ou on se met un peu sur le côté ? Je devine que ce ne sera pas eux qui choisiront mais d’autres. Et en effet…

…Violence légitime des forces étatiques

17h35. Soudain, les gentils policiers sont rejoints par des dizaines d’autres, qui surgissent des quatre voies d’accès à la place, casqués avec matraques et boucliers. Une autopompe remonte la rue de la Régence. Les activistes, qui savent qu’ils vont probablement se faire arrêter et sont prêts à assumer, s’assoient sur le sol face aux forces de l’ordre et se regroupent autour du bateau rose qui accompagne les actions de XR. Les cordons de policiers avancent et, surprise, enjambent la centaine de résistants et refoulent vers les chevaux de frise devant le parc royal ceux qui étaient là plutôt en supporters ou spectateurs. En quelques minutes, plusieurs centaines de personnes sont encerclées (le terme officiel est « nassées », comme des petits poissons). Ceux qui osent rester immobiles sont parfois brutalisés. Alors qu’ils s’attendaient à être probablement arrêtés, ils croyaient que leur attitude de non-violence entraînerait une attitude symétrique du côté des forces de l’ordre. Pas vraiment : gazages par bonbonnes lacrymogènes dans le visage, jets d’eau à haute pression de l’auto-pompe pour ceux qui, ô grave délinquance, continuaient leurs assemblées populaires. Elle leur saute au visage la triste réalité d’un concept défini par Max Weber : « Le monopole de la violence physique légitime est une définition sociologique de l’État développé. »

Le destin frappe au hasard

Fort heureusement, il ne s’agir pas ici de vie ou de mort, mais dans une action policière inévitablement désordonnée comme celle, assez chaotique il faut le dire, le hasard frappe aveuglément. Il y a ceux (rares, il est vrai) qui se font tabasser par un méchant flic et ceux qui se font arrêter avec ménagement par un brave policier. Il y a ceux dont les colsons (ces douloureuses menottes en plastique) sont serrés trop fort et qui commencent à souffrir et d’autres pour qui ça va…

Peu à peu la situation se calme. Lancées, elles sans ménagement, les chaises, s’amoncellent en tas qui font ressembler la place à une décharge sauvage. Les « prisonniers et prisonnières » sont alignés/entassés, assis à même sol (heureusement il fait sec…). Cela me permet de commencer à les compter : ils et elles sont 400 à ne pas avoir eu la chance de fuir latéralement.

L’attente quelque peu surréaliste (on est au pied du musée Magritte) commence. « Chef, on n’a plus de colsons… ». « Mais où sont les paniers à salade et les bus pour amener tout ce monde en cellule ? ». De toute évidence, celui qui a mené l’action désordonnée a vu trop grand ! Comme toujours, le syndrome de Stockholm se développe et certains échanges « civilisés » commencent à germer. On apprend que cela en arrange certains ces actions du week-end : les policiers sont mieux payés ces heures-là. Le slogan/cri de peur des manifestants face aux policiers menaçants trouve un second sens plus immédiat : « Messieurs les agents, doucement, on fait ça pour vos enfants… ».

Hasard toujours : faute de moyens d’arrestation, une centaine des captifs seront libérés dès 20h30, sans passer par la case « menottés ». D’autres (les dames, surtout, – on sépare les sexes avant de les entasser,quand même), seront conduit∙es vers une station de métro périphérique et libéré∙e∙s après qu’on ait noté leur identité. D’autres, enfin, les moins chanceux, seront amenés dans des cellules à la caserne d’Etterbeek et ne seront libres que vers 2h00, 3h00 du matin, après des heures pénibles.

Le dur apprentissage de l’action non-violente

Pour beaucoup, ce 12 octobre aura été une première : de la théorie de l’action non-violente, soigneusement livrée par Extinction Rebellion, à la pratique de terrain de la confrontation avec la brutalité du monde réel, il y a une marge. Ici, ça s’est passé plutôt bien. Les forces de l’ordre n’agissent pas de la même manière avec cette jeunesse privilégiée qui s’inquiète pour l’avenir de la planète qu’avec les gilets jaunes, en général membres des classes défavorisée qui s’inquiètent pour leur avenir à court terme (fin du monde versus fin du mois…).

On apprend ce dimanche soir qu’une enquête sera menée afin de savoir si les actions violentes de certains policiers n’ont pas été « disproportionnées » face à des manifestants pacifiques qui voulaient juste transformer, pour quelques heures, une place « royale » en un forum où l’on réfléchissait à comment sortir notre société de l’impasse dans laquelle elle s’enfonce. Certes, de 14h00 à 17h30, ils auront pu entendre des tas de bonnes idées mais, ils auront aussi compris, entre 17h40 et 23h00, que le vrai problème n’est pas le manque de pistes positives mais que si le nouveau monde qu’ils espèrent tarde à naître, c’est à cause d’un vieux monde qui, décidément, ne veut pas mourir et qui envoie ses mercenaires pour empêcher l’émergence d’espoirs qui dérangeraient les privilèges de certains. Pourvu que dans le clair-obscur, ne surgissent pas les monstres…

23h00 : « La place royale était vide, il avait un joli nom leur guide, rébellion »[2].

Alain Adriaens


https://www.rtbf.be/auvio/detail_manifestation-d-extinction-rebellion-a-bruxelles-et-ailleurs?id=2553202

[1] Les organisateurs avaient demandé : « Arrivez à l’heure juste pas 5‘ trop tôt, pas 5‘ trop tard ». Mais cette précaution n’aura servi à rien : bien avant 14h00, la police avait ceinturé le Palais royal empêchant toute approche.
[2] Bécaud me pardonnera ce détournement de Nathalie…
Toutes les photos sont de François Dvorak. Un grand merci pour l’autorisation de publication !