Il y a plus d’un siècle, pour le compte du journal L’Humanité, les frères Bonneff parcouraient le monde du travail et dénonçaient les conditions de travail déplorables, néfastes pour la santé des prolétaires1. A propos des meuliers jurassiens, ils déclaraient : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». Et aujourd’hui ? On continue de mourir de cancers professionnels, ou d’accidents du travail dans, avouons-le, une certaine indifférence2. C’est ainsi, on n’y peut rien. Et avouons-le, dans les classes populaires, l’idée que la santé est un capital à entretenir n’est guère entrée dans les mœurs. Or, il leur revient de se prendre en charge, de devenir des « entrepreneurs d’eux-mêmes » et d’adopter les bonnes conduites face à l’alcool, aux sodas, à la junk food, au tabac. S’ils ne les adoptent pas, ce qui est leur droit, et qu’ils en subissent les conséquences sur leur santé, pourquoi diable la société, qui a fait ce qu’elle devait avec ses campagnes de sensibilisation, devrait-elle se sentir responsable ? Notre corps nous appartient, nous en disposons comme nous l’entendons, pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’auteur, ces « discours néolibéraux de responsabilisation qui font l’éloge de patients acteurs de leur santé, proactifs, se prenant en main, apparaissent moins comme les causes des inégalités sociales de santé que comme les outils de leur justification. » On absout le système capitaliste, les contraintes liées à l’organisation du travail et on pointe un doigt accusateur sur le travailleur négligent : tu as pêché, tu es puni.
Or, les sociologues l’attestent, « le souci et l’attention pour sa propre santé sont statistiquement corrélées au statut socio-économique ». Paul-Loup Weil-Dubuc souligne ainsi les difficultés rencontrées par les routiers pour se maintenir en bonne santé : tabac, troubles du sommeil, mauvaise alimentation font des ravages dans cette profession. Pour lui, « les inégalités sociales de santé sont injustes parce qu’elles traduisent une hiérarchie des vies ». Les classes populaires, fatalistes, ont intégré l’idée qu’elles produiraient peu de beaux vieillards. Nos « milieux de vie (…) façonnent nos corps, nos gestes, nos croyances » et « si les individus sont inégaux face à la mort, c’est d’abord parce qu’ils sont inégaux face à la vie ».
Patsy, AlterNantesFM
Historien (de formation), lecteur pathologique, militant (sans Dieu ni maître), chroniqueur pour AlterNantes FM, et accessoirement vieux punk
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Source : https://blogs.mediapart.fr/christophe-patillon/blog/250424/sante-des-destins-inegaux
1 Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021 ; lire également Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
2 Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022 ; Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023 ; Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.